La politique contestée des zones économiques spéciales en Inde


Une ZES promue par l'État régional à Polepally (Andhra Pradesh),
opposée par la population locale.

Photos, sauf mention contraire : © 2009 - L. Kennedy

En Inde, il ne se passe guère de jour sans que la presse fasse état d'une manifestation ou d'une polémique autour de la politique des zones économiques spéciales (ZES).De quoi s'agit-il? Pourquoi cette politique est-elle si controversée ? Quels sont les points de conflit et qui en sont les protagonistes? A quoi ressemble l'avenir des ZES indiennes?

Les zones franches ne sont pas nouvelles en Inde, car celle-ci fut le premier pays asiatique à expérimenter cette formule à partir des années 1960. Cependant, jusqu'à une date récente, elles restaient très limitées en nombre et en portée: leur contribution aux exportations n'avait rien de remarquable (environ 5 % en 2000). La politique actuelle s'inspire explicitement du modèle chinois, mais en pratique elle est très différente. C'est en 2000, au retour d'une visite en Chine, que le Ministre du Commerce a annoncé la nouvelle politique, espérant ainsi rivaliser avec la performance extraordinaire de son voisin en matière d'exportations.Rappelons qu'à partir du début des années 1990, l'Inde était en train de s'ouvrir aux échanges, dans le cadre d'un programme d'ajustement structurel, mais les réformes étaient impopulaires et tournaient au ralenti. La politique des ZES offrait une voie pour favoriser les échanges et les investissements étrangers sans pour autant exiger la mise en œuvre de réformes politiquement sensibles, notamment celles touchant la législation du travail.

En 2005, un gouvernement de coalition fraîchement élu, mené par le parti du Congrès, décida de renforcer la politique des ZES en faisant voter une loi et en élaborant un cadre réglementaire solide. L'objectif était d'accélérer les investissements privés dans l'infrastructure industrielle, lesquels manquaient cruellement, et de créer des emplois au moyen d'un régime fiscal et réglementaire favorable à la fois pour les promoteurs des ZES et pour les firmes qui s'y établissent. Les exonérations fiscales portent par exemple sur les droits de douane, les taxes indirectes et les impôts sur les bénéfices (pendant un maximum de 15 ans). Les promoteurs restent propriétaires des zones et louent des emplacements à des entreprises. Une disposition importante de la loi: en plus de l'aire de production, une zone peut contenir des commerces et des logements, créant de facto des villes privées.


Panneaux annonçant un lotissement dans le cadre du programme de réhabilitation
pour la ZES de Polepally, Andhra Pradesh.

Cette loi a souligné l'engagement du gouvernement vis-à-vis de l'expansion économique et de l'intégration croissante dans les marchés mondiaux, envoyant ainsi un signal fort au milieu des affaires, qui s'y est rallié rapidement. En effet, la réponse des investisseurs a été extrêmement positive: le gouvernement a reçu plus de 700 projets, surtout en provenance des promoteurs immobiliers, qui sont à des stades variables d'avancement. Par exemple, 573 projets ont à ce jour reçu une approbation «formelle», indiquant que les promoteurs ont réussi à prendre possession du terrain et qu'ils attendent les dernières autorisations. De ces projets, 348 sont «notifiés», autrement dit munis de toutes les autorisations et ayant la permission officielle de démarrer les opérations.Le tableauci-dessous présente un résumé des projets et de leur statut, en janvier 2010.

Résumé des ZES en Inde

ZES fonctionnelles (y compris les anciennes zones d'exportation dites EPZ)105ZES «notifiées»348ZES ayant une approbation «formelle»573ZES ayant une approbation «en principe» (manifestations d'intérêt)147

Source: Ministry of Commerce and Industry, Government of India, janvier 2010 (http://sezindia.nic.in).

Deux différences majeures avec les zones chinoises : primo, les ZES indiennes doivent être développées par le secteur privé, ou en partenariat avec le secteur public, et non pas par l'État ; secundo, les zones chinoises sont vastes, comprenant des régions entières, alors que l'Inde conçoit sept types de zones (multi-produit, secteur unique, etc.) dont la plus petite est de 10 hectares. Aujourd'hui, une majorité des projets sont de petite superficie, et parmi les zones qui fonctionnent déjà, elles ne se distinguent guère en apparence des parcs d'entreprises. Mais 23 grandes zones, dont la taille minimale est de 1000 hectares, ont également reçu l'aval des autorités et celles-ci sont les plus controversées.


