Bouddhistes et musulmans d'Arakan, conflit religieux ou crise identitaire nationale ?


Montage photo de la page Facebook du 'kula khaung phyat gaing'
- gang des coupeurs de têtes étrangères -
dénonçant à la fois l'ingérence musulmane, concrétisée
par la visite de l'OIC (Organization of Islamic Cooperation),
et la communauté internationale (Nations Unies, ONG)
(© 2012 / kula khaung phyat gaing, Facebook)

Le 28 mai 2012, une jeune bouddhiste est violée et tuée par des agresseurs immédiatement identifiés comme «Rohingya» musulmans par les autorités birmanes de Sittwe, dans l'Arakan (Etat Rakhine). Dans les semaines qui s'ensuivent, les ressentiments de chacune des deux communautés – «Rohingyas» musulmans d'Arakan et Arakannais bouddhistes – envers l'autre, en gestation depuis la fin de la colonisation anglaise, vont éclater en rixes incendiaires, conduisant des milliers d'individus des deux confessions à fuir leur lieu de vie. Malgré le couvre-feu imposé par le président Thein Sein le 10 juin 2012, les conflits ont continué, sur fond de propagandes venant des deux parties, les Birmans bouddhistes du reste du pays s'étant joint sans trop hésiter à leur «pairs» d'Arakan. Autre fait encore peu discuté, le silence de la leader de l'opposition, Aung San Su Kyi, sur le conflit et, au contraire, la voix quasi-uniquement «xénophobe» des Birmans, du gouvernement aux anciens leaders de l'opposition, envers les musulmans d'Arakan.

Rohingya

De nombreuses questions demeurent quant à cette population, avant tout connue pour son statut «d'apatride». On pourra citer deux ouvrages francophones sur la question (cf. infra), mais le fait est qu'aucun des auteurs n'a pu faire de terrain dans la région. Quant aux auteurs locaux, leurs écrits transpirent dès les premières lignes leur penchant pour l'une ou l'autre cause. Chez les musulmans, l'histoire est généralement manipulée pour légitimer la présence des Rohingya en Arakan (également dans une tentative de légitimer cet ethnonyme très contesté) et, du côté arakanais, apparaît systématiquement la nécessité de dévoiler un complot discursif, quant à la catégorie ethnique Rohingya, et religieux, quant à une islamisation programmée de la Birmanie. Ainsi, une réelle ethnologie des musulmans d'Arakan et des relations qu'ils entretiennent avec les populations de la région est une réelle nécessité.

Defert, Gabriel, 2007, Les Rohingyas de Birmanie, Arakanais, musulmans et apatrides, Paris: Aux lieux d'être.

Berlie, Jean, 2008, The Burmanization of Myanmar's Muslims, Bangkok: White Lotus.

En tant que nouvel épisode conflictuel entre les populations bouddhistes et musulmanes de cette région occidentale du Myanmar, la situation actuelle a le «mérite» jusqu'à présent peu remarqué d'offrir une fenêtre d'anticipation sur la construction nationale birmane de l'après dictature. Alors que l'enjeu suscitant le plus d'intérêt, à la fois de la part du gouvernement et du point de vue international, est celui d'une ouverture économique (la «dernière frontière» d'Asie du Sud-Est), au-delà des besoins colossaux en termes de développement d'infrastructures et de services, le principal écueil dressé sur la voie d'un adoubement du pays par les autres nations de la scène régionale (ASEAN) et internationale est l'accomplissement de son unité nationale. La diversité du pays n'est pas tant religieuse, puisque de sa population d'environ 55 millions d'individus issus de 135 ethnies (chiffre officiel), 89% sont bouddhistes, 4% chrétiens, 4% musulmans et 1% «animistes». En revanche, les Birmans, comme groupe ethnique majoritaire, ne comptent que pour 69% de la population. La République de l'Union du Myanmar, ainsi renommée après les élections de 2011, sort donc à peine de plus d'un demi-siècle de souveraineté militaire exercée sur un territoire aux limites héritées de la colonisation anglaise et aux frontières peuplées d'ethnies ayant des volontés expansionnistes.

