La guerre ou la paix ? L'Asie-Pacifique à l'horizon 2013


Cette carte essaie uniquement d'illustrer les territoires marins
et les Zones Économiques Exclusives
d'une sélection de nations-états d'Asie orientale
(© image dans le domaine public)

L'Asie-Pacifique de l'année 2012, année du dragon, a été marquée, contrairement au sens du nom du plus vaste océan de la planète, par des démonstrations des muscles et des griffes faites par des pays du pourtour de la «méditerranée asiatique», notamment entre d'une part, la Chine, dont l'émergence tant économique que militaire commencent à faire peur à un périmètre de plus en plus élargi dans la région – même au Singapour Lee Kuan Yew en a exprimé son effroi alors qu'il était pendant longtemps haut conseiller des décideurs chinois, et de l'autre, ses pays voisins, les grands comme les petits, tels le Japon, l'Inde, le Vietnam et les Philippines, pour n'en citer que quelques uns. La tension autour des îles de Senkaku Diaoyu, loin de tomber à l'approche de l'année du serpent, et monte d'un cran avec des croisements au ciel, à une fréquence de plus en plus serrée, des avions militaires et quasi militaires, comme à la mer avec des croisements des bâtiments militaires et quasi militaires, de la Chine, du Japon et des États-Unis. Sans parler d'une réelle course d'armement entre les principaux coureurs: Chine, Japon, Inde, Vietnam, Philippines, les deux Corées et Taiwan.

Un conflit peut en cacher bien d'autres. La dispute de souveraineté entre le Japon et la Corée du Sud au sujet de l'Ile Tokto Takeshima a suscité elle aussi des tourbillons dans les eaux traditionnellement pacifiques. Ainsi que celle entre la Chine et les Philippines autour de l'île Huangyan Scarborough Shoal. La revendication répétitive par le Vietnam de la souveraineté des îles Paracels et Spratleys n'arrange pas les choses pendant cette période particulièrement sensible. Le comble, c'est le troisième essai nucléaire de la Corée du Nord malgré les avertissements de la communauté internationale. Enfin, il y aussi un autre pays en pleine émergencemais en évidente rivalité avec son voisin du Nord d'autant que celui-ci vient de prendre le contrôle du port Gwadar au Pakistan, frère ennemi juré de l'Inde. Cette dernière est en train de grossir sa flottede porte-avion et de sousmarin, son arsenal des balistiques stratégiques à longue portée et d'accélérer son déploiement des armes en outre espace. N'oublions pas que l'Inde reste toujours en permanent conflit territorial avec son voisin du Nord en plus du problème du Tibet dont le gouvernement en exile siège toujours en DharmsÄla en Inde, une épine qui fait très mal au géant de l'autre côté de l'Himalaya.

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Chinese propaganda poster showing the Diaoyu/Senkaku archipelago with a Chinese flag raised upon it. Legend: 钩鱼岛全景 Diaoyu Islands' scenery. Photo taken in Xiamen, Fujian (© Wuyouyuan, WikiCommons License)

Affiche de propagande chinoise représentant
des îles de l'archipel Diaoyu / Senkaku
ornées d'un drapeau chinois.
Légende 钩鱼岛全景 paysage des îles Diaoyu.
Photo prise à Xiamen, Fujian
(© Wuyouyuan, licence WikiCommons)
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The nationalist far-right group Ganbare Nippon stages a Senkaku Islands protest (© WikiCommons license)

Le groupe nationaliste d'extrême-droite Ganbare Nippon
organise une manifestation à propos des îles Senkaku
license WikiCommons)

Tout cela conduit, semble-t-il, des observateurs de la géopolitique, très inquiets, à se poser la question suivante: l'Asie-Pacifique deviendrait-t-elle la prochaine poudrière et qu'il suffira de quelques étincelles pour faire exploser en 2013?

