La Coréenne de qualité et le Véritable Extrait de viande : Méditations sur les us et usages de la Corée, De l'imaginaire orientaliste à l'imagination scientifique

1. Laissons un peu l'image s'incruster dans notre regard. La fraîcheur bleu lavande, rose guimauve, vert amande ; ces lointains flous à la Vinci d'où émergent, énigmatiques, les tours carrées d'un château fort ; la nouille séparatrice qui fait écho au bouillon sec réparateur ; la découpe osée des falbalas sous un casque à pompons inversant la courbe des toits rapiécés sous le plumeau des plaqueminiers. Laissons la nous étonner un peu avant que ne s'imposent les premiers mots de légende qui s'y adossent.


2. « En Corée – Séoul. Séoul, en chinois Hang-Tching, qui se trouve au fond d'une vallée, est la capitale de la Corée depuis 1392. La ville s'étend sur 5 kilomètres en longueur et 4 et demi en largeur ; comme les villes chinoises elle est entourée d'un mur ayant de 4 à 8 mètres de haut, percé de quatre grandes portes et de quatre petites. A l'exception des deux rues principales, Séoul n'a que des ruelles étroites et malpropres, on n'y voit aucune construction remarquable, sauf peut-être le château impérial et les ruines d'une ancienne pagode ».


3. On peut regretter que la « Coréenne de qualité » flashant si fort sur cette carte Liebig datée de 1904 semble défier l'explication. Il s'en faut, dans une série de six, d'un autre chromo consacré au « sport féminin » (sic), pour approfondir encore l'obscur continent : « Le jeu favori des femmes coréennes qui, ordinairement, vivent retirées, est le saut sur échasses […] Aux fêtes populaires et à certaines autres occasions, des luttes ardentes de saut sur échasses ont lieu, suivies de la distribution de prix aux femmes vainqueurs ». Etonnant.


4. Outre à ce qui procède d'une épopée commerciale planétaire fondée en Allemagne aux premiers jours de la chimie alimentaire – Liebig, qui édite cette série coréenne en cinq langues, possède des succursales aux Amériques – pour nourrir aujourd'hui l'histoire socio - culturelle d'un genre (la publicité-chromo) et la fièvre des collectionneurs , il est devenu usuel et presque attendu de rapporter ce genre d'image à l'imaginaire, au mieux orientalisant au pire orientaliste, qu'elles charrient.


5. On y trouvera donc sans coup férir tous les marqueurs espérés d'un exotisme générique condensant et déplaçant des éléments réalistes crédibles (renseignés voire exacts) pour dresser, au nom d'une esthétique du divers, la scène de l'autre assignée au genre « rural fantastique » : gourgandines de qualité, sorciers-Diafoirus du coin des rues, noms exotiques imprononçables, scènes champêtres avec fête populaire. En bref, tout ce joli « folklore » que Michel de Certeau* avait très justement nommé : « la beauté du mort » .


6. Et de même y retrouve-t-on la matrice constitutive d'un imaginaire européen propre à l'objet « Corée » qui se résume à deux propositions fort simples. La première se serine à l'envi au dos des six chromos : la Corée, c'est la Chine « en moins » : moins grandiose, moins éclatant, moins mieux. A tel point qu'il faut justement, pour remplir le contrat exotique exigible, en « rajouter » dans la couleur, le bigarré, la fanfreluche. D'où ces « luttes ardentes » de femmes sautantes tout droit sorties du gynécée (lire : harem).


7. La seconde, implicite, est dans tous les esprits de 1904 qui se préparent un réconfortant bouillon. C'est largement en Corée, en effet, que se joue le destin d'un monde accroché aux sanglants combats en cours entre la blanche Russie et le jaune Japon. Par delà les tons pastels, fait rage l'acte premier du fameux Clash des civilisations. S'en déduit la péninsule coréenne comme essentiellement « bête géopolitique ». La figure a deux variantes : Etat-pont ici (qui prend tout à la Chine pour donner au Japon) ; Etat-tampon là (Pauvre Corée, si loin de Dieu, si prés de la Chine et du Japon). Et toujours : haut lieu brûlant de la sécurité planétaire.


8. On aura tort de se gausser ; de nous croire, Français ordinaires et Occidentaux de toutes eaux, intellectuellement mieux dégrossis et moralement plus avancés que nos barbares arrière-grands-pères affamés d'extrait de viande. Car il ne faudra pas attendre bien longtemps, au café du commerce de la TV 2006, pour que la Corée [du Sud] soit désormais réduite à exister comme Japon « en moins » : moins moderne, moins sophistiqué, moins mieux ; quand la Corée [du Nord], elle, ne saurait être rien d'autre qu'une terrifiante armada, un « rogue state » inquiétant à Capitaine-Stormiser au plus tôt.


