Août 2009 - L'approvisionnement en eau des villes chinoises et le rôle des étrangers


Porteur d'eau à brouette à Pékin. Avant l'avènement de systèmes d'adduction moderne la population s'approvisionnait auprès de porteurs qui allaient chercher l'eau aux cours d'eau et aux puits.

L'environnement fait souvent l'actualité en Chine ces derniers temps, et particulièrement les problèmes liés au manque ou à la pollution de l'eau. L'eau est en effet un sujet de premier ordre dans l'empire du Milieu du fait des besoins croissants pour le développement économique mais aussi parce que la situation hydrographique du pays est paradoxale. Les données globales sont plutôt favorables, cependant les précipitations se répartissent de façon très inégale sur le territoire: très faibles dans les provinces du Nord-Est (Qinghai et Xinjiang où elles sont comprises entre 25 et 50 mm par an), elles sont faibles dans tout le Nord jusqu'au Yangzi et abondantes dans le Sud, particulièrement dans le Sud-Est (2000 mm par an). Par ailleurs, ces pluies se concentrent sur quelques mois de l'année et peuvent varier grandement d'une année sur l'autre. Rapportées au nombre d'habitants, ces ressources sont faibles et placent la Chine à la limite du stress hydrique (1700 m3/an/hab.) puisque certaines années elles descendent jusqu'à 1800 m3/an/hab.

Face à ces difficultés, la sécurisation des ressources en vue d'un approvisionnement continu des villes a été et reste la priorité. Les premiers systèmes d'adduction modernes, qui remplacent les modes d'approvisionnement traditionnels — dans lesquels l'eau, extraite principalement des cours d'eau, est ensuite décantée puis bouillie — sont mis en place par les Occidentaux à la fin du XIXe siècle. Les concessions des ports ouverts, où les étrangers résident de façon permanente et commercent, sont les premières à se doter de ces systèmes et c'est dans la principale d'entre elles, Shanghai, qu'est créée en 1883 la première compagnie des eaux qui dessert la concession internationale. Quelques années plus tard la concession anglaise (1897) puis la cité chinoise de Tianjin, les autres concessions de cette ville (1900) et la cité chinoise de Shanghai (1905) établissent leurs propres compagnies des eaux. De 1905 à 1915 la plupart des ports ouverts se dotent de systèmes d'adduction modernes: Canton et Chengdu en 1906, Pékin et Hankou respectivement en 1908 et 1909, etc. Enfin, les principales grandes villes chinoises s'équipent également de ce service public entre 1915 et 1930 (Kunming en 1915, Suzhou quelques années après, etc.). Ainsi, au début des années 1930, les principales grandes villes de Chine sont pourvues de réseaux, alors que la majorité des villages et des petites villes fonctionnent encore avec un approvisionnement traditionnel qui ne permet la consommation que de petites quantités d'eau d'une qualité médiocre.

Année

1883

1897

1902

1905

Ville

Shanghai

Concession internationale

Tianjin

Concession anglaise

Tianjin

Cité chinoise

Shanghai

Cité chinoise

Année

1906

1908

1909

1915

1920

Ville

Canton

Wuchang

Chengdu

Pékin

Hankou

Kunming

Suzhou

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Water-carrier drawing water from a well.

Porteur d'eau s'approvisionnant à un puits

Les systèmes installés sont standard pour l'époque et semblables à ceux qu'on utilise alors en Occident (clarification sur des filtres à sable — filtration lente — puis ajout de chlore et stockage dans un château d'eau ou réservoir). Ils sont, pour la majeure partie, installés et opérés par des étrangers, qui en maîtrisent la technologie et importent de leurs patries respectives tous les matériels non disponibles en Chine à l'époque. Le financement est le plus souvent aussi réalisé par les Occidentaux, la capacité d'investissement des Chinois étant insuffisante. L'ensemble des projets est donc porté et réalisé par des étrangers, dans le cadre de compagnies privées qui obtiennent la concession du service d'adduction. On note cependant quelques exceptions comme la compagnie des eaux de Pékin qui est financée, créée et gérée par des autochtones, mais dépend cependant des étrangers pour les matériels et la technologie qui sont l'un et l'autre importés.