Certes les nuages de guerre ne cessent de se rassembler et les risques, de s'accroître. Mais force est de constater que la configuration de divers rapports de force dans la région, qui n'est pas sans rappeler l'époque des Royaumes combattants (entre 500 et 200 avant J-C.), est telle qu'il y a des tensions qui finissent par s'annuler dans cette mêlée compliquée et qu'il y a des priorités stratégiques à long terme des uns et des autres acteurs principaux, qui finiront par l'emporter sur des considérations de «face» à court terme. Par conséquent, avant de se précipiter vers une conclusion hâtive, il vaudrait mieux procéder à une analyse plus fine de la situation régionale.

Tout d'abord, l'acteur majeur que sont les États-Unis et son rapport avec la Chine. Le premier mandat du président Barack Obama a été marqué par une normalisation des relations américano-chinoise. D'une part, les échanges économiques s'intensifient, les bons de trésor américains détenus par la Chine, à la hauteur de 1264 milliards de US dollars en janvier 2013, selon le Ministère de la Finance américain, se stabilisent avec une augmentation nette de 441 milliards par rapport au janvier 2012, de telle sorte que les deux gouvernements se rendent compte que les enjeux sont de taille quant à la relation bilatérale pacifiée. D'autre part, paradoxalement, la stratégie américaine qui consiste au «retour à l'Asie-Pacifique» après le retrait des forces américaines d'Irak et d'Afghanistan, a suscité une nervosité plus aigüe chez les faucons chinois, qui y voient le retour du fantôme de la stratégie américaine de «contenir» l'émergence de la nouvelle puissance chinoise, considérée comme un défi majeur aux yeux du Pentagone. Le second mandat du président Obama va certainement s'inscrire dans la continuité de ce double jeu. Ce qui a permis à Hilary Clinton de déclarer, avant son départ du Conseil d'État, aux Chinois et aux Japonais et de manière claire et nette, que les États-Unis sont toujours derrière le Japon en cas de conflit, en appelant la Chine à son sens de responsabilité et à ne pas jouer au risque de changer unilatéralement le statu quo de l'île de Senkaku, dont le droit administratif revient au pays du Soleil levant. Le message est bel et bien passé. Le fait que la Chine ait voté aux côtés des américains pour la Résolution N°2094 du Conseil de Sécurité de l'ONU en vue d'une sanction contre la Corée du Nord et que Monsieur Yang Jiechi, ex-ministre des Affaires étrangères et surtout ancien ambassadeur de Chine à Washington soit promu ces jours ci au poste de secrétaire d'État chargé des affaires étrangères au sein du nouveau gouvernement sous Xi Jinping et Li Keqiang, montre que la Chine est, loin d'être prête à s'engager dans un conflit avec le Japon qui impliquerait nécessairement une intervention militaire de son plus grand partenaire politico-économique de l'autre côté de l'océan Pacifique. Elle est tout à fait consciente de l'importance de ses relations en bons termes avec l'Oncle Sam. En privé, des décideurs chinois reconnaissent que la présence américaine renforcée en Asie-Pacifique ne leur plaît pas, mais, à l'heure qu'il est, il n'y a aucune autre puissance alternative susceptible de la remplacer pour maintenir la paix et la stabilité dans la région, d'autant que cela coûte énormément. A part les contribuables américains, qui d'autre peut s'offrir le luxe de payer la facture? Cependant, les faucons chinois continuent de préparer les dispositifs nécessaires pour prévenir d'éventuels conflits militaires avec les États-Unis, dans deux domaines cruciaux: l'un s'agissant des armes de pointe, en s'appuyant sur l'importation des armes russes et ukrainiennes, et l'autre, s'agissant du harcèlement des États-Unis et d'autres pays alliés pour tester leurs armes informatiques dans l'espace virtuel. Ces faucons continuent également de diffuser des messages provocateurs à l'égard des États-Unis, mais cela relève de la tactique de «guerre des nerfs» conventionnelle.

