La reconnaissance du caodaïsme dans le Viêt Nam contemporain : Un jeu d’équilibriste entre passé et avenir

La doctrine et les ambitions politiques du caodaïsme ou «Grande Voie de la Troisième Ère de Salut [proclamée depuis] le Haut Palais» (Cao Ðài Đại Đạo Tam Kỳ Phổ Độ) sont directement orientées vers le peuple vietnamien, lequel aurait pour mission de propager à travers le monde des oracles humanistes produits lors de séances médiumniques, en vue d’acquérir des mérites et de moins lourdes punitions au moment du Dernier jugement (cuộc đại phán xét) et de la Fin du monde (Tận thế). Ces séances d’écriture automatique font intrinsèquement partie de la formation et du développement du caodaïsme. Collectifs ou individuels (via la méditation), elles permettent la réception de messages ou d’oracles en vietnamien ou en français lors de rituels de communication avec les esprits (déités ou ancêtres). La pratique médiumnique caodaïste s’inscrit dans un héritage à la fois taoïste chinois (fuluan 扶鸞 ou fuji 扶乩, «tenir le phénix» ou «le ji», c’est-à-dire un instrument d’écriture), vietnamien (đàn tiên ou culte des Immortels) et occidental (spiritisme kardéciste).

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Temple caodaïste dupliquant l’architecture du Saint-siège de Tây Ninh.
(© 2015 / Jean-François Sabouret, delta du Mékong)Intérieur du Saint-siège de Tây Ninh : l’œil rayonnant du Maître Cao Ðài – alias l’Empereur de Jade – sur un globe céleste.
(© 2001 / Jérémy Jammes, Tây Ninh)

L’idée que le fonctionnaire vietnamien Ngô Văn Chiêu (1878-1932) soit « l’inventeur » du caodaïsme, notamment lors d’une série de visions et de messages de l’Empereur de Jade, ne doit pas faire oublier l’entreprise collective à l’origine même de cette religion et de l’invention de sa tradition théologique. La sociogenèse du caodaïsme a en effet été en mesure de rallier entre eux des réseaux endogènes (entrepreneurs et commerçants, enseignants, maîtres taoïstes Minh, militants politiques, etc.) et exogènes (spirites, francs-maçons, théosophes, colonisateurs « indigénophiles») alors présents dans la société coloniale. Dans ce processus, des groupes médiumniques et millénaristes sino-vietnamiens Minh (ming 明, «Lumière») –désignés comme des «sociétés rédemptrices» par la recherche contemporaine– ont atteint une reconnaissance au niveau national par la vietnamisation et traduction de leurs textes religieux chinois en écriture romanisée vietnamienne (quốc ngữ). Les acteurs impliqués dans cet élan réformateur des Trois Enseignements (confucianisme, bouddhisme, taoïsme) se situent à l’interaction de trois mondes culturels –vietnamiens, français et chinois– qui concourent à générer cette ambivalence identitaire caractéristique aussi bien du panthéon, de l’architecture que de l’origine pluriel de ses pratiques médiumniques.


Temple de l’Empereur de Jade, membre du réseau des sociétés rédemptrices Minh Sư.
(© 2007 / Jérémy Jammes, Hochiminh-ville)

Le nouveau panthéon prend dès lors ses distances de la matrice théologique chinoise pour inclure des figures occidentales spirites (Allan Kardec, Camille Flammarion, Victor Hugo) et chrétiennes (Jésus, Jeanne d’Arc), en réévaluant leur statuts (désignant Jésus comme un saint par exemple). La syncrétisation intentionnelle en cours propose une modernisation des Trois Enseignements traditionnels par une vietnamisation de symboles et personnages non asiatiques.


Autel caodaïste : Jésus au-dessous de l’Empereur de Jade, Bouddha, Lao Tseu et Confucius, temple Nam Thành.
(© 2005 / Jérémy Jammes, Hochiminh-ville)

Dès la période coloniale, le caodaïsme a mis sur pied une hiérarchie administrative hypertrophiée entre les mains d’un groupe de médiums, transformant cette religion en potentiel allié ou rival des forces nationalistes anti-communistes. Cette bureaucratie tire son inspiration de l’Église catholique, avec ses missionnaires (giáo sĩ) et son corps ecclésiastique formé de diacres, prêtres, évêques, archevêques, cardinaux (et même un pape entre 1927 et 1934), avec toute fois l’initiative de conférer un statut hiérarchique élevé aux adeptes féminins (qui peuvent devenir cardinales). Recrutant des milliers de paysans et de fonctionnaires dans les rangs des colonisés dans les dix premières années du mouvement, c’est dans les termes d’une conversion de masse qu’il faut appréhender la genèse du caodaïsme, lequel est devenu un acteur incontournable dans le processus de décolonisation dans le centre et le sud du Viêt Nam, certes avec quelques missions dans le nord, mais vouées à l’échec face au maillage communiste du territoire.

