La médecine tibétaine, une "science des soins" étroitement liée au bouddhisme


Fernand MEYER
Directeur d'études
Ecoles Pratique des Hautes Etudes, Paris.

LA MEDECINE TIBETAINE.
UNE « SCIENCE DES SOINS » ETROITEMENT LIÉE AU BOUDDHISME


La médecine tibétaine est, au nombre des médecines traditionnelles asiatiques basées sur un corpus écrit, celle qui a été connue, de façon notable, le plus tardivement hors de son aire culturelle. Ce n'est, en effet, qu'à partir du milieu du 20ème siècle, notamment avec l'afflux des réfugiés fuyant au Sud la prise de contrôle du plateau tibétain par l'armée de la jeune République Populaire de Chine, que se sont développées les études sur la "science des soins" (gso-ba rig-pa) tibétaine. Parallèlement, les enseignements dispensés à travers le monde par des maîtres religieux de la diaspora, l'activisme des groupes de défense des Tibétains ou de promotion des médecines alternatives, le développement du tourisme dans des régions de culture tibétaine, et un certain engouement médiatique ont fait connaître à des degrés divers l'existence de cette médecine, et éventuellement ses ressources, au grand public. Enfin, depuis quelques décennies, dans beaucoup de régions de son aire géographique traditionnelle, où elle est maintenant partout confrontée aux avatars locaux de la biomédecine mondialisée, la médecine tibétaine a été l'objet d'une institutionnalisation croissante. Elle a été impliquée, par des organisations non gouvernementales dans des programmes locaux de promotion de la santé primaire ou même de protection de l'environnement, et dans certains cas elle a été intégrée, sous diverses formes, aux systèmes nationaux de santé.

Si nous limitons ici notre propos à la médecine tibétaine savante, il convient toutefois de souligner qu'une grande partie des pratiques autochtones de santé relevait - et relève toujours en bien des endroits reculés - de registres non proprement médicaux : pratiques thérapeutiques populaires profanes, actes formels visant à l'accumulation de mérites (don aux pauvres ou aux institutions religieuses, libération d'un animal promis à l'abattage, patronage de lectures de textes religieux pax exemple), visites aux lieux saints et pèlerinages, bénédictions de grands maîtres religieux, port de charmes de protection, recours aux calculs divinatoires ou astrologiques, rituels d'exorcisme, de longévité ou de guérison, diagnostic ou cure effectué par un médium possédé par un dieu.
Le développement de la médecine savante du Tibet a été intimement lié à celui de sa culture, et donc au bouddhisme qui a fortement marqué tous les aspects de celle-ci. Le bouddhisme présente en effet des affinités étroites avec la médecine à plusieurs niveaux. En tant que doctrine et voie du salut, la guérison de la maladie s'y est imposée, assez naturellement, comme une métaphore de la délivrance ultime de l'asservissement au cycle sans fin des renaissances. Par ailleurs, et plus fondamentalement, le problème de la souffrance est toujours resté au coeur de sa sotériologie. Enfin, cette affinité du bouddhisme avec la médecine fut encore renforcée, au début de notre ère, avec le développement doctrinal du Mahayana et de son nouvel idéal de bodhisattva, "être voué à l'Eveil", pour lequel la guérison des corps meurtris est à la fois l'occasion de cultiver les perfections de la compassion et du don, et un habile moyen de conversion des êtres. La science médicale elle-même fut dès lors susceptible de faire partie du cursus des études bouddhiques, notamment dans les monastères. Vers la même époque, le panthéon bouddhique s'est enrichi de figures à connotation thérapeutique. Parmi celles-ci, le buddha Maître des remèdes (Bhaisajyaguru) devint l'objet d'une intense dévotion en Asie centrale, puis en Extrême-Orient, et plus tard au Tibet.

L'historiographie tibétaine classique situe les origines de sa tradition médicale au 7ème siècle, lorsque le Tibet, alors unifié pour la première fois aux dimensions d'un empire, vint au contact d'anciennes civilisations voisines : l'Inde, la Chine, l'Asie centrale et le monde iranien. S'étant doté d'un système d'écriture emprunté à l'Inde, il put assimiler progressivement un grand nombre de textes (notamment bouddhiques), y compris des ouvrages médicaux. La variété des influences, en particulier indiennes et chinoises, sans doute même gréco-arabes, qui d'après les historiographes tibétains auraient marqué les origines de leur médecine, est corroborée par les documents tibétains anciens et par les traces qui en subsistent dans les traités médicaux qui sont encore en usage aujourd'hui. Au cours des siècles, certaines de ces influences furent abandonnées, tandis que d'autres furent intégrées, avec l'héritage des thérapeutiques autochtones, en un ensemble cohérent de savoirs et de pratiques spécialisés, dont le traité appelé Le Quadruple Tantra (rGyud-bzhi) constitue le corpus de référence pour tous les praticiens tibétains, au sein d'une vaste littérature médicale encore mal connue.

L'enseignement médical, tant les textes que les instructions orales et les techniques pratiques, fut transmis pendant des siècles, souvent conjointement à des enseignements religieux, non pas dans des institutions spécifiques, mais de maître à disciple, en milieu monastique ou non, ou de père à fils au sein de lignages familiaux. Traditionnellement, cet enseignement n'était pas sanctionné par des diplômes formels, et la pratique médicale ne nécessitait pas de légitimation, par une quelconque autorité civile ou religieuse, qui aurait requis un niveau standard de savoir théorique ou d'expertise technique. De plus, les praticiens tibétains n'ont jamais constitué un groupe socioprofessionnel défini, et beaucoup exerçaient principalement d'autres fonctions, en particulier religieuses. Ce n'est qu'à la fin du 17ème siècle que fut fondé, sur la Colline du fer (Lcags-po-ri) près de Lhasa, le premier établissement monastique spécifiquement consacré à l'enseignement médical. Par la suite il servit de modèle à la fondation de quelques autres établissements semblables au Tibet oriental, à Pékin et chez les Mongols. Enfin, la science médicale tibétaine connut un nouvel essor avec la fondation, par le Treizième Dalaï lama en 1916, de l'Ecole de médecine et du calcul astrologique (sMan-rtsis-khang), d'orientation moins cléricale, au coeur même de Lhasa. Néanmoins, à côté de ces centres d'enseignement médical institutionnalisé et sanctionné par des examens, la tradition médicale continua d'être transmise, comme par le passé, hors de tout contrôle officiel, par des praticiens individuels, dans des lignées familiales ou non, à des niveaux de connaissances et de pratiques nécessairement très variés. Des femmes eurent ainsi accès à l'enseignement médical, généralement auprès de leur père.

La science des soins tibétaine, telle qu'elle est exposée dans son traité de référence, Le Quadruple Tantra censé avoir été enseigné par le Buddha Maître des remèdes, n'a rien d'une médecine empirique. Elle fut, au contraire, consciemment élaborée comme un système sophistiqué dont toutes les parties, qu'elles relèvent de l'expérience empirique ou de la spéculation théorique, sont intégrées en un ensemble cohérent soumis aux règles de l'épistémologie et de la logique formelle, et fondé sur un nombre limité de lois naturelles.
Pour la médecine tibétaine, comme pour la médecine ayurvédique indienne à laquelle elle a emprunté l'essentiel de ses bases théoriques concernant la physiologie, la pathologie et la thérapeutique, le corps vivant est constitué d'un substrat organique sur lequel trois humeurs : pneuma, bile et phlegme, remplissent les diverses fonctions vitales. Ces humeurs, le sang et d'autres fluides organiques parcourent le corps dans des canaux distribués en réseau. Si les humeurs confèrent la vie et la santé tant qu'elles se maintiennent en harmonie, l'état de maladie n'est rien d'autre que la manifestation de l'activité pathogène de ces mêmes humeurs en déséquilibre, par excès ou par défaut, sous l'effet de l'alimentation, du mode de vie, des saisons, etc.