Pendant ces 50dernières années, la préoccupation unitaire était avant tout d'ordre militaire, avec pour application concrète une «birmanisation» – ou «myanmafication» (Houtman, 1999) – des territoires frontaliers en particulier, sous les sceptres de l'idéologie dominante que sont le bouddhisme et la langue birmane diffusée à travers un système éducatif refusant toute place aux langues minoritaires. Ce qui différencie le processus de birmanisation de la thaïsation, dont les piliers sont comparables (bouddhisme, nation, royauté), est que cette dernière repose à la fois sur le développement des frontières du pays à l'initiative du gouvernement et sur une idéologie (kwam pen thai ou thainess) prenant en compte les différences régionales, intégrant ainsi les interactions existantes entre les différentes populations (Ivanoff, 2011). La tête autoritaire du Tatmadaw – le corps militaire birman – ayant été coupée depuis la «démocratisation» du pays, une grande partie des préoccupations de l'État se voit transférée vers une conscience plus populaire tout comme se fait progressivement nécessaire l'apparition d'une idéologie nationale (toujours empreinte d'une identité birmane sous-jacente) qui soit partagée dans une certaine mesure par l'ensemble des habitants du Myanmar. Or, la société birmane dispose de peu de repères pour se construire une telle identité.

Image
The Republic of the Union of Myanmar (© 2012 / M. Boutry)

République de l'Union du Myanmar
(© 2012 / M. Boutry)
Image
Focus on the Arakan/Rakhine State (© 2012 / M. Boutry)

Zoom sur l'Arakan / État du Rakhine
(© 2012 / M. Boutry)

Historiquement, le royaume birman fut la plupart du temps dominant dans la région mais son influence fluctuante et basée sur des relations de vassalité et d'échanges – économiques notamment – avec les populations environnantes. Ainsi les royaumes arakanais et birmans étaient régulièrement en conflit, ce dernier ayant souvent tenté et réussi à différentes période à étendre son influence sur l'Arakan, notamment peu avant qu'il soit annexé par les Anglais en 1826. Le symbole de la souveraineté arakanaise, le bouddha de Maha Muni fut notamment transféré vers la capitale birmane d'Amarapura avec 20000 captifs en 1785, symbole persistant (la statue se trouve maintenant à Mandalay) d'une animosité entre Birmans et Arakanais transparaissant dans nombre de stéréotypes. C'est donc un territoire bouddhiste qui fut intégré à l'influence du royaume birman, et mérité puisqu'Alaung Hpaya, roi du XVIIIe siècle, se projetait lui-même comme un bouddha «embryonnaire» dont la tâche consistait à unifier l'ensemble des territoires bouddhiques (Lieberman, 1978: 475). Mais en intégrant l'Arakan à sa sphère d'influence, le royaume birman atteignait une région frontalière agissant comme tampon entre deux grands sous-ensembles, l'un musulman et l'autre bouddhiste. En effet, en tant que puissance maritime, le royaume d'Arakan était un carrefour et un lieu d'échange entretenant des relations étroites avec les autres puissances de l'Océan Indien, notamment les sultanats musulmans du Bengale. Le monde musulman imprégna à un degré certain la royauté arakanaise de Mrauk-U (1430-1784), au point que les rois se vêtissent à la façon des sultans bengali et que les pièces de monnaie soient imprimées à la fois en arakanais (très proche du birman) et en perse. Et selon le modèle en vigueur des galactic polities (Tambiah, 1976) la région resta un espace tampon que le pouvoir central birman n'administrait pas directement, à l'instar d'autres régions telles que les différentes principautés shan, les territoires kachin, etc., faisant elles-mêmes le lien avec d'autres sous-ensembles régionaux, du côté de la Chine ou encore de la Thaïlande par exemple.

En dépit de la discontinuité de la relation entre pouvoir et territoire provoquée par la colonisation britannique et perpétuée par l'autorité militaire, la «birmanisation» – cette fois comme processus inclusif («par le bas») et non discriminatoire – de nouveau espaces a, quant à elle, continué, sous la forme d'interactions hiérarchisées entre la majorité birmane et les autres populations. Le «recyclage» de l'altérité dans une conception plus large de la société en est l'objectif, par exemple la normalisation de cultes locaux et l'intégration des pratiques rituelles dans un système identifié comme birman et pouvant ainsi être assimilé à l'univers bouddhique (qui lui même intègre d'autres cultes comme la possession par les esprits – nat). Ce processus, encore à l'œuvre aux frontières de l'espace social birman (Ayeyarwaddy et Tanintharyi en autres), n'est pas exclusif et au contraire permet d'en repousser les limites et d'y intégrer de nouveaux environnements naturels et sociaux (Boutry, 2012).


