Cloé Drieu - Du muet au parlant. Cinéma et sociétés en Ouzbékistan (1924-1937). Une nation s'éveille ?

Du muet au parlant.

Cinéma et sociétés en Ouzbékistan (1924-1937).

Une nation s'éveille?

Cloé Drieu[1]

Mots-clefs: Cinéma, représentations, identité nationale, culture nationale, résistance, nationalisme, islam.

Ce travail d'histoire socio-culturelle qui m'occupe depuis 5 ans déjà repose sur une étude des longs-métrages de fiction produits par des studios situés en Ouzbékistan entre 1924 et 1937. Le cinéma, parfois qualifié de fait social «total», est un prisme exceptionnel pour la compréhension et l'appréhension d'une société. L'analyse des films, qui renseigne sur les représentations, ‘nationales' ou non, est intégré à une étude des conditions de production qu'elles soient économiques ou politiques. Ce sont ces conditions qui me permettent alors de déterminer et de définir les rapports de pouvoir entre le centre (Moscou) et la périphérie (Tachkent). Dans un premier temps, le découpage ethno-territorial fut perçu par nombre d'acteurs du domaine cinématographique comme un réel accès à une autonomie culturelle et politique. Progressivement, cette autonomie se restreint pour aboutir finalement à la Grande Terreur stalinienne dans laquelle périt la majorité des intellectuels qui avaient cru en l'idéologie communiste pour la modernisation de leur société. Ainsi, alors qu'un espace de liberté créatrice relative était investi par les intellectuels de langue ouzbèque ou tadjique au cours des années 1920 (littérature, théâtre) puis des années 1930 (cinéma), cet espace se réduit progressivement pour finalement disparaître complètement en 1937-1938 (périodes des purges). Le «coup de grâce» de ces années coïncide également avec une avancée technique d'importance: l'avènement du parlant en Ouzbékistan par la sortie du «premier film parlant ouzbek» Kliatva [Le Serment, de Usol'tsev-Garf,] qui signifie une reprise en main totale de la cinématographie ouzbèque par le centre et qui achève un processus qui avait commencé au début des années 1930 surtout.

Ce travail de thèse, en tant que «chronique d'une domination», est, bien entendu, lié à la politique de nationalité de l'URSS durant cette période décisive des années 1920-1930, marquée par la mise en place des grands postulats nationaux (langues, frontières, culture…) toujours d'actualité après l'indépendance de1991. Mais tout en étant un discours de la modernité (formation d'un état-nation), la politique des nationalités révèle aussi la Russie comme la seule nation à détenir cette modernité. De ce fait elle doit servir d'exemple et de moteur... et devra progressivement être glorifiée pour son modèle de modernisation. Le film, en tant qu'instrument de propagande politique présumé et les critiques dont il fait l'objet, reflètent directement les réflexions relatives à la question nationale, et ce, tout au long de la période étudiée.

Le choix de l'Ouzbékistan, dans ce travail de thèse, s'est imposé de lui-même. D'abord, parce que c'est est le seul pays d'Asie centrale (avec le Tadjikistan, dans une moindre mesure) à avoir connu une période de muet national et avoir bénéficié de la politique d'indigénisation. En effet, deux cinéastes nationaux, Suleyman Khojaev et Nabi Ganiev, réalisent leurs premiers films dans les années 1930. Ensuite, l'Ouzbékistan s'est imposé pour une question de temps. J'avais, au début de ma thèse, envisagé une étude comparative centrée sur l'Iran, l'Ouzbékistan et le Tadjikistan. J'ai effectué un terrain de plusieurs mois en Iran, ce qui m'a d'ailleurs permis d'apprendre le persan et de constituer une documentation sur le sujet. J'ai également travaillé au Tadjikistan (Archives d'Etat et Bibliothèque) qui étaient très pauvres. Mais ne souhaitant pas faire entreprendre un travail trop long, j'ai décidé de me focaliser sur l'Ouzbékistan uniquement.

Les sources

Ainsi, la majeure partie de mon terrain à été consacré à l'Ouzbékistan, pour lequel je bénéficie d'une bourse BCRD. Deux années en Ouzbékistan m'ont permis de collecter une documentation inédite issue des Archives centrale ouzbèques. Les fonds principaux utilisés sont les suivants:

- Le fonds des studios (dès années 1920). Regroupe des scénarii, des documents comptables, de la correspondance et des rapports d'activité.

- Le fonds du Narkompros (Commissariat du Peuple à l'Instruction Publique), en charge de la politique cinématographique.

- Le fonds du Sovnarkom (Conseil des Commissaires du Peuple). Rapports du Comité Central du Parti Communiste Ouzbek.

- Le fonds de la NK RKI (Commissariat du Peuple de Contrôle Ouvrier et paysan), organisme de contrôle qui élabore des rapports et des évaluations très détaillées et régulières. On y trouve également des documents concernant les premières purges (début des années 1930).