Ensuite, le deuxième acteur c'est la Chine en émergence mais aussi en pleine passation de pouvoir entre l'équipe sortante et l'équipe qui entre en scène. Il y a du théâtre à faire.

Primo, il faudra donner à ces nouveaux visages une image de légitimité à succéder aux anciens sans passer par les urnes pour pouvoir gouverner un pays de 1,3 milliard d'habitants. Les ressources de cette légitimité sont de plus en plus, aujourd'hui en Chine, comparables aux terres rares. Pourtant, il y en a une qui est toujours disponible même s'il s'agit d'une arme redoutablement double tranchante si on en croit à la Serbie sous Milosevic et à la Russie sous Poutine: le nationalisme. Pour ce faire, il faut un ennemi et au mieux, un ennemi juré . Il tombe du ciel, tout seul et au bon moment, une pomme de discorde qu'est l'île de Senkaku Diaoyu, disputée entre la Chine et le Japon. Il n'en reste pas moins curieux de savoir pourquoi les autorités chinoises, qui étaient auparavant très ambigües quant à leur prise de position vis-à-vis de la souveraineté revendiquée par certaines catégories de Chinois sur les îles en question, par rapport aux ONG taïwanaises, hongkongaises et de la Chine continentale - qui,de leur propre initiative, ne cessent de défier, avec des actions isolées mais non moins agressives et médiatisées, les autorités japonaises sur les mêmes îles - passent tout à coup à l'action en occupant le devant de la scène et s'opposent directement aux autorités japonaises en revendiquant sans ambiguïté la souveraineté des îles, quitte à déclencher une guerre pour résoudre le problème dans les mois à venir alors que le petit timonier Deng Xiaoping avait promis à ses homologues japonais une solution à l'amiable du différend à la«Saint Glin Glin».

En fait, la raison n'est autre que le besoin interne. Mao Zedong a pris le pouvoir au bout du fusil, il n'avait pas à prouver sa légitimité, car il s'inscrivait dans la logique traditionnelle du plus fort. Deng Xiaoping n'avait pas non plus ce souci car lui faisait partie de la première génération du Parti communiste et de l'Armée populaire de Libération. Jiang Zeming a été désigné par des vieux compagnons de Deng, Hu Jingtao a été désigné directement par Deng, donc personne ne saurait contester la légitimité de Jiang ni celle de Hu au sein du Parti et de l'armée. Or Xi Jinping est un candidatdésignéà l'issue d'une concertation collégiale dans les coulisses, en d'autres termes, un fruit vert de compromis, d'autant que la place qu'il occupe actuellement est fortement convoitée par de nombreux ambitieux issus, comme lui, des familles «aristocrates rouges», à l'instar de Bo Xilai dont le projet de coup d'État est avorté pour avoir mis la charrue avant les bœufs. Donc une campagne nationaliste semble inévitable pour la nouvelle équipe dirigeante en vue de conquérir la légitimité, d'autant que le jeu de sondage d'opinion de la cote de popularité des leaders politiques, familier aux électeurs des pays démocrates, mais considéré comme «nocif» dans le pays, est à exclure. Le risque est que cette campagne de nationalisme puisse amener à des surenchères incontrôlables. Tout l'enjeu est de savoir quand et où on va l'arrêter, et aussi au bon moment et au bon endroit.

La crise-opportunité ne manque pas (c'est comme cela que le mot en chinois «crise» s'écrit) . Cette fois-ci, c'est le nouvel essai nucléaire de la Corée du Nord le 12 février 2013. Non seulement les provocations successives nord-coréennes visent, elles aussi, à renforcer le leadership du petit fils de la famille dynastique Kim en détournant l'attention publique vers les ennemis extérieurs, mais elles rappellent aux Américains, aux Japonais, aux Coréens du Sud et aux Chinois que le plus grand danger imminent, c'est ce terrible «trouble maker» nord-coréen et que, malgré les divergences entre Washington, Tôkyô, Séoul et Pékin, le plus grand dénominateur commun reste quand même la paix et la stabilité de la région Asie-Pacifique. Tout acte susceptible de déclencher un conflit militaire autour des îles ne correspondrait à l'intérêt majeur de personne. Voilà le consensus inavoué de tous les acteurs principaux et c'est la menace d'une guerre nucléaire qui a calmé, étrangement, le jeu.