9. Pourtant, certaine stabilité de la matrice fondamentale, loin de nous acculer au lamento post-moderne (l'indécrottable orientalisme occidental) – et à la rengaine interprétative – nous offre justement, grâce à la Corée, de mieux percevoir ce qui a si nettement changé dans notre imagination du monde. A l'exotisme coloré et bigarré, mystérieux et attirant s'est substitué une imagerie grisâtre et monotone, sans attrait et même vaguement inquiétante : Metropolis contre les chromos.


10. Fascination et nostalgie d'un monde de fraîcheurs d'enfance roses et vertes enfouies à jamais sous la grisaille adulte de l'Etat-atelier, de la ville-tentaculaire, de la dictature militaire, des nuées lacrymogènes, des suicides spectaculaires, des romans de la souffrance sociale, des films violents, des discours nationalistes tonitruants : pathos et morbidesse qui nous éloignent et nous séparent de la Corée vraie, vivante, vécue en substituant au fantastique ethnographique du 19e s. le tragique mémoriel du 21e s. Exotisme noir.


11. Il serait souhaitable de faire l'histoire de cette mutation décisive, non de cadre, mais de tonalité. D'en repérer les moments d'inflexion et surtout les vecteurs. On ne tiendra donc pas pour négligeable que les Coréens n'aient jamais été que le sujet passif des cartes commerciales Liebig qui ne furent conçues ni reçues sur place. Pour faire avancer le travail interprétatif, il faudrait les rapporter aux cartes postales – celles de Kisan par exemple** – vendues en 1900 à Séoul aux voyageurs occidentaux. Et d'en déduire un trait majeur : en 2006, la Corée et les Coréens projettent et manipulent leur(s) image(s) sur les écrans du monde. Auto-orientalismes à la clé.


12. A quoi peut bien servir la Corée alors ? Et les images de la Corée ? Peut-être, dans le champ de la recherche sur l'Asie, à rouvrir nos esprits trop naturellement et trop tôt claquemurés, trop confortablement rassurés par les langues-nations de nos travaux et « départements ». Les limites de notre imagination scientifique ne sauraient en effet, sans souffrir de dessèchement, rester trop longtemps à la remorque d'une région où, depuis une décennie déjà, marchandises et idées, touristes et modes ont rendu plus poreuses les frontières des nations. Sous le vocable incantatoire de « Hub » nord-est asiatique, la Corée-pont et la Corée-tampon muent et se meuvent en Corée-carrefour. Où réside Hermès.


13. Et voici que des sinologues découvrent sur le tard la Corée. Et voici que des japonologues y mettent enfin les pieds. Qu'une génération nouvelle d'étudiants se dessine « bilingue d'Asie ». Non pas tant pour découvrir à Séoul une périphérie affadie de leur objet, non pas tant pour, comme en 1904, assigner des places et donner des bons points sur la ligne escarpée du darwinisme social que pour découvrir un point de vue (un espace de respiration, une distance) à partir duquel leur « objet » prend comme un sens curieusement renouvelé. Le comparatisme, longtemps si maladroit, si mal fagoté d'avoir abouté en force Orient et Occident sans la ressource d'une toise commune, y retrouve une efficace intellectuelle. Vertus du décalage***.

Et si l'Asie du Nord-Est (pour commencer) pouvait ainsi prendre sens de ce qu'en son centre reposait un pays aussi ambitieux que sans prétention à l'hégémonie ? La Corée.

Voir la série des chromos
*Michel de Certeau (avec Dominique Julia et Jacques Revel), « La beauté du mort », pp. 45-72 in La Culture au pluriel, Paris, Seuil, Points, 1993 [1974].


**Voir les collections de Kisan du musée Guimet et l'exposition en cours du Royal Ontario Museum (et son catalogue : Christina Hee-Yeon Han, Korea Around 1900: The Paintings of Gisan, Toronto, ROM Reproductions, 2005.)


***Cf la contribution éclairante de Jocelyne Dakhlia, « La « nébuleuse culturelle » ou l'Islam à l'épreuve de la comparaison », Annales, Histoire Sciences Sociales, 56, n°6, nov-dec 2001

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février 2006
Alain DELISSEN
Maître de conférences, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (UMR 8173 EHESS/CNRS Chine-Corée-Japon)