C'est dans un second temps, après l'avènement de la République populaire, à partir de 1950 et pendant toute la décennie, que l'adduction d'eau moderne est étendue à toutes les villes moyennes sous l'égide d'ingénieurs civils et hydrauliciens formés à l'étranger, à l'instar de Liu Fuzhi 劉扶祺 (1904-1955). Ce natif d'un petit village situé près de Xi'an dans la province du Shaanxi, au Nord-Ouest du pays, a suivi des études d'ingénierie civile à l'université Cornell, aux États-Unis, puis il a travaillé pour le compte du spécialiste de la filtration de l'eau, le professeur et ingénieur Allan Hazen, avant de compléter sa formation à l'université de Karlsruhe auprès du professeur Theodor Rehbock (1864-1950), un spécialiste de l'approvisionnement et des constructions hydrauliques. De retour en Chine, il est embauché comme ingénieur à la Tianjin ji'an zilaishui gongsi 天津济安自来水公司, la principale compagnie des eaux de Tianjin. Il en devient rapidement l'ingénieur en chef. Au début de la République populaire, il est chargé de réhabiliter et moderniser le système d'adduction d'eau de la ville — mis à mal par la seconde guerre mondiale et la guerre civile qui a suivi peu après — une tâche dont il s'acquitte avec brio. Ces talents de travailleur infatigable, ainsi que son expertise dans ce domaine lui valent d'être sollicité pour la réalisation de systèmes d'adduction à travers tout le pays. Ses réalisations sont à l'époque une véritable prouesse technologique car les moyens techniques et financiers disponibles restent faibles: le pays s'est refermé sur lui-même et aucun matériel ne peut être importé, la totalité des équipements doit être conçue et produite sur place, dans des conditions souvent difficiles. Ses connaissances techniques et son inventivité permettent à Liu de réaliser ce défi. Il forme par ailleurs la génération des hydrauliciens qui lui succèdent rapidement, puisqu'il décède subitement au milieu des années 1950, et qui ont en charge les réseaux pendant toute la période maoïste et les premières décennies des réformes, jusqu'au milieu des années 1990. Ces ingénieurs et techniciens réussissent bon an mal an durant toute cette période, et avec des moyens souvent limités, à maintenir une qualité d'eau correcte ainsi qu'à augmenter périodiquement les quantités produites afin de répondre à la croissance de la demande. Cette dernière, liée à l'augmentation de la population et au développement économique, devient importante à partir de 1978 et du début des réformes, puis s'accentue à partir du milieu des années 1990. En conséquence, les systèmes existants sont agrandis et modernisés une première fois dès les années 1980.

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Water-carriers filling their buckets at a well.

Porteurs d'eau remplissant leurs seaux à un puits

Puis, à partir du milieu des années 1990, ces systèmes d'adduction vieux et vétustes nécessitent remplacement, agrandissement et modernisation pour faire face à la hausse constante de la consommation. Une nouvelle vague de modernisation commence alors. Cette fois-ci on fait appel à des sociétés étrangères tant sur le plan technique que financier. Ainsi les grands groupes internationaux spécialisés dans le traitement de l'eau comme Véolia (ex Compagnie Générale des Eaux puis Vivendi, spécialiste de l'eau — production et assainissement — et de la gestion des déchets), Suez (ex Lyonnaise des Eaux également spécialisé dans l'adduction, l'assainissement et la gestion des déchets), Degrémont, une filiale de Suez spécialisée dans l'adduction d'eau, la Saur (ex filiale de Bouygues) et Thames Water, la première compagnie anglaise d'adduction d'eau, rachètent plusieurs usines de production d'eau potable qu'elles gèrent. Véolia, la première compagnie mondiale de traitement de l'eau, présente sur les cinq continents, a signé 23 contrats de reprise de société d'adduction en Chine dans les principales grandes villes (Changzhou, Chengdu, Hohhot, Kunming, Lanzhou, Tianjin, Shenzhen, Yangzhou, etc.) depuis 1997.