La clôture de la ZES contourne un temple.
ZES Reliance-Haryana à Gurgaon, notifiée depuis 2007.

Terres et subsistance

Les terres agricoles et le foncier en général sont les questions les plus discutées de la politique des ZES, car elles cristallisent les autres grands enjeux du développement. Pour le dire simplement, la conversion de terres agricoles ou de pâturages en unités manufacturières ou de services ne se traduit pas nécessairement par des offres d'emploi pour ceux qui ont cédé leurs terrains : en pratique ce n'est pas le cas. De surcroît, les perdants ne sont pas sûrs d'obtenir une compensation: bien que d'autres groupes puissent faire valoir des droits coutumiers sur une parcelle, en général seul le tenant du titre de propriété peut réclamer une compensation. De plus, les droits de propriété ne sont pas toujours définis en Inde: il est courant que l'on ne possède pas de titre légal pour les parcelles que l'on cultive ou pour les pâtures ou forêts que l'on exploite, et puis il y a de nombreux cas de propriété collective, surtout concernant les groupes indigènes.Dans ce contexte, il n'est guère surprenant que les promoteurs de ZES éprouvent des difficultés pour acheter des terrains et qu'ils se retournent vers les pouvoirs publics pour demander de l'aide. Et, bien souvent, les gouvernements des États (provinces), désireux d'attirer des capitaux, sont prêts à leur rendre service. Dans le système fédéral indien, ce sont les États qui sont chargés des questions foncières, et la législation en vigueur (notamment la loi coloniale accordant des droits de préemption, datant de 1894) leur permet d'acquérir de force des terrains «dans l'intérêt général», catégorie qui laisse d'importants pouvoirs discrétionnaires. Même lorsque l'État ne transfère pas directement des terrains à des sociétés privées, il peut leur fournir une aide stratégique pour en prendre possession, en déployant les forces de l'ordre ou en détournant le regard lorsque des pressions sont exercées sur des propriétaires récalcitrants ou sur les manifestants. C'est pour cette raison que la plupart des activistes anti-ZES visent l'État, l'accusant de prendre parti en faveur des grands groupes, indiens ou étrangers, aux dépens du peuple. Ce fut le cas à Nandigram dans le Bengale occidental, où des paysans et des métayers refusant de céder leurs terrains se sont opposés à la police en mars 2007, ce qui entraîna la mort de 14 personnes.


Manifestants à Nandigram, début 2007. © 2007 - Partha Sarathi Banerjee.

L'incident de Nandigram a secoué l'ensemble du pays, et le gouvernement central fut obligé de réagir. Parmi les révisions principales apportées à la politique des ZES, on note une mise en garde à l'égard des gouvernements des États contre l'aide apportée aux promoteurs privés, une injonction aux agents privés d'éviter l'achat de terrains agricoles fertiles et une révision à la baisse du plafond des zones multi-produit, de 10,000 ha. à 5000 ha.En dépit de ces instructions, la plupart des gouvernements provinciaux continuent à amasser les terrains en vue de bâtir un stock, qui peut être proposé à des investisseurs potentiels, que cela soit pour les ZES ou pas. Depuis que les procédures d'investissement ont été simplifiées dans les années 1990, les États se sont livrés à une concurrence acharnée, et les projets de ZES ne font pas exception. Une telle course aux capitaux tend à accorder une importance secondaire aux considérations sociales et environnementales.

Inégalités croissantes

L'aggravation des inégalités régionales, entre États et au sein des États, est une critique supplémentaire portée à l'encontre de la politique des ZES. Cette dernière n'impose aucune restriction sur la localisation géographique des ZES, et n'offre aucune incitation pour qu'elles s'établissent dans les régions à la traîne; il n'est donc guère surprenant que les ZES se soient concentrées dans les territoires les plus développés du pays, où les infrastructures sont les meilleures. Environ 75% des projets approuvés sont situés dans juste six États (sur 28 au total), qui sont les plus industrialisés.Á l'exception de l'Haryana dans le Nord, qui entoure sur trois côtés l'aire métropolitaine de Delhi, les autres États sont dans les régions relativement plus prospères du Sud (Andhra Pradesh, Karnataka, Tamil Nadu) et de l'Ouest (Gujarat, Maharashtra). En termes de performance aussi, ces cinq derniers États ont contribué en 2009 à hauteur de 96% aux exportations en provenance des ZES. Le graphique ci-dessous montre la distribution spatiale des projets approuvés en 2008, ainsi que leur superficie.

