Le projet chinois de Nouvelle Route de la Soie, annoncé en 2013, propose d'ouvrir des routes terrestres et maritimes pour faciliter le transport et l'investissement international de la Chine à l'Europe. Xi Jinping parle d'un contrat « gagnant-gagnant » pour les économies situées sur le tracé de la Route de la Soie. Sur fonds de déclin des institutions de Bretton Woods qui n'ont pas su intégrer les nouvelles puissances telles que la Chine à leur processus de décision, le projet propose un décentrage de notre carte du monde.

L'enjeu principal du projet chinois est cependant d'abord d'ordre intérieur. Il s'inscrit dans une stratégie politique qui identifie le développement du pays à sa sécurité. Or, la question de la sécurité nationale en Chine se pose de manière entièrement différente aux frontières Nord-Ouest et Sud du pays par lesquelles passent respectivement les Routes de la soie terrestre et maritime. En menant des politiques de développement régional spécifiques aux provinces situées à ces extrémités géographiques, le Parti Communiste Chinois (PCC) maintient une position de force.


© 2015 / MERICS, Moritz Rudolf

Développement et insécurité

Le « développement» du pays est le maître mot dans la propagande du PCC depuis les réformes des années 1980. Le développement économique s'est fondé sur l'ouverture au marché, la libéralisation des prix et une politique d'exportation globale. L'investissement étranger qu'ont entraîné ces réformes a créé de l'emploi, accéléré l'urbanisation et accru la croissance économique du pays de manière spectaculaire.

Les transformations sociales attenantes au développement économique du pays créèrent un sentiment d'insécurité au sein de la population. Avec l'abandon du système d'économie planifiée, les chinois ont perdu la sécurité de l'emploi et la garantie d'une sécurité sociale. La frange de la population la plus vulnérable, comme les anciens travailleurs de l'État ou les paysans expropriés, ont contesté les réformes du parti-État.

En réponse, celui-ci s'est érigé comme garant de la stabilité sociale du pays. Dans la propagande, la notion de stabilité s'est déclinée sous Jiang Zemin (1989-2002) en intégration des nouvelles forces sociales dans le parti (théorie des « trois représentations») puis sous Hu Jintao (2002-2012) en construction d'une «société harmonieuse» visant à réduire les inégalités. Xi Jinping a, autant dans son discours que dans ses réformes institutionnelles, identifié la stabilité du pays avec sa sécurité. Avec l'établissement du comité de sécurité nationale en 2013 notamment, il a confondu sécurité intérieure et sécurité extérieure.

Alors que la Chine est aujourd'hui la première économie mondiale en termes de parité de pouvoir d'achat, les tensions sociales restent aiguës en Chine. En particulier, les inégalités territoriales divisent la Chine en deux. D'un côté, le littoral entretient des rapports permanents avec le monde, et de l'autre les provinces intérieures restent cloisonnées et sous-développées. Le tracé des routes terrestre et maritime de la soie jette la lumière sur la manière dont ce projet de politique étrangère s'inscrit dans le discours intérieur du président chinois.

Sécurité à l'Ouest

La Nouvelle Route de la Soie réactive le programme de développement local que le PCC a mis en place au Xinjiang, la province à l'extrême ouest du pays, en 2000. Ce programme, le «développement du grand ouest», est fondé sur une politique de subvention et de fiscalité préférentielle de Pékin vis-à-vis des quinze provinces situées à l'Ouest du pays. Ces provinces n'avaient en effet pas connu la croissance économique des provinces côtières par manque d'investissement direct étranger. Pour mener la construction des infrastructures au coeur du programme de «développement du grand ouest», le CCP a organisé une grande migration de cadres et d'ingénieurs au Xinjiang. Représentants de l'ethnie Han qui domine en Chine, ces cadres ont rapidement verrouillé les postes clefs de la bureaucratie locale, au détriment de la population ouïgoure qui constitue environ 45% de la population du Xinjiang.

Le «développement du grand ouest» a en partie porté ses fruits au Xinjiang. En effet, parmi les quinze provinces faisant partie du «grand ouest», le Xinjiang dispose du produit intérieur brut (PIB) par habitant le plus élevé (40300RMB). Cependant, la croissance économique a creusé la disparité entre le Nord industrialisé et le Sud du Xinjiang qui reste pauvre. Elle ne paraît pas non plus prometteuse à long terme parce qu'elle reste fondée sur le rôle de grandes entreprises d'État pilotées par Pékin. Surtout, la province reste en proieà une extrême violence sociale. Depuis 2008, le nombre d'attentats revendiqués par des groupuscules basés au Xinjiang a poussé Pékin à prendre de fortes mesures répressives dans la province. Ces mesures ne visent pas seulement les organisations terroristes mais la population ouïgoure dans son ensemble - dont les enfants, par exemple, n'ont pas le droit de fréquenter des lieux de culte.