Les ambitions caodaïstes portaient en effet sur des territoires autrement plus vastes que la Cochinchine et tentaient de concrétiser l’utopie d’un État religieux ou d’une «religion nationale» (quốc đạo) — qui aurait pour capitale un Saint-Siège situé dans la province et la ville éponyme de Tây Ninh près de la frontière cambodgienne. Cette province hévéicole était alors peu habitée et son choix révélait déjà les perspectives missionnaires indochinoises du caodaïsme (première mission à Phnom Penh dès 1927). Dans leur élan, les responsables caodaïstes ont parfois eu recours à des alliances militaires et ont affiné des stratégies politiques (en étant armé par les Japonais ou encore les Français dans les années 1940-1950, à la tête de quelque 65000 soldats en 1954). Entre 1964 et 1965, le caodaïste Phan Khắc Sửu (1893-1970) devint même Président de la République du Viêt Nam.

La communauté caodaïste n’a cependant jamais été homogène et elle comprend plus de dix sectes ou branches. Certaines d’entre elles cultivent un neutralisme politique à travers des pratiques ascétiques et le retrait du monde (branche Chiếu Minh, «Unir et Illuminer»); d’autres sont vouées à la cause communiste (Minh Chơn Ðạo, «Voie de la Lumière pure»). Dans cette configuration éclatée du caodaïsme, le groupe Cơ Quan Phổ Thông Giáo Lý Đại Đạo («Organe de diffusion de la doctrine de la grande voie caodaïste») émerge dans les années 1940-1960 et prône à la fois un esprit de synthèse « œcuménique » et de ralliement des branches, ayant recours pour cela à une multitude d’oracles et de publications exégétiques. Toutefois, chacune de ces branches caodaïstes continue de se polariser à partir d’un centre mythologique, symbolique, économique, politique ou institutionnel propre, processus identitaire qui a pour effet de définir leurs relations avec l’État et d’attiser leur concurrence sur leur route vers la légitimité.


Saint-siège de la branche Ban Chỉnh Ðạo.
(© 2001 / Jérémy Jammes, Bến Tre)

Ce passé complexe et ambivalent à bien des égards permet de mieux cerner les trois grandes phases opérées par la République socialiste du Viêt Nam depuis 1976 dans ses rapports avec le caodaïsme. La première phase correspond approximativement aux dix premières années du régime (1976-1986). Elle se caractérise par ses mesures répressives physiques à l’encontre des dirigeants qui s’opposent à la Révolution marxiste-léniniste et aux anciens collaborateurs avec les Japonais, Français ou Américains. Plus d’un millier de caodaïstes ont été emprisonnés, et 39 d’entre eux exécutés. L’activité médiumnique se voit dénoncée comme un instrument politique visant à créer un État dans l’État. Elle est de fait interdite, tout comme le sont le culte collectif, les activités missionnaires et éducatives. Les trois millions d’adeptes ainsi que leurs temples et centres de méditation sont officiellement placés sous le contrôle du Front de la Patrie du Viêt Nam (Mặt trận Tổ quốc Việt Nam). Un Conseil de Gestion (hội đồng chưởng quản) est installé à la tête de chaque branche caodaïste, également contrôlée au niveau provincial par le gouvernement (via un Comité religieux, Ban tôn giáo).

La deuxième phase débute fin 1986, à l’issue du VIeCongrès du Parti communiste vietnamien, c’est-à-dire à un moment où le Viêt Nam désire entamer un « renouveau » (đi mới) dans sa politique géostratégique et économique. L’athéisme d’État a progressivement laissé place à une reconnaissance contrôlée d’un utilitarisme social, d’une allégeance et d’une loyauté du religieux (religions et croyances) envers l’identité nationale. Ce tournant montra les signes extérieurs d’un certain assouplissement avec les groupes religieux par rapport aux premières années, débouchant même sur un certain dynamisme missionnaire (caodaïste, évangélique, nouveaux mouvements religieux) depuis la fin des années 1990. La transformation à ce moment du Saint-siège de Tây Ninh en site touristique illustre parfaitement ce renouveau religieux. Depuis 1995, le caodaïsme a même obtenu un statut légal de «religion» (tôn giáo), en contrepartie d’une transparence dans toutes les activités des branches admises. De plus, une organisation caodaïste qui montre au moins 20 années de stabilité et de bons rapports avec les autorités gouvernementales est en mesure de demander sa reconnaissance comme branche officielle de la religion. Ce fut le cas, parmi d’autres, des branches suivantes: Tiên Thiên (1995); Chiếu Minh Long Châu, Minh Chơn Ðạo, Truyền Giáo Cao Đài (1996); Tây Ninh et Ban Chỉnh Ðạo-Bến Tre (1997); Bạch Y (1998); Chơn Lý et Cầu Kho Tam Quan (2000); Minh Lý Đạo (2006).