Secundo, la Chine a en effet besoin, plus que les autres pays, et plus que jamais, d'un environnement pacifique pour développer son économie dans un contexte de crise financière mondiale qui l'a touchée de plein fouet.

Tertio, la Chine a aussi besoin de résoudre, grâce à une croissance économique soutenue - ce qui n'est plus évident à l'heure actuelle -, en priorité les problèmes des inégalités, qui n'arrêtent pas de se creuser, de la tension sociale, en termes de centaines de milliers d'émeute qui éclatent chaque année, de pollution, qui révoltent de plus en plus de chinois, de conflits interethniques, qui s'installent dans la durée, etc, etc.. Et, parmi ces chantiers prioritaires, la tâche la plus épineuse, mais qui s'impose aux nouveaux dirigeants et qui devient désormais incontournable pour le Parti ainsi que pour le gouvernement dans les années à venir, est la réforme politique, judiciaire et sociale. Par exemple, des sociologues chinois posent ouvertement des questions sur les inégalités qui ne sauraient être résolues que grâce à une réforme politique pour installer une justice sociale. Selon eux, si les inégalités continuent à s'accroître, qui peut imaginer que les Chinois, les laissés-pour-compte, les exclus, les marginalisés, pourtant majoritaires en nombre, souhaitent envoyer leurs enfants uniques au front, en cas de guerre contre le Japon et les États-Unis, pour défendre la face et les intérêts des classes privilégiées représentées par le Parti communiste chinois et le gouvernement? Donc une guerre éventuelle avec le Japon, qui a beaucoup investi en Chine sur le plan économique et technologique, qui a créé d'innombrables emplois locaux, reste de loin l'option le moins prioritaire. Le discours nationaliste tenu par les hauts dignitaires chinois s'adresse davantage aux Chinois qu'aux Japonais.

De son côté, au Japon, le nouveau premier ministre, Shinzo Abe, de retour au pouvoir plusieurs années après avoir été battu aux élections, a aussi ses préoccupations prioritaires.À commencer par la reconquête de l'électorat pour son parti, leLDP. Pour ce faire, il lui faudra une stratégie à long terme et il lui faudra plus concrètement une image d'un homme politique d'une ligne dure, plus droitisée que celle adoptée par ses précécesseurs dans le passé, l'image d'un homme politique qui ne saurait plus fléchir devant les pressions étrangères dont, notamment, celles en provenance de Chine.

C'est dans cette logique qu'il en vient à remettre en cause les jugements du Procès de Tokyo, au risque de provoquer le tollé général des Américains, des Chinois et des Coréens. Shinzo Abe est un provocateur et démagogue par excellence, sans tabou et décomplexé. L'audience ne manque pas dans son pays puisque le nationalisme japonais n'a jamais été éradiqué, liquidé comme l'Allemagne l'a fait après la Seconde Guerre mondiale. Les terreaux y demeurent très fertiles, surtout au moment de la crise économique d'ampleur sans précédent, au moment de l'atonie économique dans laquelle le pays est plongé depuis plus d'une décennie. Cela montre une fois de plus que la démocratie japonaise et la société civile n'ont pas encore atteint le même niveau de maturité qu'en Europe.

