Être "Sud-Est asiatiste" ?

L'Asie du Sud-Est a-t-elle une existence ontologique ? La question viendra moins facilement à l'esprit si on la transpose à la Chine ou à l'Inde. Et ce n'est pas seulement parce que ces dernières sont constituées en État-nation. Leur statut de « grande civilisation » les fonde aussi sûrement dans nos esprits. La recherche elle-même les identifie dans leur intégrité. On est indianiste ou sinologue ; on n'est jamais « sud-est asiatiste » ou « sud-est asiatisant », vilains barbarismes que peu revendiqueraient spontanément. On est simplement engagé dans les études vietnamiennes, indonésiennes, khmères ou philippines, à une autre échelle, forcément plus marginale dans le paysage de la recherche.

La notion d'Asie du Sud-Est est fort récente. Elle est absente des géographies universelles d'Élisée Reclus ou de Paul Vidal de la Blache qui ont marqué le tournant du XXe siècle. Il faut attendre la deuxième guerre mondiale, avec le Southeast Asia Command de Lord Mountbatten, pour qu'elle apparaisse dans le registre lexical.
Longtemps, ses différents composants se sont qualifiés aux yeux de nos sciences par les influences dont elles étaient supposées être les « carrefours ». Mondes « indianisés » de George Cœdès, mondes « sinisés » ou multiples entre-deux mondes montagnards. Et les deux derniers siècles ont montré que pour lointaine qu'elle soit, l'Europe avait également les moyens de marquer durablement ces vastes espaces et leurs habitants.

Influences certes, mais influences diversement vécues sur la base de substrats culturels eux-mêmes cimentés d'autochtonies multiples. Tout semble aujourd'hui distinguer la « riche » Singapour du « pauvre » Laos, les « chrétiennes » Philippines de la « bouddhiste » Thaïlande… pour autant que les cadres nationaux eux-mêmes représentent l'échelle pertinente de nos études. Nombreux sont les ethnographes qui ne voient pas dans leur village ou le peuple qu'ils étudient le miroir d'un ensemble national. Les historiens se défient quant à eux des anachronismes qui voudraient que tel royaume, disparu il y a plusieurs siècles, soit l'« ancêtre » de tel État d'aujourd'hui, alors qu'ils en sont profondément distincts par le contexte, par les peuples qui les composent, etc.

Si on est donc fondé à questionner la pertinence du cadre national pour nos études, peut-on véritablement se percevoir comme observateur d'un ensemble plus large et bien moins homogène encore ? La première réponse nous est donnée par l'évolution des cadres politiques. Si l'Asean peut parfois donner l'impression de manquer de substance, son renforcement manifeste est dans l'air d'une époque qui fait la part belle aux sous-régions. Mieux, depuis l'intégration, dans la deuxième moitié des années 1990, du Vietnam, du Laos, de la Birmanie et du Cambodge, l'organisation régionale correspond parfaitement à la carte de l'Asie du Sud-Est, réconciliant d'une certaine façon la politique avec la géographie.

Le passé lui-même ne se lit plus de la même façon. À l'histoire des États et des dynasties s'est substituée celle des ensembles et des réseaux. Avec Le Carrefour javanais paru en 1990, Denys Lombard a, d'une certaine façon, ouvert la voie à cette vision globale. Depuis lors, Anthony Reid et Pierre-Yves Manguin ont évoqué les « âges d'or du commerce » au cours desquels les échanges de toutes natures transcendaient les frontières dans le champs de la « méditerranée du Sud-Est asiatique ».

On serait bien en peine aujourd'hui de dresser sommairement l'inventaire de toutes les unités de recherche qui s'intéressent à un titre ou à un autre à l'Asie du Sud-Est. L'attention portée par la science française à cette région du monde est avérée. Des laboratoires du CNRS comme l'IRSEA, Archipel ou le LASEMA lui sont entièrement dédiés. Depuis 2000, ils ont été rejoints par l'IRASEC, centre de recherche sous la tutelle du ministère des Affaires Étrangères. L'EFEO, on le sait désormais plus que centenaire, a toujours compté dans ses rangs une proportion non négligeable de spécialistes de la région avec des points forts au Vietnam, au Cambodge ou encore en Indonésie. L'EPHE réunit autour de son laboratoire États et sociétés en péninsule Indochinoise plusieurs chercheurs sur l'Asie du Sud-Est. L'IAO ou REGARDS s'y intéressent de plus en plus tout comme le CERI, l'IFRI ou encore l'IFU, l'HEC Eurasia Institute ou le CERDI. L'IRD, plus connu pour ses traditions africanistes, compte également une dizaine de chercheurs en sciences humaines sur l'Asie du Sud-Est à travers ses différentes unités. Enfin, l'université n'est pas en reste comme en témoignent les études Sud-Est asiatiques menées, entre autres, à l'INALCO, Paris VII et Paris X, Bordeaux I, Toulouse II, La Rochelle, Grenoble II ou Lille III. Le panorama est à l'évidence incomplet, d'autant qu'il faudrait également citer nos revues plus ou moins directement attachées aux institutions mais toujours porteuses de synergie : le BEFEO, Archipel, Péninsule, Aséanie, Moussons, mais aussi La Lettre de l'AFRASE.

Cette grande diversité institutionnelle est nécessairement génératrice de cloisonnements qui s'ajoutent aux rigidités diciplinaires. Mais elle est surtout porteuse d'une richesse qui se nourrit sans cesse des coopérations entre les chercheurs. Car au-delà des différences, on ressent une certaine unité de l'univers étudié, en tout cas lorsqu'on le conçoit comme espace de recherche.
L'Asie du Sud-Est a bel et bien fait naître une corporation intellectuelle. Mais cette connivence scientifique que l'on éprouve de plus en plus au sein des études sud-est asiatiques peut également se faire valoir à une autre échelle. Le Réseau Asie nous donne l'occasion d'une ouverture, de la mise en commun d'intérêts et de pratiques qui, dans le contexte français, présentent beaucoup de similarités.
On est donc ici dans une synergie « orientaliste » qui pose la question de la nécessité d'ajustement de la méthode à l'espace étudié. Parmi d'autres, l'IRASEC s'efforce à travers un de ses programmes de recherche de nourrir cette réflexion essentielle. Mais quoi qu'il en soit, l'épistémologie rejoint ici la pratique. Une région existe avant tout par le regard que l'on porte collectivement sur son existence et, dans cet esprit, le Réseau Asie contribue désormais lui aussi à modeler l'Asie du Sud-Est.

Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine
www.irasec.com

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avril 2004
Stéphane Dovert
Directeur de l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine