En septembre 2009, le parti démocrate remportait les élections législatives. Pour la première fois depuis plus d'un demi siècle, les conservateurs perdaient la majorité dans les deux chambres et se trouvaient rejetés dans l'opposition. Certains observateurs jugèrent alors bon d'avertir le monde que le Japon vivait un événement historique considérable, comparable par certains aspects à la rénovation entreprise en 1868. Rien de moins!

Plus d'une année s'est passée depuis la victoire des démocrates et la politique japonaise n'a pas drastiquement changé. Pire, l'État est clairement engagé non pas dans un mouvement de démocratisation des institutions, comme on aurait pu s'y attendre après une alternance si longtemps espérée, mais dans une dérive autoritaire qui n'annonce rien de bon pour les libertés publiques et la démocratie.

Que s'est-il donc passé depuis l'automne 2009? Pas grand chose serait-on tenté de dire eu égard aux promesses des démocrates. Le nouveau parti majoritaire voulait en effet redistribuer plus équitablement les ressources fiscales en favorisant la croissance de la demande intérieure et en prenant des mesures pour favoriser la natalité. Son programme constituait nettement un défi aux politiques néolibérales et un retour à des politiques keynésiennes réactualisées. Par ailleurs, les démocrates avaient promis de renégocier avec les États-Unis le statut de la base d'Okinawa et surtout de mettre un terme à la collusion entre hauts fonctionnaires et grandes entreprises en supprimant la pratique dite du amakudari, mot à mot la descente des cieux, en français plus prosaïquement, le pantouflage.

Après une année de pouvoir des démocrates, rien de tout cela n'a sérieusement été engagé. En fait, ceux qui, dans le parti démocrate, étaient vraiment déterminés à changer les choses ont tout simplement été évincés. Pourquoi et comment?

Pour comprendre ce qui se joue actuellement, il faut faire un peu d'histoire. On sait le rôle et le prestige des fonctionnaires et des administrateurs dans l'organisation de l'État japonais depuis la haute Antiquité et l'importance qu'ils détenaient, même dans la société d'Edo, qui passe pourtant pour féodale. Le confucianisme auquel étaient autrefois attachés les dirigeants n'est rien de moins que la justification idéologique des élites bureaucratiques. Au début du XXe siècle, les hauts fonctionnaires au service du pays constituent de nouveau une élite sortie de l'Université impériale. Les meilleurs étudiants se tournent naturellement vers le service de l'État, qui leur assure respect, sentiment de peser sur les choses et hautes gratifications. La bureaucratie contrôle en grande partie l'État, ne laissant aux politiques qu'une part infime des décisions importantes. Formés par l'Université, les hauts fonctionnaires pensent posséder la science de l'État plus que les politiques obsédés par leur réélection.

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Poster of the series "The Bureaucrats' Summer" (© 2009 / TBS), the second version for television of a novel written in 1975 which describes the corrupt and scandalous habits of a senior civil servant of the Ministry of Industry during the period of fast growth in Japan.

Affiche du feuilleton 'L'été des bureaucrates' (© 2009 / TBS),
seconde adaptation d'un roman de 1975 qui décrit les mœurs dépravées
et scandaleuses d'un haut fonctionnaire du ministère de l'industrie
à l'heure de la Haute Croissance.

A partir des années 1930, on sait le rôle que prennent dans l'appareil d'État les hauts cadres de l'armée. Après leur victoire, les Américains s'engagent dans une politique d'épuration, liquident en effet l'appareil militaire mais se trompent souvent de cible en poursuivant les politiques plutôt que les hauts fonctionnaires. Bien peu de ces derniers seront victimes de l'épuration, à la différence des politiciens. Une étude des carrières des hauts fonctionnaires sur la période entre 1935 et 1955 montre d'étranges ascensions comme si les événements politiques avaient glissé sur eux. Les hauts fonctionnaires les plus talentueux avaient souvent été envoyés dans les colonies japonaises. De retour au Japon après guerre, ils seront souvent à l'origine des décisions, au ministère des finances, du budget et de l'industrie, qui permettront au pays de se lancer dans la Haute croissance des années 1960.

Leur grande victoire, si l'on peut dire, c'est d'avoir réussi à gérer le pays avec les hommes politiques issus du parti libéral démocrate dans une entente quasi parfaite et peu visible. Les dirigeants conservateurs, eux-mêmes souvent issus de la bureaucratie, assurent la stabilité du régime et donc des carrières, et les hauts fonctionnaires n'ont donc guère intérêt à critiquer un système qui leur permet de perdurer. L'alliance fonctionne d'autant mieux que le pays connaît alors une expansion économique que certains observateurs de l'époque croyaient sans limite. Néanmoins, le premier échec de la bureaucratie, c'est l'arrivée au pouvoir de Tanaka Kakuei au début des années 1970. Peu maniable, non issu du moule de l'Université de Tokyo, celui-ci bouscule les hauts fonctionnaires assis sur leurs rentes de carrières. Ceux-ci ne lui pardonneront pas et on peut dire sans trop se tromper que le scandale Lockheed qui mit fin à la carrière politique de Tanaka fut déclenché par des fuites dont l'origine vient du cœur même de l'État. A l'issue de cette affaire, de nouvelles dispositions permettent d'élargir les pouvoirs d'une police d'investigation financière dirigée par des procureurs publics, la kensatsu, pour chasser les politiciens véreux de l'appareil d'État. L'opinion publique applaudit. Une opération «mains propres» contre les hommes politiques semble pouvoir se mettre en place.

