Chine : les espaces marchands de la mondialisation

La Chine n'est pas seulement l'atelier du monde, c'est aussi un immense marché. Ce ne sont pas seulement des usines contrôlées par des capitaux étrangers, employant des migrants à la périphérie des villes ou d'anciens noyaux villageois, mobilisant des méthodes fordistes de production pour fabriquer en grandes séries des produits destinés aux consommateurs du monde entier. Ce sont aussi de multiples espaces de circulation et d'échange des produits, marchés ruraux et urbains, marchés de gros et de détail, marchés généralistes et spécialisés, expositions commerciales temporaires et permanentes . Certains de ces espaces sont des points de contact entre les producteurs chinois, entreprises d'Etat ou, de plus en plus, entreprises privés, et le reste du monde. Les acheteurs internationaux y sont aussi bien des représentants salariés de grandes firmes mondialisées de la distribution que de petits commerçants indépendants de pays en voie de développement (Afrique, Moyen-Orient, Asie du Sud notamment) ; tous viennent chercher en Chine des produits bon marché satisfaisant les exigences de qualité ou de variété de leurs différentes clientèles.

Le plus ancien et le plus connu de ces espaces commerciaux mettant en contact producteurs chinois et acheteurs étrangers est la foire de Canton. Chaque année à deux reprises depuis 1957, au printemps et à l'automne, les acheteurs internationaux friands de produits chinois se retrouvent dans la capitale méridionale. A proximité du territoire britannique de Hong Kong, Canton a pour elle une histoire, puisqu'elle fut, avant les guerres de l'opium, le seul port ouvert au négoce avec les Occidentaux (dans le cadre du système du Cohong, association d'une dizaine de marchands chinois patentés et détenant un monopole). En 1957, la première foire était ouverte par Chou Enlai. En octobre 2006, sa centième édition est inaugurée par le Premier Ministre Wen Jiabao. En cette occasion, signe de la volonté des autorités de réduire leur surplus commercial vis-à-vis de leurs partenaires étrangers, la foire change de nom. De « foire chinoise de produits d'exportation », elle est devenue « foire chinoise de produits d'exportation et d'importation ». Cette centième édition rassemblait plus de 31 000 stands sur de 280 000 mètres carrés sur deux sites : Li Hua, bâtiment construit en 1974 en centre ville et Pazhou, à l'architecture futuriste, tout récemment inauguré en périphérie (soit une surface totale d'exposition supérieure d'un tiers aux 8 halls d'exposition de la porte de Versailles à Paris, au premier rang des parcs d'expsotion français et au quatrième rang des parcs européens).

Comme sur la plupart des marchés en Chine, qu'il s'agisse de biens manufacturés ou de services, la concurrence est extrêmement vive entre foires commerciales. La plupart des grandes villes organisent des événements réguliers destinés aux acheteurs nationaux et internationaux. Depuis 1991, à Shanghai, se tient par exemple chaque année début mars la « Foire d'importation et d'exportation de l'Est de la Chine » co-organisée, outre par la capitale économique du pays, par les provinces voisines du Jiangsu, Zhejiang, Fujian, Jiangxi et Shandong et les deux villes de Nankin et Ningbo. En mars 2006, la foire réunissait plus de 5 000 stands sur 103 500 mètres carrés. Dans les grandes métropoles, comme dans les villes de moindre importance, les administrations locales, provinciales et nationales oeuvrent ensemble à la promotion d'événements commerciaux et se sont dotés des infrastructures indispensables : bâtiments d'exposition, salles de conférences, infrastructures de restauration et d'hôtellerie. La construction de ces bâtiments participent d'ailleurs au premier rang aux reconfigurations urbaines ; alors que les installations industrielles sont déplacées, l'installation de ces équipements dans tel ou tel quartier participe des stratégies de requalification et de valorisation de la ressource foncière. Autre exemple, Hangzhou, capitale de la riche province du Zhejiang et ville traditionnelle de villégiature (à cause de son lac et de ses paysages) est en train de devenir la capitale chinoise des congrès. Depuis 2000, se tient à nouveau la « Foire du lac de l'Ouest » . La ville entend bien restaurer le rôle pionnier qui fut le sien ; dès 1929, Hangzhou organisait la première grande foire commerciale internationale tenue en Chine. Elle entendait alors rivaliser avec les grandes expositions universelles organisées depuis le milieu du XIXè siècle en Europe et aux Etats-Unis, et elle dura 137 jours. Sur le bord du lac, cette histoire glorieuse est désormais célébrée par un musée.

Dans cet univers des foires commerciales, la ville d'Yiwu (province du Zhejiang) présente une trajectoire originale. A 300 kilomètres au sud de Hangzhou, sur la ligne de chemin de fer qui relie la capitale du Zhejiang à Nanchang (capitale du Jiangxi), Yiwu était autrefois un gros bourg rural. En 20 ans, c'est devenu une agglomération de près d'1 million d'habitants (plus de la moitié sont des migrants) qui compte une quinzaine de marchés de gros ouverts de manière permanente tous les jours de l'année, soit 50 000 stands sur plus de 2,5 millions de mètres carrés. « Yiwu, le plus grand marché de gros du monde », « un océan de marchandises », tels sont les slogans répétés à l'envie sur les murs de la ville. Celle-ci se présente au visiteur comme une sorte de Babel de l'économie mondialisée. Dans tel quartier, on trouvera des milliers de mètres carrés de chaussettes, dans tel autre des vêtements, ailleurs des meubles, un peu plus loin des jouets, etc. Plus de 400 000 catégories de produits sont référencés. Les plus anciens de ces marchés sont de simples halles de béton, ouvertes aux vents ; chaque marchand (souvent aussi un petit producteur) déballe puis remballe ses produits sur de très sommaires étals de bois. Les plus récents sont d'immenses structures sur plusieurs étages desservies par ascenseurs et escaliers roulants, les commerçants y louent (ou achètent) de véritables boutiques toutes équipées d'ordinateurs et de l'air conditionné. A proximité sont installés hôtels, restaurants et d'immenses parkings. Les acheteurs venus du monde arabe (Moyen Orient, Afrique) sont si nombreux que des musulmans chinois viennent de l'Ouest du pays s'installer à Yiwu pour travailler dans les services qui accompagnent le développement de l'activité commerciale.

Le paradoxe est donc que dans une économie mondialisée et où l'Internet joue un rôle croissant, les espaces de rencontre entre acheteurs et vendeurs se multiplient, à tout le moins en Chine. La rencontre face-à-face est-elle encore nécessaire ? Est-ce là un effet d'écart de développement ? On peut faire l'hypothèse que d'autres formes de circulation des produits (sociétés de commerce, grande distribution) prendront le relais de ces marchés, comme si ces derniers étaient aujourd'hui dans leur phase maximale de développement. A l'heure où l'attention se porte sur la montée technologique de l'industrie chinoise, on oublie peut-être trop vite que l'activité commerciale y est encore intensément créatrice de richesse. Voilà quelques-unes des raisons de conduire des investigations sur ces espaces marchands creusets de la mondialisation.

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Chine : les espaces marchands de la mondialisation
juin 2007
Gilles Guiheux
Professeur des universités, Université Denis Diderot, Paris 7, UFR Langues et Civilisations de l'Asie Orientale (LCAO)