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Nombre de ZES approuvées et leur taille moyenne, par État en 2008 / © 2009 - O. Telle, CSH/MTG

La forte présence de développeurs immobiliers parmi les promoteurs de ZES renforce l'argument que la loi SEZ contient des failles majeures, notamment qu'elle offre des avantages fiscaux pour des constructions commerciales et résidentielles, qui font déjà l'objet d'une demande soutenue dans les villes, sans nécessairement donner la priorité aux activités productives. En effet, la plupart des ZES sont très petites – 70% font moins d'un km2 – et sont situées à proximité des grandes villes. En favorisant des infrastructures et la création d'emplois dans les aires périurbaines, on s'attend à ce que cette politique accélèrel'urbanisation; les projections initiales ont estimé l'émergence de 50 à 70 nouvelles villes satellites de cinq cents mille à un million d'habitants chacune.Déjà les centres urbains ont été les premiers bénéficiaires de la croissance rapide de la dernière décennie, tout comme les classes moyennes urbaines.Le creusement des inégalités entre milieux urbain et rural et entre couches les plus riches et les plus pauvres a commencé à inquiéter les décideurs politiques qui craignent qu'un conflit social ne mette fin à l'agenda des réformes. Dans la mesure où la politique des ZES semble exacerber les inégalités, elle pourrait devenir un handicap politique dans une démocratie aussi vigoureuse que celle de l'Inde.

Une autre critique souvent formulée à l'égard des ZES: elles ne favorisent pas l'émergence de nouvelles compétences manufacturières car environ 70% appartiennent au domaine des TIC (ingénierie et services aux entreprises), où la spécialisation indienne est déjà confirmée. Bien que ce secteur des TIC se porte bien, il n'absorbe pas une main-d'œuvre importante. Or la création d'emplois nouveaux constitue sans doute l'enjeu le plus crucial pour l'Inde aujourd'hui dans sa quête d'une transition sans heurts d'une économie agraire à une économie adossée à l'industrie et aux services.


Seule la barrière est contruite à la ZES Reliance-Haryana à Gurgaon,
notifiée depuis 2007.

Perspectives incertaines

Avec l'avènement de la crise financière mondiale, le développement des ZES s'est ralenti, et de nombreux projets ont été mis en attente. En plus de la forte réduction de la demande internationale, qui a sensiblement atténué l'enthousiasme initial pour les ZES, les promoteurs ont eu des difficultés à accéder au crédit. Plusieurs promoteurs ont demandé à ce que leurs projets soient «dé-notifiés», une démarche que la loi n'avait pas prévue. Aussi semble-t-il que l'expérience des ZES perde son élan avant même d'avoir atteint sa vitesse de croisière. Cependant des statistiques récentes indiquent qu'en dépit de la récession économique, les exportations en provenance des ZES ont augmenté de 36% en 2009 par rapport à l'année précédente, y compris pour les biens manufacturiers.Mais, compte tenu de la détermination de l'opposition anti-ZES, la bonne performance économique n'est pas tout; en fin de compte, l'avenir des ZES dépendra peut-être davantage du coût qu'elle fait peser aux élus qui continuent à soutenir une politique si impopulaire.

Loraine Kennedy, Chargée de recherche au CNRS
et directrice adjointe du Centre d'Études de l'Inde et de l'Asie du Sud (CEIAS),
EHESS, Paris.

Pour en savoir plus:

Grasset, Jérémy, Landy, Frédéric (2007) Les zones franches de l'Inde, entre ouverture à l'international et speculation immobilière. Annales de géographie, n° 658, pp. 608-627.

Sivaramakrishnan, K. C., Mukhopadhyay, Partha (2009) “Special Economic Zones: Promise, Performance and Pending Issues”, Working Paper, Centre for Policy Research, New Delhi. Available online: http://www.cprindia.org/moreworkingpapers.php?s=118

Site du projet derecherche : « Politics of India's Special Economic Zones », coordonnépar le Centre de Sciences Humaines et le Centre for Policy Research,New Delhi: http://www.indiasezpolitics.org


Un panneau pour l'une des 26 ZES en construction à Gurgaon, à côté de Delhi.

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mai 2010
Loraine Kennedy
Chargée de recherche au CNRS et directrice adjointe du CEIAS, EHESS, Paris