Or le problème, c'est que cette police dirigée par les procureurs dispose de pouvoirs considérables d'investigation. Elle peut décider d'elle-même qui elle poursuit sans avoir à se justifier, sur la base de documents dont elle n'a pas à prouver l'origine, et peut même déclencher de nouvelles enquêtes si les premières se sont révélées infructueuses. Tant que le pouvoir conservateur tient les rênes et que l'entente entre politiciens conservateurs et hauts fonctionnaires fonctionne, la kensatsu reste modérée dans ses attaques contre les politiciens, mais c'est néanmoins sous les coups d'enquêtes déclenchées par des procureurs que tombent certains politiques. Les enquêtes visent d'ailleurs le plus souvent leurs secrétaires ou leurs proches et aboutissent à les décrédibiliser.

Or la victoire des démocrates en 2009 sonne le début d'une période de haute turbulence pour l'administration de l'État. En particulier, Ozawa Ichirô, un ancien membre de la faction Tanaka, passé des conservateurs aux démocrates et véritable artisan de la victoire électorale du Parti démocrate, ne fait pas mystère de son souhait de mettre au pas les hauts fonctionnaires. Pour Ozawa, le politique doit primer sur la bureaucratie et celle-ci doit se plier aux directives, et non l'inverse. Dès lors, Ozawa est l'objet d'un bashing insensé relayé par la presse écrite et les principaux médias. Ozawa est corrompu, dangereux et coupable avant même d'avoir été jugé. Les enquêtes sur les financements dont bénéficie Ozawa se multiplient, obligeant Ozawa à renoncer au poste de Premier ministre au profit de Hatoyama. On l'accuse dès l'automne 2009 de manipuler le nouveau Premier ministre qui, d'ailleurs, se retrouve vite confronté à un scandale financier sur ses comptes de campagne, suite à une enquête déclenchée par un procureur.

Pendant l'été 2010, la campagne fait rage au sein du parti démocrate pour la direction du parti et donc le futur poste de Premier ministre entre Kan Naoto et Ozawa Ichirô, qui continue à être présenté de tous côtés comme un politicien coupable et corrompu. Kan l'emporte aux élections internes du parti en septembre et, le 4 octobre 2010, Ozawa, qui a déjà fait l'objet de plusieurs enquêtes infructueuses de la part de la kensatsu, est, cette fois-ci, inculpé, ce qui le conduit à devoir renoncer à son mandat de député. La carrière d'Ozawa est pour l'instant pour le moins compromise.

Cette affaire met en lumière une dérive évidente des institutions japonaises. Comment et pourquoi certains procureurs peuvent-ils sans contrôle déclencher des enquêtes contre des particuliers, fussent-ils des politiciens soupçonnés de corruption, procéder à des perquisitions sans ménagement, rouvrir des enquêtes quand les premières n'ont pas pu fournir de preuves convaincantes? Pourquoi la presse et les médias relaient-ils les accusations qui fuitent du Ministère de la Justice sans jamais chercher à lancer de contre-enquêteset faire leur travail de journalisme d'investigation?

Écœurés par la servilité des grands patrons de presse à l'égard des hauts fonctionnaires et des procureurs, de plus en plus de journalistes désertent les médias officiels et se lancent dans l'animation d'une presse alternative sur Internet par l'intermédiaire de blogs divers et de vidéos diffusés sur la toile. Un contre-pouvoir s'organise lentement. On dénonce les mass gomi (jeu de mot sur medias de masse et poubelles de masse) et on s'en prend à la kensatsu fasciste. Une manifestation contre la toute puissance des procureurs a eu lieu le 24 octobre sur simple appel par internet, et d'autres manifestations du même genre sont prévues. On peut penser que le mouvement «pour en finir avec l'État des procureurs» dénonçant le risque de dictature prendra de l'ampleur malgré le boycottage officiel.

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Demonstration on the 24th of October. The placards read: 'Down with kensatsu fascism!', 'The media are liars!', 'Charging Ozawa is disgraceful!' (2010 - all rights reserved)

Manifestation du 24 octobre. Sur les pancartes, on peut lire :
'À bas le fascisme de la
kensatsu !',
'Médias menteurs !',
'L'inculpation d'Ozawa est indigne !'
(2010 - tous droits réservés)

Au moment même où le gouvernement Kan jette de l'huile sur le feu dans les relations avec la Chine et se range sans vergogne sur les positions des néoconservateurs américains – là où Ozawa voulait rééquilibrer les relations entre Pékin et Tôkyô –, quand certains ministres démocrates évoquent la transformation des forces d'auto-défense en une véritable armée, et la relance économique par le redéploiement d'une industrie militaire tournée vers l'exportation, on ne s'étonnera pas que les États-Unis aient, de leur côté, ouvertement soutenu Kan contre son rival. À l'heure où des bruits de bottes nationalistes resurgissent en Extrême-Orient, avec les tensions qu'entretient la Chine avec ses voisins et les gesticulations imprévisibles du régime nord-coréen, il est urgent que les citoyens reprennent la parole au Japon pour signifier leur attachement aux libertés publiques, à la liberté d'expression et à une politique qui garantisse la paix dans la région.

L'auteur

Pierre- François Souyri est professeur à l'université de Genève où il enseigne l'histoire du Japon, après avoir enseigné à l'Inalco.

Son dernier ouvrage, Nouvelle Histoire du Japon, «rend compte, plus que tout autre, du formidable dynamisme de l'école historique japonaise, de la richesse et de la diversité des études qui ont été menées ces dernières décennies dans l'archipel, révélant un pays que l'on connaissait mal. Intégrant ces acquis considérables, cette Nouvelle Histoire du Japon, qui commence aux temps préhistoriques et s'achève à l'ère des mangas, offre un éclairage passionnant et neuf sur une société qui ne cesse de nous étonner.»

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Cover of the 'New history of Japan' book

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novembre 2010
Pierre-François Souyri
Professeur à l'Université de Genève