À cela, il faut ajouter un autre élément culturel. Par exemple, il est pratiquement impensable qu'un homme politique japonais de droite, en plein exercice de pouvoir, fasse le même geste que Willy Brandt, chancelier allemand, «tombé à genoux» au 7 décembre 1970 devant la tombe des victimes polonaises à l'époque des Nazis. Impossible de voir un premier ministre japonais s'agenouiller devant le Mémorial des Victimes du Massacre à Nankin perpétré le 13 décembre 1937. Ceci parce que le Japon, la Chine, la Corée, ainsi que le Vietnam, partagent la même culture plusieurs fois millénaire de « laface». Un tel geste serait considéré par le public comme se déchirer la face et l'homme politique se verrait perdre l'estime de son électorat prompt à s'exalter dans le registre nationaliste. Les propos tenus par Shinzo Abe au sujet du Procès de Tokyo, la surenchère autour de l'île Senkaku Diaoyu avec la Chine, de même que celle autour de l'île Tokto Takeshima avec la Corée du Sud sont dues en partie au complexe de la face. Refuser de se culpabiliser et revendiquer le rôle de victime des bombes atomiques américaines lâchées à Hiroshima et à Nakasaki, telle est l'image désirée par bien des nationalistes japonais. Il n'est pas étonnant que Shinzo Abe ait vu sa cote de popularité grimper jusqu'à 60% après ses discours très polémiques et surtout très relayés par la presse américaine face à la pression chinoise au sujet de l'île de Senkaku Diaoyu. Le complexe personnel de face d'un homme politique battu à l'élection précédente mais revenu enfin au pouvoir épouse parfaitement le complexe de face de son électorat traditionnel battu à la fin de la Deuxième Grande Guerre mais qui refuse de se considérer comme tel.

Le Japon, n'oublions pas, a aussi d'autres priorités plus importantes que ces îles qui ne servent que d'écrans de fumée, à savoir le redressement économique à l'intérieur, la consolidation à l'extérieur de sa place de puissance mondiale et régionale en pleine érosion et, en plus, fragilisée par ses concurrents tout autour. Néanmoins, il caresse toujours et malgré tout son rêve de faire sa rentrée triomphale au club très fermé des pays membres permanents du Conseil de Sécurité de l'ONU où la Chine détient le fameux veto. Le souci imminent quant à sa sécurité, ou plutôt le cauchemar pour le pays ainsi que pour les hommes politiques, consiste – personne n'en est dupe - à voir la Corée du Nord s'armer en bombe atomique et tirer sans cesse sur la mer du Japon des missiles ou fusées à courte et à moyenne portée.

Certes, l'émergence chinoise présente une menace à long terme pour le pays, mais cela doit être traité aussi avec une vision stratégique àlong terme, d'autant que les deux pays sont trop interdépendants sur le plan économique pour le moment. La Chine reste son atelier manufacturier le plus proche et le moins coûteux, son marché le plus grand et un de ses fournisseurs les plus importants en matières premières, dont les terres rares indispensables pour les industries phares japonaises. La Chine s'est déchaînée en septembre dernier contre le Japon en appelant les consommateurs chinois à boycotter les produits japonais, dont les voitures, or un haut responsable chinois du secteur nucléaire civil a avoué récemment en privé que le futur parc nucléaire chinois, doté d'une soixantaine de réacteurs d'ici 2020, ne saurait voir le jour sans les fournisseurs équipementiers japonais dont Mitsubishi.... Le comble de ce paradoxe est que, fin 2012 et début 2013, en pleine crise autour de l'île de Senkaku Diaoyu et en pleins épisodes de brouillard chargé de particules fines nocives qui s'abat sur une cinquantaine de villes Chinoises, les consommateurs locaux se ruent dans les magasins électroménagers pour déstocker les filtres à air électroniques made in... Japan pour les installer dans leurs appartements.


