Corée du sud : économie sociale et solidaire et développement socio-économique

On a coutume de regrouper sous la bannière de l'économie sociale et solidaire ces organisations économiques particulières que sont les coopératives, les mutuelles et les associations. Ces organisations quelques principes fondamentaux qui les distinguent des entreprises capitalistes ou des entreprises publiques, en particulier un mode de gouvernance démocratique (un homme, une voix) et une distribution volontairement limitée ou interdite de leur profit. Alors que le secteur ainsi délimité représente dans la plupart des pays européens un pan essentiel de l'économie intervenant dans des secteurs aussi variés que l'agriculture, la banque, l'assurance ou les services aux personnes, on constate sa quasi-absence du paysage socio-économique sud-coréen. Une absence qui découle pour l'essentiel de l'influence profonde exercée par le contexte politique (un anti-communisme longtemps exploité par des régimes dictatoriaux pour asseoir leur légitimité et éliminer toute forme de contestation populaire) et l'environnement culturel (un néo-confucianisme qui rejette le principe égalitaire, prône le strict respect d'une hiérarchie traditionnelle et décourage l'expression individuelle et la participation spontanée). L'exemple sud-coréen montre qu'une bonne compréhension des faits et des organisations économiques implique très souvent une étude plus large des modalités d'équilibre d'une société, de la manière dont se combinent, dans un type de société donné, dans une culture donnée, les rôles alloués à l'Etat, au marché, aux structures familiales et à la société civile, dont l'économie sociale et solidaire peut en quelque sorte être considérée comme le versant formalisé et orienté vers la production économique.
Le modèle de développement socio-économique adopté par la Corée du sud avec un certain succès pendant une trentaine d'années (1965-1997) a permis à ce pays qui comptait parmi les plus pauvres de la planète à la fin des années 1950 d'entrer à l'OCDE en 1996 et de faire partie aujourd'hui des grandes puissances économiques mondiales. Au cours de ce développement, l'économie sociale et solidaire a constamment été étouffée au profit de la famille, du marché et de l'Etat qui ont occupé l'essentiel du terrain. Un tel contexte a produit ce qu'on pourrait appeler une «pseudo économie sociale»: des organisations présentant l'apparence d'organisations d'économie sociale (mêmes appellations, mêmes statuts juridiques, mêmes règles formelles de fonctionnement) sans en avoir les caractéristiques essentielles. Cette fausse économie sociale a pendant longtemps oscillé entre des structures organisées et contrôlées par les pouvoirs publics pour servir les objectifs de la politique publique (les coopératives agricoles –nonghyeop- et certains mouvements «associatifs» comme le Saemaeul Undong ont ainsi longtemps eu pour principal objet de contrôler l'électorat rural largement majoritaire jusque dans les années 1970) et des organisations mises en place par le secteur capitaliste pour échapper à certaines mesures fiscales en matière d'imposition des bénéfices ou de transmissions du patrimoine (c'est le cas des nombreuses fondations créées par les jaebols coréens).
Le modèle de développement socio-économique sud-coréen a longtemps été adossé à un type de société marquée par le quasi plein-emploi, par une forte solidarité familiale inter-générationnelle puisant ses sources dans la culture confucianiste, par un modèle de ménage à un seul revenu et par une piètre participation des femmes à la vie socio-économique. Aujourd'hui, sauf changement majeur, la population sud-coréenne commencera à décliner en 2020 et la proportion des plus de 60 ans aura triplé en 2050. Ce vieillissement, considéré comme le plus rapide au monde dans les prochaines décennies, questionne la traditionnelle solidarité inter-générationnelle. Par ailleurs, la persistance depuis la crise de 1997 d'un fort taux de chômage des jeunes, la montée des inégalités et la bipolarisation croissante de la société menacent quant à elles la cohésion sociale. Plus généralement, le modèle sud-coréen est remis en question sous l'effet de pressions combinées relevant à la fois de l'économique, du social, du politique et présentant un caractère aussi bien endogène (montée et permanence du chômage, nouvelles tendances démographiques, émancipation des femmes, exigence démocratique accrue, montée de l'individualisme et du libéralisme) qu'exogène (entrée dans le commerce mondial, ouverture et libéralisation des marchés, avatars du dialogue inter-coréen, montée en puissance de la Chine et d'autres voisins asiatiques).
Certaines de ces tendances ont commencé à dessiner un contexte favorable à un rôle croissant de l'économie sociale et solidaire pour répondre, comme on l'a observé dans la plupart des pays européens, à l'émergence de nouveaux besoins. Quelques coopératives de santé ont été créées à partir du modèle japonais, de plus en plus de structures associatives sont constituées pour la prise en charge des personnes âgées ou la garde des jeunes enfants, un dispositif pour l'insertion des personnes en difficulté a été mis en place à partir du concept d'entreprise sociale, l'influence croissante des mouvements associatifs de protection de l'environnement pose de nouvelles contraintes et inspire de plus en plus de projets publics comme, à Séoul, la réhabilitation de la rivière Chonggyechon ou de l'îlot Seonyudo ou encore la réalisation d'un réseau de pistes cyclables, le boom du well-being a donné une visibilité aux coopératives de produits biologiques qui avaient investi ce secteur il y a une vingtaine d'années mais demeuraient très confidentielles. Dans le domaine des politiques socio-économiques, on assiste à un rééquilibrage entre développement économique et protection socialeou, en d'autres termes, entre croissance et répartition : à cet égard, le pays a incontestablement subi, via le Japon, l'influence des modèles européens de type social-démocrate où l'équité et la justice sociale sont des concepts centraux. La Corée du sud a ainsi choisi une direction très différente de celle prônée par le modèle libéral et se trouve aujourd'hui avec un système de protection sociale beaucoup plus étendu qu'aux Etats-Unis et que dans la plupart des autres pays asiatiques. Il s'agit là d'un véritable changement de paradigme qui modifie profondément les pratiques sociales et l'équilibre entre famille, Etat, marché et société civile. Avec l'explosion de ce qu'on a appelé les «mouvements de citoyens» (simin undong) après la démocratisation de la fin des années 1980, on estime ainsi que le nombre d'associations a doublé au cours des dix années écoulées et 21% des adultes de plus de 20 ans ont déclaré en 2005 avoir exercé une activité bénévole au cours de l'année. La société civile est devenue un acteur essentiel du débat politique et les différents gouvernementsqui se sont succédés depuis quinze ans ont essayé de se positionner par rapport à cette nouvelle force d'influence comme en témoignent leurs slogans politiques : «Civilian Government » (Kim Young-san, 1993-1997), « People'sGovernment » (Kim Dae-jung, 1998-2002), «Participatory Government» (Roh Moo-hyun, 2003-2007).
Cependant, toutes ces initiatives civiles ne sont pas homogènes et s'inscrivent pour la plupart dans une opposition idéologique entre ceux mettant l'accent sur la recherche d'une voie de type social-démocrate (thèse à laquelle souscrivent les plus influents mouvements de citoyens) et ceux prônant le ralliement à une modernité plus pragmatique d'inspiration libérale (vision dans laquelle s'inscrit notamment une partie des églises protestantes qui rassembleraient près de 20% de la population selon le recensement national de 2005). Par ailleurs, la longue tradition dirigiste héritée du confucianisme, conçoit avec difficulté qu'un soutien des pouvoirs publics, qui est souvent nécessaire à la pérennisation de nombreuses initiatives d'économie sociale et solidaire, ne s'accompagne pas d'un strict contrôle des pouvoirs publics. Pourtant, l'économie sociale et solidaire ne peut généralement développer ses traditionnelles vertus de flexibilité, de mobilisation des solidarités et de générosité que si l'Etat lui laisse l'espace nécessaire pour l'initiative en la soutenant. Dans le domaine de la protection sociale, les avancées opérées vers un modèle, d'inspiration surtout européenne, que l'on pourrait qualifier de welfare sont ainsi presque constamment contrecarrée par une conception en termes de workfare davantage influencée par une logique néo-libérale qui insiste sur les contrôles et les barrières et limite de fait l'efficacité et la portée des dispositifs. La direction et le contenu du système de protection sociale évoluent au gré des tensions entre ceux convaincus de la nécessité de développer des dispositifs sociaux d'inspiration social-démocrate et ceux défendant l'idée qu'il faut à tout prix limiter et strictement contrôler l'efficacité des dépenses publiques.