Mariage musulman à Myay Ni Gone (Yangon):
ailleurs en Birmanie, la cohabitation entre bouddhistes et musulmans
est généralement pacifique (© 2012 / M. Boutry)

Ce que révèle l'ouverture actuelle du pays est la double réalité de la construction étatique et des constructions sociales «sur le terrain», sans correspondance réelle entre les deux qui puisse mener à l'épanouissement d'une «communauté nationale» (Anderson, 1991). Pour la majorité de la population du Myanmar, le signe de changement de gouvernance restant le plus facilement perceptible est la liberté d'opinion exprimée dans les journaux du pays et traduite également par un accès beaucoup moins censuré qu'auparavant à la toile (notamment aux sites «sociaux» tels que Facebook, Twitter, etc.), sur laquelle furent déversés des torrents de propagande antimusulmane et antibouddhiste. Ce qu'ignorent l'internet et une trop soudaine liberté de la presse sont les modalités de l'appropriation du territoire par les populations qui le socialisent et c'est donc de façon relativement «naturelle» que l'opinion birmane sur le nouvel épisode du conflit arakanais se cristallise autour de la différence entre bouddhisme et islam. Il est clair que le soudain élan de solidarité des Birmans envers les arakanais qu'ils tiennent pourtant en défiance, tient en grande partie à ce qu'ils défendent un territoire inscrit dans la cosmogonie bouddhique, face à une minorité musulmane (les Rohingya en Arakan seraient environ 800000) dont le «label» ethnique s'internationalisa d'abord dans les années 1950 sous les revendications des Mujahids, quelques intellectuels bengali décidés à rallier une partie de l'Arakan au Pakistan (avant que celui-ci ne soit scindé avec le Bangladesh), puis avec les deux grandes crises de réfugiés de 1978 et 1990-91. La «menace» d'invasion musulmane, sérieusement considérée par les services de l'immigration birmane depuis les années 1970, est d'autant renforcée que l'Arakan ouvre sur le Bangladesh dont le territoire à peine plus grand compte en revanche plus de 140 millions de musulmans. Néanmoins, le recours à une identité bouddhiste renvoie à une forme de légitimité sur le territoire plutôt qu'à une idéologie religieuse.

Aussi, le plus grand risque qu'encourt le Myanmar contemporain dans ce processus d'ouverture échappant de plus en plus au contrôle de sa population, à la vitesse initiée par le grand bond «en avant» du régime dictatorial à celui de démocratie, est une idéologisation des valeurs sociales niant sa réalité à une identité bien plus complexe et nuancée qu'une identité religieuse bouddhiste, chrétienne ou musulmane aux populations du pays. Il est donc grand temps d'œuvrer à la résolution du paradoxe de cette nation artificiellement unie «par le haut» bien qu'existant sur un territoire construit «par le bas», dont l'expression se trouve par exemple dans des réseaux d'échanges interethniques, des rituels et des frontières construites historiquement (cf. Boutry, 2011). Privés de cette vision, l'ensemble des acteurs du Myanmar, de la société civile au gouvernement en passant par l'opposition incarnée par Aung San Su Kyi, se trouvent déjà dans l'impasse et contraints au mutisme face à la perspective réductrice d'un conflit religieux suscitant déjà de nombreuses réactions extrémistes, autant dans les milieux bouddhistes que musulmans. Reste en suspens la réactivité du gouvernement et l'attention qu'il portera au développement de ses régions permettant de concilier «cosmographies» locales et communauté nationale.

Maxime Boutry,
ethnologue, chercheur associé
à l'Institut de Recherche sur l'Asie du Sud-Est Contemporaine
(IRASEC, CNRS/MAEE).


Références citées:

Anderson, Benedict, 1991 (1st published 1986), Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of nationalism, London: Verso Books.

Boutry, Maxime (éd.), 2011, Les frontières «mouvantes» de Birmanie, Moussons, Recherche en Sciences Humaines sur l'Asie du Sud-Est, n°17, 198 p.

Boutry, Maxime, 2012, Les trajectoires littorales de l'hégémonie birmane, Bangkok: IRASEC, (à paraître).

Houtman, Gustaaf, 1999, Mental culture in Burma Crisis Politics: Aung San Suu Kyi and the National League for Democraty, Tokyo:ILCAA.

Ivanoff, Jacques, 2011, «Une modernisation sans développement. Construction ethnique et ethnorégionalisme en Thaïlande», in (Dovert S. et Ivanoff J., dir.), Thaïlande Contemporaine, Paris: IRASEC/Les Indes Savantes, pp. 473-516.

Lieberman, Victor .B., 1978, «Ethnic Politics in Eighteenth-Century Burma», Modern Asian Studies, 12(3), pp.455–482.

Tambiah, Stanley J., 1976, World Conqueror and World Renouncer: A Study of Buddhism and Polity in Thailand Against a Historical Background, Cambridge: Cambridge University Press.

Image
Montage photo du 'kula khaung phyat gaing' d&eacut
novembre 2012
Maxime Boutry
Ethnologue, chercheur associé, Irasec (CNRS/MAEE)