Carte de la mer de Chine australe,
avec indication des frontières maritimes disputées,
notamment pour les îles Paracels et Spratley
(© U.S. Central Intelligence Agency, placée dans le domaine public par la CIA)

Quant à la Corée du Sud, la passation du pouvoir s'est plutôt bien passé dans un contexte de reconstitution de son identité démarrée après les Jeux olympiques de Séoul en 1988, ce qui n'est pas sans rappeler le même processus au Japon après les JO de Tokyo dans les années 1960. Cette nécessité de reconstruction de son identité rencontre un obstacle majeur car, tant que le pays restera divisé, la renaissance de la nation coréenne prendra un chemin encore plus long. Pourtant, la Corée du Sud ne cesse de montrer sa détermination en revendiquant sa souveraineté sur l'île Tokto/Takeshima face au Japon et sur la Montagne Blanche face à la Chine. De manière symbolique en tout cas. Car son vrai ennemi ne se trouve pas en dehors de ses frontières mais de l'autre côté de la ligne du 38e degré. La Corée du Nord ne se contente plus, aujourd'hui, d'être un simple pion sur l'échiquier géostratégique contrôlé par la Chine face aux États-Unis et au Japon. Elle souhaite avoir une plus grande autonomie et indépendance vis-à-vis de son fournisseur historique d'énergie, de céréales et de moyens financiers. La sortie des Pourparlers avec Six Pays présidé par Pékin marque une rupture dans la relation traditionnelle entre la Chine et son petit frère nord-coréen. Cela oblige le grand frère à réviser sa politique vis-à-vis du petit qui ne veut plus danser en le suivant à la baguette. Tout cela change complètement la donne dans la région à un moment très mauvais pour la Chine qui se voit obligée de se rapprocher des États-Unis et du Japon pour contenir ensemble ce pays «trouble maker» dont le dirigeant est impétueux et imprévisible, capable de tout faire.

En ce qui concerne le Vietnam, c'est un pays qui sait aussi comment gérer de manière très habile ses affaires politiques, économiques voire militaires avec son grand voisin. Par exemple, entre le Parti au pouvoir du pays et le Parti communiste chinois, on entretient une relation respectueuse et parfois cordiale même, car les deux partis doivent faire face aux mêmes défis: comment perpétuer le régime dans un espace vital rétréci après la chute du bloc soviétique? Or, entre l'armée vietnamienne et l'armée chinoise, c'est une autre histoire. La relation est glaciale voire conflictuelle. C'est l'armée du pays qui prend souvent des positions très fermes à l'égard de la Chine quant aux îles Paracels et Spratley que le Parti ne prend pas ouvertement. Tout en sachant que le Vietnam ne saurait dépenser autant d'argent que la Chine pour construire ses porte-avions, les généraux locaux ont choisi, de manière très pertinente, d'acheter une demie douzaine de sous-marins russes capables de faire couler les porte-avions et la flotte chinoise. La bonne maîtrise de «l'Art de la Guerre» et de «Trente-Six Stratagèmes» par les vietnamiens a été prouvée lors du conflit militaire entre le pays et la Chine déclenché en 1978 durant lequel l'armée vietnamienne a fait perdre beaucoup de plumes à l'armée de l'ancien grand frère. La stratégie du Vietnam aujourd'hui consiste à faire fi des avertissements de son voisin et à profiter de ses avantages en termes de proximité géographique pour représenter de facto sa souveraineté sur les îles disputées par l'exploitation pétrolière accrue ou par l'exploitation en grande pompe de l'industrie touristique, tout en développant sa flotte sous-marine de manière silencieuse.

Les Philippines ont fait un autre choix qui consiste à s'appuyer sur le soutien de la Flotte du Pacifique de la Marine américaine dans un éventuel conflit militaire avec la Chine autour de l'île Scarborough Shoal Huangyan. C'est un choix à la fois intelligent et économe, tout en restant dissuasif, qui permet aux Philippins de dormir tranquillement sur les flots de l'Océan pacifique.

