Langues, culture, influence

Jeune étudiant en langue et civilisation vietnamiennes à l’Ecole Supérieure de Hanoi au début des années 90, il n’était pas rare que mes compatriotes en poste à Hanoi me demandent pourquoi j’apprenais le vietnamien: «est-ce bien sérieux?», «l’anglais suffit!», «c’est beaucoup d’investissement pour un faible retour!», «c’est du temps perdu si le Vietnam ne se développe pas!»…

Passionné par mes études qui me permettaient progressivement d’accéder (péniblement) à un minimum de communication «directe» ou «sans filtre (humain ou linguistique) » avec mes camarades étudiants vietnamiens ainsi qu’à un environnement culturel complexe via l’apprentissage de la langue, j’avais alors trouvé une réponse qui coupait court à toute argumentation: «Cela me permet d’aller au marché et de négocier seul le prix de mes oranges!» . Boutade, certes, mais qui finalement m’a permis de dégager quelques éléments structurants.

Tout d’abord, j’étais en mesure d’établir une relation directe avec mon interlocuteur qui m’était gré de l’effort fourni pour apprendre sa langue. Relation maladroite dans les premiers temps, mais au moins sincère et personnelle, qui me permettait de limiter le nombre d’intermédiaires dans la communication. Ceci pouvait déboucher sur des relations de confiance et de partage avec mon interlocuteur, tout en sachant qu’il faut sans cesse rester prudent car il y a au Vietnam des fils invisibles pour nous. Je m’aperçus également que certains de mes interlocuteurs souhaitaient également pouvoir communiquer directement avec moi dans une autre langue que leur langue maternelle. S’engageait alors un petit «rapport de force linguistique», le meilleur des protagonistes imposant sa langue de travail à l’autre.

Ce «rapport de force linguistique» pouvait également se transformer en émulation positive permettant des travaux communs indispensables, dans la compréhension de l’autre, à savoir des exercices de traduction (littéraires, économiques) qui ne peuvent se réaliser que dans une approche commune et mixte pour en optimiser la qualité. Mes meilleures expériences dans ce domaine furent les traductions réalisées avec mes camarades Huyền et Nguyệt… Travail de communication, certes, mais plus que cela: appréhension du monde de l’autre avec la langue comme outil de décryptage culturel… Discussion endiablée en français et vietnamienpour saisir le sens; un échange où les langues et les concepts essayaient de s’apprivoiser… et où l’apprentissage de la langue de l’autre permettrait en creux une meilleure connaissance de la sienne… Un apprentissage du français pour moi via le vietnamien et pour mes partenaires, le français comme miroir de leur langue, de leur système de pensée… Une forme de Francophonie «à deux sens», active et partagée…

Pour revenir au cas de la négociation pour le prix des oranges, bien sûr, l’aspect « négociation du prix» prenait alors tout son sens. Cela m’apprit que même en pratiquant la langue de négociation il était difficile d’obtenir un prix «vietnamien». Il était (est) cependant possible d’arriver à un prix largement inférieur à celui pratiqué pour les «Tây» (Occidentaux).

Et enfin, le plus important de tout, cela me permettait de réaliser mes activités en liberté et indépendance dans le cadre local qui m’était imparti. Je me faisais mon jugement. Pas forcément toujours en accord avec la réalité, mais au moins je ne dépendais pas d’une tierce personne pour me dire quoi penser et/ou prendre mes décisions.

Il m’était alors souvent opposé, à juste titre, l’argument de l’interprète. «Prenez-en un!». Ils sont formés, connaissent l’environnement, ont les contacts… Tout cela est naturellement vrai. Cependant, que vous reste-t-il vraiment lorsque l’interprète n’est plus là? Etes-vous maître de votre action? De votre réseau? Quelle est votre réelle capacité d’influence? Par ailleurs, est-ce que vos propos ont été correctement «transmis, entendus?».

Je me rappelais alors des commentaires du Père Léopold Cadière au sujet des interprètes: «Oh! Méfiez-vous de l’interprète! Vous êtes maître de votre pensée; vous savez ce que vous voulez demander mais il n’est pas de même pour l’interprète (…) Il ne traduira donc pas exactement ce que vous lui aviez dit d’où l’inexactitude ou l’imprécision dans les réponses, lesquelles seront-elles-mêmes traduites plus ou moins exactement en français. Double cause d’erreurs ou d’imprécision. L’interprète peut influencer la réponse par la manière dont il pose la question. Lui-même peut influencer la marche générale de votre enquête. Cette question d’influence est d’une grande importance».