S'il ne fait guère de doute que le vieux modèle qui a fait le succès économique de la Corée du sud est désormais obsolète, les caractéristiques du développement socio-économique à venir restent donc encore bien incertaines. Certaines expériences européennes, dans le domaine du revenu minimum, des assurances sociales, de l'accompagnement des chômeurs ou de l'insertion des plus défavorisés, ont indiscutablement influencé le développement socio-économique sud-coréen au cours des dix dernières années mais, après dix ans de gouvernement de centre-gauche, les Sud-Coréens viennent d'élire un président qui n'a pas affiché une grande considération pour les questions sociales et a focalisé l'essentiel de ses promesses sur le succès économique à travers son programme «Korea 747 Vision» (7% de taux de croissance annuel, 40 000 $ de PIB par habitant, 7ème rang économique mondial). Pour les années à venir, cette nouvelle direction politique marque peut-être un coup d'arrêt pour la société civile, les dispositifs sociaux et les initiatives relevant du secteur de l'économie sociale et solidaire de même que, dans un autre domaine, pour le dialogue inter-coréen.

Références biblio:

Corée du Sud: Economie sociale et société civile, L'Harmattan, Paris, 2003, 268 pages

Le développement economic de la Corée depuis la fin de la guerre de Corée in G.Faure (dir.), Nouvelle géopolitique de l'Asie, Ellipses, Paris, 2005, pp 357-390

Social protection in the Republic of Korea: Social insurance and moral hazard, International Social Security Review, Blackwell Publishing, vol 57, 1, janvier-mars 2004, pp 3-18

Explaining the Third-Sector in South Korea, Voluntas, Kluwer Academic,13, 2, 2002, pp 131-147

Corée du Sud : Vers une société d'assurances sociales, Revue Tiers-Monde, P.U.F., Paris, 175, juillet-septembre 2003, tome XLIV, pp 603-620

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mai 2008
Eric Bidet
Maître de conférences, Hankuk University of Foreign Studies (Seoul)