Depuis, les temples sont rouverts, d’autres construits, et des exégèses publiées. Si les activités ordinaires de cultes (prières, sermons, cérémonies) continuent de devoir être programmées et autorisées chaque année, elles dépendent moins de l’arbitraire décisionnel des autorités locale ou provinciale que de l’aval gouvernemental du Comité religieux.

Dans le prolongement, est rétabli en 1998 au sein de chaque temple et branche un organe de charité (cơ quan phước thiện), véritable bras social du caodaïsme banni après 1975. Dans les zones rurales et urbaines, le caodaïsme peut dès lors redéployer son système philanthropique et de protection économique ou physique (dispensaires, hospices de vieillards, maternités, prêts à taux préférentiels), créant ou renforçant des liens clientélistes entre les temples et les populations dans le besoin (paysans, vieillards, malades, jeunes, etc.). Une évolution significative, dans le sens d’un assouplissement du rapport de pouvoir avec le gouvernement, est notable après la promulgation de «l’Ordonnance gouvernementale sur la Croyance et la Religion» (Pháp lnh Tín ngưỡng Tôn giáo, 2004). Celle-ci encourage les groupes religieux à développer des activités caritatives, médicales et éducatives, et offre une reconnaissance officielle et à durée déterminée aux acteurs religieux les plus solidaires et loyaux avec la nation.

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Autel en l’honneur de Hồ Chí Minh au-dessus d’une bibliothèque caodaïste, dans le temple Nam Thành, l’un des temples fondateurs de la religion.
(© 2005 / Jérémy Jammes, Hochiminh-ville)Affiche officielle commémorant les 50 ans du premier temple de la branche Ban Chỉnh Ðạo au Nord.
(© 2012 / Jérémy Jammes, Hanoi)

Démographiquement, la branche de Tây Ninh a été reléguée au second rang, après celle de Bến Tre (Ban Chỉnh Ðạo), dans le delta du Mékong (recensement national de 2009), avec approximativement un million d’adeptes chacune. La branche de Bến Tre, fondée en 1934, est présentée comme politiquement plus « neutre » et incluait en réalité des militants communistes dans ses rangs.

Finalement, la vitalité de la religion Cao Đài se mesure également outre-mer, avec 15 000-20 000 adeptes répartis sur plus de seize pays. La majeure partie d’entre eux proviennent des vagues migratoires des boat people et appartiennent à la branche la plus anti-communiste, celle de Tây Ninh. Entre 1992 et 2006, une organisation fédérait cette communauté, l’association Cao Dai Overseas Missionary (CDOM). En parallèle, le gouvernement vietnamien montra dès la période de « rénovation » des signes d’ouverture pour faciliter le retour et l’investissement des boat people au Viêt Nam.


Autel principal dans un temple en banlieue parisienne.
(© 2006 / Jérémy Jammes, Alfortville)

En novembre 2006, des négociations ont ainsi abouti entre CDOM, les autorités actuelles du Saint-siège de Tây Ninh et les ministères des Affaires étrangères vietnamien et cambodgien pour permettre le rapatriement et le culte au Viêt Nam du corps momifié de Phạm Công Tắc (1890-1959), médium charismatique mort en exil à Phnom Penh. En contrepartie, CDOM modéra son discours anti-communiste, qui entraîna d’ailleurs sa dissolution.

La pleine intégration de cette communauté transnationale dans le Viêt Nam contemporain demeure, on le voit, polarisée autour de deux moteurs idéologiques du caodaïsme, que sont, d’une part, l’utopie d’une religion nationale et missionnaire et, d’autre part, la libre pratique du médiumnisme caodaïste –toujours interdite. Cette situation idéologique stimule activement une production clandestine de messages oraculaires, à la fois outre-mer et au Viêt Nam, gage d’un dynamisme de la religion. Ces textes médiumniques, plus ou moins politisés, reflètent à leur tour la multipolarité du fait caodaïste, avec sa riche palette de branches, chacune héritière d’une histoire singulière avec le communisme et le pouvoir central.

Jérémy JAMMES
Directeur de l’Institute of Asian Studies
Universiti Brunei Darussalam
Maître de conférences (Anthropologie et Études religieuses)

Co-éditeur de la collection « Asia in Transition »

Bibliographie

Jammes, Jérémy. 2014. Les Oracles du Cao Đài: Étude d’un mouvement religieux vietnamien et de ses réseaux. Paris: Les Indes savantes.

Werner, Jayne S. 1981. Peasant Politics and Religious Sectarianism: Peasant and Priest in the Cao Dai in Viet Nam. New Haven: Yale University Southeast Asia Studies.

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Basudeb Chaudhuri
Economist, CSH-New Delhi / University of Caen