Cette nouvelle ingérence des étrangers dans la gestion d'un service public peut surprendre de prime abord, mais s'explique facilement car l'État central chinois et les collectivités locales n'ont pas les capacités financières suffisantes ni le savoir-faire pour réaliser les investissements nécessaires à la modernisation et au développement des réseaux d'adduction pour de nombreuses raisons, dont le faible prix de l'eau potable payé par les consommateurs. La Chine, qui connaît encore un retard technologique en matière de traitement des eaux, fait donc appel aux groupes leaders dans ce domaine qui peuvent lui fournir les meilleurs équipements et les dernières innovations à prix compétitifs. Cependant, cette réapparition des étrangers sur la scène de l'adduction et de la gestion de services publics est mise en cause, comme elle l'a été à l'époque où les étrangers étaient aux commandes de la plupart des sociétés d'adduction du pays, au début du XXe siècle. Aujourd'hui encore, nombreux sont les Chinois voyant d'un mauvais œil la délégation de ce service public à une société étrangère. Car cela fait dépendre le bien-être de la population d'une compagnie privée, dont le but premier est la recherche d'un profit maximum, de surcroît étrangère, ce qui à leur yeux diminue leur propre contrôle sur une ressource vitale et par ailleurs renforce l'intrusion étrangère dans leur économie. Mais c'est oublier que l'activité de ces sociétés en Chine est réglementée et que l'État central garde un droit de regard sur les choix opérés. Par ailleurs, la modernisation de l'économie chinoise passe nécessairement par l'appel à des sociétés étrangères, ce qui ne semble pas être un problème en soi. La difficulté semble plutôt se situer au niveau du rôle de l'État dans ce processus: comment celui-ci va-t-il réussir à encadrer leurs activités sans pour autant les dissuader d'investir.

Prenons l'exemple du prix de l'eau. L'appel à des capitaux étranger a une contrepartie: les investissements doivent apparaître suffisamment rentables sur le long terme pour que les groupes internationaux trouvent un intérêt à investir en Chine. Ce retour sur investissement passe nécessairement par une importante hausse du prix de l'eau — les Chinois paient actuellement en moyenne 1,4 yuan (soit 14 centimes d'euros) le mètre cube d'eau alors que le prix moyen en Europe est de 1,5 euros (les Allemands paient le plus cher, soit 1,91 euros, et les Français le moins cher, soit 1,27 euros) — qui pourrait entraîner des troubles sociaux. Le prix a récemment augmenté et les mécontents sont déjà nombreux et le font savoir, notamment par voie de presse. Cette contestation n'est pour l'instant pas réprimée par le régime et la question est de savoir s'il saura la contenir pacifiquement ou si, autre hypothèse, faisant marche arrière, il imposera aux grands groupes, avec le risque de rompre les accords passés, une hausse du prix sur une période plus longue et donc une rentabilité plus faible de leurs investissements.

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A public well in Beijing. Most were private but there were also some public wells.

Un puits public à Pékin. La plupart des puits étaient privés mais il existait quelques puits publics

Bibliographie

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Mei Lingling 梅玲玲, «Shuijia wenti» 水价问题 (Le problème du prix de l'eau), Quzhou ribao 衢洲日报, 22/07/2009, consulté le 24/07/20009 sur le site Internet: http://www.qz828.com/dis/system/2009/07/22/010140407.shtml

Taithe Alexandre, L'eau facteur d'instabilité en Chine – Perspectives pour 2015 et 2030. Paris: Fondation pour la Recherche Stratégique, 2007. 53 p.

Spicq Delphine, L'hydraulique urbaine et la politique de l'eau dans la plaine du Nord de la Chine: le cas de Tianjin, 1900-1949. Thèse de doctorat, université PARIS 7 Denis Diderot, 2003. 510 p.

«Chengshi gongshui weihe gaojia chumai gei Faguo gongsi» 城市供水为何高价出卖给法国公司 (Pourquoi l'approvisionnement en eau des villes est-il vendu cher à une compagnie française?), Dongfangwang 东方网, 14/07/2009 consulté le 24/07/20009 sur le site Internet www.peopledaily.com.cn

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Installations d'eau à Pékin
août 2009
Delphine Spicq
Maître de conférences au Collège de France