L'Inde, propulsée par ses croissances économique et démographique, devient un autre pôle de l'Asie dont personne ne saurait désormais sous-estimer le potentiel, et souhaite retrouver sa place sur le plan international à la hauteur de sa puissance d'aujourd'hui et de sa longue histoire et civilisation. C'est un concurrent déclaré de la Chine à tous les niveaux: politique, économique, culturel, social et militaire, sans parler de sa ferme volonté de rentrer tout logiquement au Conseil de Sécurité de l'ONU. L'arsenal nucléaire redoutable, la flotte qui contrôle les eaux entre l'océan Pacifique et l'océan Indien, le plan ambitieux de l'exploitation spatiale font de ce pays un ennemi potentiel non négligeable dont la menace est considérée comme réelle aux yeux de son voisin du nord. Ce dernier doit faire face aujourd'hui à une situation très délicate: à l'est, il y a le Japon, la Corée du Sud, Taiwan et les pays d'ASEAN qui constituent la première chaîne des îles que la Chine doit percer, tandis que, à l'ouest, il y a l'Inde, qui peut à tout moment lancer des défis contre son ennemi historique. L'alliance entre la Chine et le Pakistan, dont le port stratégique de Gwadarvient de tomber dans les mains chinoises, n'a fait que monter d'un cran la tension entre ces deux géants démographiques. Cette situation délicate fait comprendre aux faucons chinois qu'ils ne seraient pas capables de mener en même temps deux guerres sur le front de l'Est et sur celui de l'Ouest. C'est la raison pour laquelle la Chine est en train d'accroître ses échanges économiques avec l'Inde tout en impliquant cette dernière dans une espèce d'alliance politique sur des sujets de l'OMC ou sur des sujet de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Il s'agit là d'une tactique subtile mais rien ne permet le changement de fond dans les relations bilatérales.

Après avoir esquissé une telle cartographie géopolitique et géostratégique, nous pourrions en tirer quelques éléments de réflexion. Primo, la nature de la configuration de divers rapports de force dans la région Asie-Pacifique comparable aux «Royaumes combattants» peut permettre d'établir un certain équilibre de diverses forces dans la région. Secundo, cette situation incite les différents acteurs à rebattre les cartes en construisant diverses alliances stratégiques et tactiques, voire des alliances croisées. Par exemple, l'Inde est aujourd'hui très sollicitée par les États-Unis et le Japon, contrairement à l'époque de la «Guerre froide» où elle était un allié de l'URSS qui ne disait pas son nom. Le Pakistan, frère ennemi de l'Inde, est un allié à la fois historique et actuel des États-Unis, surtout après le 11 Septembre 2001. Mais rien n'empêche que le pays soit aussi un allié stratégique de la Chine. Si la Corée du Nord brandit ses armes nucléaires devant les Américains et reste sourde aux avertissements de la Chine, c'est probablement aussi parce qu'elle veut peser plus lourd à la table de la négociation directe avec les États-Unis, étant lasse d'être un homme de paille télécommandé par Pékin. Tertio, il y a tensions et tensions mais certaines tensions s'annulent aussi quand les paramètres changent de manière imprévisible et imprévue. C'est ainsi que nous pourrions dire que le «trouble maker» qu'est la Corée du Nord, avec ses essais nucléaires et ses tests de missiles, pourrait faire tomber quelques tensions majeures en les remplaçant par d'autres tensions susceptibles de faire remanier et ressaisir la carte de risques dans les états-majors. C'est un cheval noir dans les jeux géopolitiques et géostratégiques en tout cas. Cependant, rien ne prédit qu'il n'y aura que du beau temps dans la région Asie-Pacifique à l'horizon de 2013, l'année du Serpent, qui représente le pragmatisme et la sagesse qui l'induit. Les nuages pourraient se rassembler soudainement, des cyclones et des dépressions pourraient se déchaîner à tout moment, mais on sait que c'est au cœur des cyclones qu'il y a le plus de sécurité et le moins de pression. L'horizon se dégagerait, nous semble-t-il. Car, après les pièces de théâtre nationalistes nécessitées au moment de la passation de pouvoir, le retour à la normale est plus que nécessaire pour les acteurs principaux.