Le diagnostic médical est conçu comme l'aboutissement d'un processus d'inférence logique au cours duquel le médecin doit, idéalement, confronter les signes cliniques obtenus par l'interrogatoire, la palpation des pouls et l'observation, surtout de la langue et des urines. En fait, l'examen diagnostique se limite souvent à la prise des pouls, selon une technique qui a été, à l'évidence, empruntée à la Chine.
Le traitement fait appel à quatre types de thérapeutiques censées être, dans l'ordre, de plus en plus drastiques : l'hygiène de vie, la diététique, les remèdes et les gestes externes. Il s'agit, de manière générale, d'opposer aux humeurs en excès, les qualités qui leur sont contraires et, le cas échéant de les évacuer. Parmi les qualités sensibles attribuées aux aliments et aux drogues, leurs saveurs et leur nature chaude ou froide sont particulièrement prises en compte. Les remèdes combinent, dans des préparations variées (essentiellement poudres, décoctions ou pilules), les éléments d'une très riche matière médicale où les produits d'origine végétale prédominent largement. Les gestes thérapeutiques externes comprennent la moxibustion d'emploi relativement fréquent, éventuellement les fomentations et bains médicinaux, les onctions, la saignée et la petite chirurgie.

Depuis trois décennies, la médecine tibétaine a connu d'importantes transformations dans l'ensemble des milieux où elle était traditionnellement pratiquée, aussi bien dans les régions tibétaines de Chine, que dans celles de l'Himalaya ou dans la diaspora. En Chine, elle a été victime des profonds bouleversements qui ont suivi la fuite en exil du Dalaï lama, en 1959, puis de l'extrême violence politique de la Révolution Culturelle. Avec la période de relative libéralisation qui a commencé vers 1980, la médecine tibétaine est toutefois apparue comme l'un des éléments du patrimoine culturel qui ont, malgré tout, le mieux survécu. Elle le doit sans doute à plusieurs facteurs : la place reconnue à la médecine traditionnelle en Chine même, sa disponibilité locale à un faible coût, son orientation pragmatique d'allure rationnelle susceptible d'être encouragée aux dépens de ses aspects religieux, et son aptitude, aisément contrôlable, à servir d'image emblématique d'une politique chinoise voulant se montrer soucieuse de promouvoir à la fois le bien-être et l'héritage culturel des Tibétains. La médecine tibétaine a ainsi été intégrée dans le système sanitaire des régions tibétaines de Chine au prix d'une évolution qui a emprunté certains traits au modèle biomédical :enseignement institutionnel sanctionné par des diplômes, - et donc évolution vers une relative standardisation des savoirs et des pratiques-, sécularisation, professionnalisation, focalisation plus exclusive sur la nature somatique des maladies au détriment de leurs aspects psychoaffectifs ou sociaux, consultation plus impersonnelle des malades dans le cadre formel d'une officine, d'un dispensaire ou d'un hôpital, réévaluation de certaines conceptions ou pratiques en référence à la science moderne, abandon de la préparation des médicaments par les praticiens au profit d'une production spécialisée par des entreprises pharmaceutiques à visées de plus en plus commerciales, recours conjoint à certaines techniques biomédicales diagnostiques ou thérapeutiques. Certaines de ces tendances marquent aussi, à des degrés divers, l'évolution de la médecine tibétaine hors des frontières chinoises sous l'effet de programmes dits de développement, de processus locaux d'intégration étatique, ou encore sous l'impulsion des communautés tibétaines de l'exil. Enfin, la médecine tibétaine, qui est également partout l'objet d'enjeux identitaires, est aujourd'hui présente sur le marché mondialisé des médecines alternatives, auquel les praticiens impliqués ont trouvé à s'ajuster par des infléchissements de leur discours et de leur pratique dont on retrouve l'écho en retour dans leurs milieux d'origine.

Eléments de bibliographie
F. Meyer, La médecine tibétaine. gSo-Ba Rig-Pa, Paris: CNRS Editions, 2007 (réédition)
Y. Parfionovitch, F. Meyer, G. Dorje, Tibetan Medical Paintings, London: Serindia Publications, 1992 (2 vols)
L. Pordié (éd.), Tibetan Medicine in the Contemporary World. Global Politics of Medical Knowledge and Practice, London and New York, Routledge, 2008

Fernand Meyer
Est directeur d'études à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, Section des Sciences Historiques et Philologiques, "Sciences et civilisation du monde tibétain". Enseignant à l'INALCO
Membre de l'UPR 299 du CNRS, "Milieux, sociétés et cultures en Himalaya".
Contact : fmeyer@ vjf.cnrs.fr

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janvier 2009
Fernand Meyer
Directeur d'études EPHE, Sciences et civilisation du monde tibétain, Inalco-CNRS UPR