Le rapport entre maîtrise de la langue, non pas en tant qu’outil de communication (permettant de converser), mais en tant qu’outil de création et de développement du lien interpersonnel, d’appréhension culturelle permettant à l’individu de se transmuer dans un environnement «étranger» est alors posé. Cadière poursuit: «Les débats tournent en faveur de l’une ou de l’autre des deux parties, selon la manière dont l’interprète traduit les questions. Je ne parle pas de traduction matériellement inexacte. Je ne fais allusion qu’à des réticences, qu’à des nuances presque insaisissable de sens, qu’à des mots presque synonymes employé pour un autre, qu’à un air de sévérité et de reproche, ou de bonté ou d’encouragement, employé à propos et qui ferme la bouche de l’interlocuteur, ou, au contraire le pousse à dire tout ce qu’il sait»…

Cette notion de maîtrise de sa pensée, de son action, de son influence est bien antérieure à Cadière.

En 1669, le commerce français dans le Levant accuse un retard par rapport aux autres nations européennes en raison de plusieurs faits: «taxes et vexations extraordinaires, et des avanies pour en tirer de l’argent»; la présence de plusieurs nations commerçantes dans le Levant diminue les possibilités des Français; les marchandises françaises sont (réputées) de mauvaise qualité; les Français ne savent pas négocier et établir le prix des produits négociés. Les marchands français se plaignent donc des mauvais traitements parmi lesquels le sentiment de non confiance vis-à-vis des interprètes locaux chargés de traduire les négociations entre les français et les turcs. Colbert étant très attaché au commerce intérieur et extérieur français, une vraie politique va être menée pour favoriser le développement des échanges: édit de mars 1669 relatif à l’affranchissement des taxes de douanes pour le port de Marseille, arrêt du Conseil royal de commerce relatif à l’envoi de jeunes garçons Français à Constantinople et Smyrne pour se former aux langues orientales et devenir les futurs interprètes et intermédiaires: les Drogmans.

Image
Illustration

Jean Baptiste Adanson, drogman, 1802
© Konrad Westermayr [Public domain], via Wikimedia Commons

Ces personnes, initialement issues du Levant (pour la plupart fils de diplomates ou commerçants français établis dans l’Empire ottoman ou des chrétiens locaux) bénéficiaient d’une formation à l’Ecole des Jeunes de Langues au Collège des Jésuites de Paris. Puis, les Drogmans ont progressivement été recrutés en France à partir du 18e Siècle et notamment après la Révolution[1]. Ces Drogmans devenaient ainsi les intermédiaires de confiance liés à nos intérêts, et avaient pour rôle de maîtriser ce maillon important de la relation et de la confiance nécessaires à la bonne conduite du commerce et de l’influence. Perdre ce « maillon », c’est perdre la capacité à écouter la source, à négocier, à influencer directement dans la langue et la culture du partenaire, du client. Garder la maîtrise de ce « maillon », commence par pouvoir percevoir, appréhender l’environnement dans lequel nous évoluons. Le philosophe hollandais Spinoza définissait cette perception dans son Traité de la Réforme de l’Entendement (écrit inachevé entre 1665 et 1670) comme s’appuyant sur 4 modes d’acquisition : Les 5 sens, l’expérience acquise, le raisonnement et l’intuition.

On peut être amené à se demander si la conduite des affaires, du commerce, de l’influence telle que présentée il y a maintenant quelques siècles reste pertinente dans un monde où la globalisation va croissante et où l’ère du numérique nous apporte des nouveaux outils nous permettant d’abolir les frontières physiques, culturelles et linguistiques dans ce que certains considèrent le «village global[2]» où l’anglais suffirait à pallier un déficit linguistique et culturel?

Les progrès indéniables réalisés par des outils automatiques de traductions comme Systran, Google Trad, (et bien d’autres) sonnent-ils la fin de l’apprentissage des languesen permettant une communication presque instantanée avec son interlocuteur étranger ? Par ailleurs, l’avènement de l’Intelligence Artificielle va-t-elle rendre désuète le facteur humain dans cette notion de capacité d’appréhension culturelle, à savoir être en mesure de percevoir la grille de lecture de son interlocuteur pour être en mesure de prendre rapidement la décision pertinente dans un lapse de temps de plus en plus réduit avec des structures de plus en plus «agiles».

