De l'utilité des réseaux

Dans un éditorial précédent (juin 2002) J-L Domenach énumérait quelques-unes des principales raisons d'être du Réseau Asie. L'une des premières était d'aider les plus jeunes d'entre nous. Une autre concernait le développement des contacts entre Paris et les régions d'une part, et entre la France et les pays européens de l'autre. Il fallait également, écrivait-il en substance, équilibrer les poids respectifs des pays du nord et de ceux du sud. En résumé, un rééquilibrage général Paris-Région, France-Europe et Nord-Sud. Ce langage évoque la stratégie d'une campagne militaire ou économique. Ces propos de général et de ministre s'appliquent-ils à d'humbles escholiers ?
Chef de projet pour, puis directeur d'un centre de recherche en région, l'Institut de Recherche sur le Sud-Est Asiatique à Aix-en-Provence, puis encore chef de projet pour et directeur de la Maison Asie Pacifique à Marseille, je connais assez bien maintenant les avantages et les inconvénients de travailler en région. Ceux-ci n'ont rien de particulier je crois aux études sur l'Asie. Je connais aussi ceux de travailler en France. Pour avoir longuement séjourné dans des centres étrangers, à Oxford et à Kyoto entre autres, je peux aussi apprécier notre exception française. Mon bilan sur ces deux aspects n'est pas favorable à celle-ci. Si c'est une exception, tant mieux, qu'elle le reste et qu'elle en préserve les autres.
Lorsque de jeunes chercheurs, en fin de thèse ou candidats post-doctoraux, me demandent conseil, celui que je leur donne est invariablement : allez voir ailleurs. Vous serez mieux au Canada, en Australie, au Japon. Essayez Singapour. Ecrivez aux Etats-Unis. Partez.

Pourtant je reste en France et j'y travaille. J'y ai, en tant que chercheur du CNRS, un statut privilégié, oh combien ! J'ai cette chance justement que mes plus jeunes et moins fortunés collègues n'ont pas et n'auront jamais pour beaucoup d'entre eux. Mais mon appartenance à cette coterie de fonctionnaires ne m'enthousiasme pas. Je vois une génération de jeunes chercheurs se briser comme une vague sur le glacis des privilèges de chercheurs vieillissants. Je vois leur troupe se heurter aux portes fermées des grandes institutions. La France a depuis trop longtemps pratiqué la politique de la bouteille. Le goulot des institutions est étroit et on n'y entre qu'au goutte à goutte, mais une fois dedans on n'en sort jamais.

Tout cela n'est pas bon pour nos recherches sur l'Asie, ni pour rien d'ailleurs. Je suis donc en plein accord avec les propos de J-L Domenach.
La question est donc de savoir si un réseau comme le Réseau Asie peut apporter une solution ou une amélioration à cet état de choses. Je serais tenté, au vu du constat ci-dessus, de dire que rester franco-français n'est pas souhaitable. C'est donc bien à un rééquilibrage, à une mise en consonance avec nos partenaires et collègues du reste de l'Europe que ce réseau doit procéder. Francophone peut-être, et encore.

Cette remarque n'est peut-être pas une très habile transition mais elle m'invite à faire part aux membres de ce réseau de l'existence d'un autre, le SENAS ou South European Network of Asian Studies. Celui-ci est né il y a six ans à l'instigation d'un groupe d'enseignants et de chercheurs, dont la regrettée Enrica Colotti-Pischel de l'Université de Milan. Ce réseau est né des mêmes considérations que celles invoquées tout à l'heure : déficit de relations entre les centres de recherche de l'Europe du sud (au sens nord méditerranéen), absence de grand pôle à l'instar du NIAS ou de l'IIAS, de la SOAS ou de l'EFEO, manque de réseau de communications. Il faut noter que par une sorte de paradoxe ironique ce réseau de l'Europe du sud est né justement grâce au Comité Asie de l'ESF, où il fut conçu, et au soutien de l'IIAS, institutions de l'Europe du nord par excellence !

Le SENAS a œuvré modestement mais a organisé plusieurs conférences, à Pavie en 1999, à Marseille en 2000, à Lisbonne en 2002. Une grande conférence est prévue l'année prochaine à Venise.
Le réseau a un site web et une lettre d'information dont 4 numéros ont été publiés. Malgré sa taille restreinte, son absence de moyens et ses résultats très humbles, il a persisté et nous pensons qu'il va grandir. Mais à quoi a-t-il servi ? et à quoi peut-il servir. A se connaître tout simplement. Sait-on à Marseille ce qu'on fait à Barcelone, ce centre si dynamique dans les études asiatiques ? Non. Connaît-on à Naples les recherches de nos collègues de Montpellier ? J'en doute. Lyon savait-il que Salamanque existait ? Je ne sais pas. En tout cas ces connaissances circulent maintenant et des liens se sont noués : on sait à Lisbonne qui travaille et sur quoi à Venise ou Marseille.
L'Europe méditerranéenne, la Fance méridionale, avec Lyon, Marseille, Nice, Montpellier, Toulouse, l'Espagne de Barcelone, Madrid, Séville, Salamanque, l'Italie avec les universités de Milan, Pavie, Rome, Naples, Lecce et d'autres, sont pour les études sur l'Asie, de grands gisements de savoirs, d'archives, de personnes. Il y a encore le Portugal et la Grèce. Il faut installer le pipeline pour faire circuler ce pétrole.

Un réseau comme le SENAS, comme le Réseau Asie, sert donc à cela : faire connaissance, découvrir les richesses qui sont à côté et en profiter. Ensuite il sert bien sûr à fonctionner dans le dialogue avec des collègues d'autres traditions académiques. Et cela est fort bien. Et puis c'est sympathique.
Les Italiens et les Espagnols ont d'ailleurs déjà des réseaux qui fonctionnent bien. Je citerais par exemple le AEEP de nos amis péninsulaires qui publie régulièrement un bulletin très fourni, et l'ITASEAS, un jeune réseau italien des études sur l'Asie du Sud-Est qui vient de tenir sa première convention à Naples.

Ces réseaux du Mezzogiorno académique le font exister plus fortement et permettent de penser que les études sur l'Asie peuvent se développer mieux, trouver plus de moyens, soutenir des efforts, susciter des projets, des coopérations. Cela servira les jeunes chercheurs, à plus ou moins long terme.
Si donc notre réseau s'engage dans cette voie je n'y vois que des avantages, même si dans un premier temps il permet de faire mieux et plus spontanément communiquer entre eux les asiatisants français, ce qui ne serait déjà pas si mal.

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avril 2003
Charles MACDONALD
Directeur de Recherche, CNRS, Directeur de la Maison Asie Pacifique, Marseille