Le Xinjiang est un noeud de la Nouvelle Route de la Soie. Pékin fait le pari d'une meilleure intégration avec les républiques d'Asie Centrale pour apaiser la contestation ouïgoure et attirer l'investissement de ces pays dans la province. Compte tenu que les régimes politiques du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan et de l'Afghanistan sont de nature autoritaire, il est aussi possible d'envisager que le PCC consolide ses rapports avec ces régimes pour poursuivre la politique répressive qu'il mène vis-à-vis des ouïgours.

Sécurité au Sud

Le volet maritime de la Nouvelle Route de la Soie passe par l'île de Hainan à l'extrême Sud de la Chine. L'île a également fait l'objet d'une politique sur-mesure de développement depuis qu'elle a acquis le statut de province à part entière en 1988. Plus jeune et plus petite province du pays, Hainan est aussi la plus importante des zones économiques spéciales. En 2010, Pékin a donné à Hainan la tâche de devenir une attraction touristique internationale à l'horizon 2020.

Bien que le territoire terrestre de Hainan soit le plus petit de toutes les provinces chinoises, la province a autorité sur les 2/3 des eaux sur lesquelles la Chine affirme une souveraineté contestée par le Vietnam, les Philippines, la Malaisie, Taïwan et Brunei. En 2012, Pékin a doté le gouvernement local de Hainan des pouvoirs nécessaires à l'administration des îles au centre des disputes territoriales. Le gouvernement central a également mis à la tête de Hainan l'ancien directeur de l'administration océanique d'État qui maintient l'ordre en mer. Les lignes de croisière, dont le gouvernement de Hainan est en train de multiplier le nombre, s'ajoutent aux divers types de bateaux, de pêche et de garde-côtes, qui assurent la présence chinoise en mer de Chine du Sud.

La Nouvelle Route de la Soie, qui vise à accélérer le commerce maritime en modernisant la série de ports qui se trouvent sur son tracé, ouvre la mer de Chine du Sud à la navigation internationale. L'ouverture des eaux n'est pas une nouveauté:25% du commerce mondial passe déjà par le détroit de Malacca. Elle donne cependant davantage de visibilité aux bateaux chinois qui sillonnent la mer de Chine du Sud. Si Hainan parvient à devenir un centre touristique international, il s'agira d'un tourisme d'un nouveau genre, où les bases militaires jouxtent les plages de sable fin.

Conclusion

Le PCC a construit un discours élaboré identifiant le développement du pays à la croissance. Sous Jiang Zemin et Hu Jintao, ce discours a permis au parti d'acquérir une position indéboulonnable parce qu'il se disait garant de la stabilité sociale nécessaire au développement économique. Les profondes divisions géographiques et sociales du pays ainsi que le ralentissement de la croissance économique ont cependant mis à mal l'identification du développement à la croissance économique.

Son projet de Nouvelle Route de la Soie permet à Xi Jinping d'associer la notion de développement, toujours centrale dans l'idéologie du parti, à celle de la sécurité nationale. Sous couvert de cette rhétorique, la nouvelle génération de dirigeants chinois maintient une main de fer sur le peuple ouïgour à l'Ouest et, au Sud, revendique la souveraineté chinoise dans une mer dont plusieurs pays se réclament. L'identification de menaces, intérieure à l'Ouest et extérieures au Sud, donne à Pékin carte blanche pour mettre en place des politiques de développement régional où l'État joue un rôle clef.

Juliette Genevaz, TransAtlantic Postdoctoral fellow in International Relations and Security (TAPIR) à la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP, Berlin).
Docteur en sciences politiques de l'université d'Oxford,
Juliette Genevaz travaille sur la question de la sécurité nationale
en République Populaire de Chine, avec une attention particulière
aux frontières nord-ouest et sud du pays.
Elle a enseigné la politique chinoise
aux universités d'Oxford et de Cambridge,en Angleterre.

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janvier 2016
Alexis Darbon
Chercheur postdoctorante à la Stiftung Wissenschaft und Politik (Berlin)