Image
Illustration

Inalco, 65 Rue des Grands Moulins, 75013 Paris
© Jean-Philippe Eglinger

En effet, La montée du numérique dans un système économique de plus en plus soumis à un environnement incertain tend à modifier la structure des organisations les obligeant à passer d’une structure «pyramidale» à une structure en «réseau» pour une meilleure agilité. Les cultures d’entreprises et institutionnelles qui étaient jusqu’à présent principalement fondées sur le paramètre «hiérarchie» semblent tendre progressivement vers la notion de «collaboration» et évoluer vers les modèles d’affaires organisés autour de l’approche «Produit/service & Support» qui privilégient la notion «relation & partenaire». Enfin, la «valeur» sera concentrée non plus sur le «produit» mais sur «l’expérience client», à savoir la façon dont le client souhaite utiliser (consommer) le produit ou le service. Cela va demander une connaissance plus approfondie des habitudes du client et des orientations futures.

Image
Illustration


© MichaelKrigsman / www.cxotalk.com

Par ailleurs, comme le notait Alain Juillet, ancien Haut Responsable pour l’Intelligence Économique en France et actuel président du CDSE (Club des Directeurs de Sécurité des Entreprises), dans un article des Echos le 16 janvier 2017[3], «Ce qui lui sera demandé (au dirigeant/décideur), ce sera la capacité de prise de décision instantanée. Il devra se différencier en apportant une vision, une réflexion, une intuition...»

Cet aplatissement de la structure hiérarchique, cette nécessité de contact direct, peut également signifier le retour à la notion de «savoir-être» permettant au décideur de comprendre la «grille de lecture» de sa cible, mieux être capable de rentrer dans son environnement afin d’en saisir le mode de fonctionnement et de pouvoir alors l’anticiper. En effet, dans les nouvelles organisations du travail, le manager va devenir alors un facilitateur, un animateur de réseaux interne plus qu’un chef. Sa fiabilité dans l’entreprise sera déterminée par sa réputation opérationnelle et sa capacité à mettre en réseau plutôt que par son niveau hiérarchique.

En effet, dans un monde passé d’un environnement stable où la gestion du risque se faisait à partir d’un historique existant à un environnement instable, la gestion du risque implique d’avoir accès à la connaissance sous-jacente de cet environnement en perpétuel évolution impliquant une compétence opérationnelle plus marquée, en prenant en compte l’aspect culturel du pays considéré.

Comme cela avait été noté dans le document de la Délégation Interministérielle à l’Intelligence Economique en 2015: «A l’international, l’incompétence interculturelle est un facteur de crise majeur alors qu’à l’inverse, la connaissance de la culture d’un pays partenaire est une prévention efficace[4]».

Les outils peuvent être d’une grande aide à sélectionner un nombre de paramètres, à automatiser des tâches consommatrices de temps, à filtrer le bruit. Cependant, la compréhension de l’environnement, le contact, l’intelligence interculturelle, la mise en perspective finale, resteront selon moi de l’ordre de l’humain. Dès lors, l’expérience, l’intuition, alimentées par la compétence linguistique et culturelle doublée d’une connaissance du terrain resteront des éléments déterminants dans la capacité de compréhension et d’anticipation des enjeux ainsi que dans la capacité à délivrer un message adapté et influent dans un contexte étranger.

Jean-Philippe Eglinger
Directeur de Việt Pháp Strategies, société visant à développer les relations d’affaires entre la France et le Vietnam dans différents domaines économiques et évoluant autour des trois axes suivants:

- Prestations d’Intelligence Economique en France et au Vietnam en Competitive Intelligence, Corporate Intelligence, Social Intelligence et Business Intelligence dans les domaines de l’agroalimentaire, santé, NITC.
- Plateforme d’informations et de qualification des prospects et de mise en relation entre les PME/Start Up françaises et vietnamiennes dans les domaines suscités. Accompagnement opérationnel de ces structures tant au Vietnam qu’en France.
- Formations interculturelle/Intelligence Economique au profit des institutions, entreprises clientes pour une meilleure efficacité commerciale et opérationnelle de celles-ci en France et au Vietnam.

Chargé de Cours à L’INALCO (Vietnamien des Affaires, Filière Interculturelle), au CNAM (Relations Professionnelles) et à l’Université Thang Long de Hanoi (Intelligence Economique, Ecosystème Start Up).

Bibliographie

CadièreLéopold, Croyances et pratiques religieuses des Vietnamiens, Paris, EFEO, 1992.

Volle Michel, Rochet Claude (dir.), L’intelligence iconomique. Les nouveaux modèles d'affaires de la 3e révolution industrielle, de Boeck, 2015, 181 p.

Harbulot Christian, Manuel d’Intelligence Economique, Paris, PUF, 2012, 432 p.

Contact :jean-philippe.eglinger@vietphapstrategies.com

Image
Couverture
octobre 2017
Céline Bénéjean
Directeur de Việt Pháp Strategies (VPS), chargé de cours à L’INALCO, au CNAM et à l’Université Thang Long de Hanoi