Une question de perspective en guise de conclusionprovisoire. Certains chercheurs français et européens spécialisés dans les affaires régionales de l'Asie-Pacifique souhaitent proposer aux acteurs principaux ci-dessus d'envisager la perspective d'une Union asiatique, au modèle de l'Union européenne, pour enterrer définitivement les haches. C'est une initiative très louable et une proposition tout à fait idéale. Or, les conditions, nous semble-t-il, ne sont pas encore réunies pour le moment pour entamer un tel chantier. Si nous nous référons à l'expérience européenne, une belle réussite malgré les difficultés actuelles mais sûrement temporaires, nous constaterons que les pays membres partagent tous les mêmes valeurs fondamentales. Il s'agit là d'un point de départ indispensable et d'un socle incontournable. Avant de parler de l'intégration asiatique, il suffit de regarder de près la relation, réchauffée depuis l'année 2008, marquée par le retour du Kuomintang au pouvoir, entre la Chine populaire et la République de Chine à Taiwan, il ne sera pas difficile de constater que Ma Ying-Jeou, président qui vient d'être reconduit pour un second mandat, évite de parler du sujet de la réunification et du dialogue sur le plan politique. Il se contente de multiplier les échanges commerciaux avec le continent. Car il sait plus que les autres que, s'agissant des valeurs fondamentales, le peuple de Taiwan ne saurait jamais adhérer au régime de l'autre côté du détroit. Il préfère donc donner du temps au temps et ne pas forcer les choses. Il n'en va pas autrement pour la réunification de la Corée. Entre le Nord et le Sud, les valeurs ne se partagent pas. Comment est-il possible d'envisager une éventuelle réunificationaujourd'hui dans un contexte où l'ancien théâtre régional de la Guerre froide voit la même guerre, terminée d'ores et déjà ailleurs, se prolonger encore et personne ne saurait en prévoir la fin? Un autre couple ennemi en relation difficile, c'est l'Inde et le Pakistan. Il s'agit là des conflits religieux qui ont fait naître ces deux pays frères ennemis dès le départ, contrairement à l'Union européenne où la religion chrétienne a joué un rôle non négligeable dans le processus d'intégration. Troisième difficulté à surmonter: où s'arrêterait la frontière de la future Union asiatique? Les États-Unis, l'Australie, l'Asie centrale, l'Asie occidentale et le Proche-Orient, feraient-ils partie de cette carte géographique ?

Pour terminer, nous pourrions dire que la perspective d'une Union asiatique ne devrait absolument pas être écartée, et les acteurs devraient s'inspirer des expériences et des leçons de l'Union européenne et de l'Union africaine pour préparer un avenir commun, avec une vision stratégique à long terme. L'idéal incite les gens à en faire une réalité. Mais l'idéal a besoin du temps et des conditions pour se concrétiser au fur et à mesure.À ce titre, la première phrase qui ouvre le roman historique «Les Trois Royaumes combattants», dont les auteurs se nomment Luo Guanzhong et Shi Naian, pourrait nous servir. Elle nous ditnon sans sagesse: «Sous le ciel, la grande tendance qui se dégage, s'agissant de l'unification et de la division d'un pays, consiste à ce que si le pays est divisé, il finira toujours par se réunifier; s'il est unifié, il finira toujours par se diviser».

Roger Williames
Professeur d'histoire
Université Paris 3 – Sorbonne nouvelle

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The Liancourt Rocks, or Dokdo/Tokoto (독도) in Korean, or Takeshima (竹島) in Japanese (© demis.nl, released in the public domain by its author)
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The Liancourt Rocks, or Dokdo/Tokoto (독도) in Korean, or Takeshima (竹島) in Japanese (© Rachouette, under a WikiCommons license)
Les rochers Liancourt, ou Dokdo/Tokto(독도) en coréen, ou Takeshima (竹島) en japonais
(© carte : demis.nl, placée dans le domaine public par son auteur ;
photo : Rachouette, sous license WikiCommons)
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Affiche de propagande chinoise représentant
avril 2013
Roger Williames
Professeur d'histoire, Université Paris 3 - Sorbonne nouvelle