Par ailleurs, j'ai effectué un travail sur la presse, quotidienne ou périodique, en langue russe principalement et ouzbek dans une moindre mesure (pour avoir notamment des renseignements sur la réception des films):

Revues et les quotidiens publiés à Moscou et à Tachkent: En russe : Vechernaia Moskva [Le Soir de Moscou] (1924-1937); Turkestanskaia Pravda [La Vérité du Turkestan] (1922-1924) renommée en 1925 Pravda Vostoka [La Vérité de l'Orient] (1925-1938); Komsomolets Vostoka [La Jeunesse Communiste de l'Orient] (1927-1935) renommé en 1935 Komsomolets Uzbekistana. En ouzbek : Qyzyl Uzbekistan [L'Ouzbékistan Rouge] (1925-1938); Er juzy, journal culturel illustré bimensuel, très riche en informations sur le cinéma. Donne le point de vue des natifs.

Revues - les organes des différents commissariats du peuple: Revolucija i kultura [Révolution et Culture] (1927-1930); Revolucija i nacional'nosti [Révolution et nationalités] (1930-1937).

Quotidiens et revues spécialisées dans le cinéma: Iskusstvo Kino, Sovetskoe Kino, Kino etc…

J'ai également effectué un séjour à Moscou qui m'a notamment donné accès à certaines archives centrales: RGASPI (Archives d'Histoire politique et sociale), RGALI (Archives d'Art et Littérature), Gosfilmofond (Cinémathèque). Ce terrain m'a également permis de compléter ma documentation bibliographique.

Périodisation du sujet

1/ Exotisme oriental (1924-1925)

Cette période se cristallise autour de l'organisme de production et des studios Bukhkino crées au sein de la République Populaire des Conseils de Boukhara en partenariat avec Sevzapkino (Unité de production basée à Leningrad). Cette période ‘d'exotisme oriental' s'achève en 1925/26 avec la liquidation de Bukhkino et révèle un imaginaire colonial véhiculé par les films, en écho avec les productions cinématographiques européennes. Deux films sont étudiés: Le minaret de la mort de V. Viskovski et La musulmane de D. Bassalygo.

2/ Phase de transition (1925/26-1931).

Cette période est caractérisée par deux types de films. Le premier corpus est composé de films qui véhiculent toujours un certain exotisme mais, cette fois, imprégné d'un certain discours révolutionnaire, mal assimilé cependant. Les films reproduisent certains travers qui avaient été dénoncés à propos des films orientaux. Le deuxième corpus est formé de films, qui correspondraient alors à ce qu'on appelle un film de propagande, tel un support de la politique de modernisation de la société. On trouve notamment un film très intéressant sur l'émancipation des femmes réalisé en collaboration avec l'Association de la cinématographie révolutionnaire. Cependant, ce type de film soulève un nouveau problème: comment un langage moderne (le cinéma) est-il réceptionné par une population qui ne maîtrise pas encore ces nouveaux codesde communication ?

3/ Indigénisation de l'activité cinématographique (1931-1936).

Ces films, peu nombreux, me permettent dans une certaine mesure, de traiter de la question de la résistance, tant cinématographique (films à connotations nationalistes) qu'institutionnelle. La politique centrale se durcit (centralisation économique de l'activité cinématographique) et des actes de résistante sont perceptibles d'après les documents d'archives au niveau gouvernemental.

4/ Dernière étape de ma période d'étude : «Le coup de grâce» de 1937.

Cette période correspond à la sortie du premier film parlant "ouzbek" : Qasam / Kljatva (Le serment), réalisé par Usoltsev-Garf. Ce film coïncide avec la fin de toute autonomie dans la création cinématographique. De nouveau, une équipe de tournage extérieure se rend en Ouzbékistan et rencontre de grandes difficultés pour travailler dans les studios. De nombreux articles de presse écrits de la main du réalisateur témoignent de ses difficultés et laisse présager une résistance, populaire cette fois. Les tensions se manifestent notamment lorsqu'il impose, dans son scénario, la figure d'un bolchévique russe, civilisateur. Ce film témoigne d'un retour de l'idéologie "Grand-russe". En témoigne le prégénérique : "La cinématographie soviétique ouzbèque dédie son premier film parlant aux meilleurs fils de la grande patrie russe qui nous furent une aide et un soutien inoubliables dans la libération de notre merveilleux et flamboyant Ouzbékistan du joug féodal et capitaliste". La sortie du film est prévue pour la célébration de la Décade de l'art ouzbek à Moscou, véritable reconnaissance officielle de la grande victoire de l'art ouzbek soviétique.



[1] Doctorante, INaLCO. Directeur de thèse Jean Radvanyi. Courriel. Ce texte présent l'état actuel de l'avancement des travaux.





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