L'après-guerre et la démocratie d'opinion au Japon

Après des années de débat, le Parlement japonais est sur le point d'adopter avec une très large majorité (seuls le Parti socialiste et le Parti communiste s'y opposant) les « lois d'urgence nationale » (yûji hôsei). Leur importance est grande puisque ces lois abolissent pratiquement l'article 9 de la Constitution de 1946 qui interdisait au Japon d'entreprendre une guerre. Il y aurait peut-être lieu de s'en réjouir si elles devaient signifier pour le Japon l'amorce d'une politique internationale indépendante en coupant le cordon ombilical à l'égard des Etats-Unis, mais c'est plutôt le contraire qui semble exact.

En mars dernier, alors que des millions de personnes ont défilé dans les rues de Rome, Madrid et Londres pour exprimer leur opposition au ralliement de leur Premier ministre à l'invasion américaine en Irak, au Japon, seuls quelque cinquante mille manifestants à Tôkyô ont exprimé leur opposition au soutien du Premier ministre Koizumi à la politique de George Bush. On est loin des gigantesques manifestations contre la guerre du Vietnam qui animèrent tout le Japon entre 1965 et 1972.

Pourtant, selon les sondages réalisés à la veille de l'intervention américaine en Irak, 80 % de la population japonaise se disait opposée à la guerre. Quoiqu'on pense de l'intervention américaine, ce décalage entre l'opinion publique japonaise exprimée au travers des sondages et l'absence d'une expression populaire dans la rue invite à s'interroger sur l'état de la démocratie au Japon. Tout se passe comme si le pacifisme japonais se réduisait aujourd'hui à un vœu pieux désormais inopérant en termes politiques. A une jeune femme interrogée pourquoi les gens ne manifestaient pas comme en Europe, elle a répondu qu'elle-même aimerait bien mais qu'elle n'avait pas de « savoir faire » en la matière. Cette jeune femme est représentative de la cassure qui s'est produite au Japon entre la politique et la société civile. D'où vient une telle cassure ? Pour reprendre une expression qui fut chère à la gauche japonaise des années cinquante, où en est la « démocratie d'après-guerre » (sengo minshu shugi) ?

En prenant garde de ne pas hypostasier l'« opinion publique », on peut dire que celle-ci ne dispose plus de la culture politique qui jusqu'au milieu des années soixante-dix lui permettait encore d'aboutir à une expression concrète. De même qu'elle a pratiquement perdu tout contact avec les syndicats et les mouvements citoyens, l'opinion publique japonaise n'est également plus relayée par les partis politiques d'opposition (PSJ et PCJ). Elle est même de plus en plus méfiante à l'égard de tous les partis politiques y-compris le PLD au pouvoir, comme en témoigne le relatif succès des candidats indépendants aux élections locales. Ce mouvement des non-affiliés constitue aujourd'hui la deuxième « force politique » avec le « parti des abstentionnistes » et peut être interprété de manière optimiste comme un renouveau possible des partis politiques. Mais la réélection récente d'Ishihara Shintarô au poste de gouverneur de Tôkyô est lourde de menaces et de contradictions : son populisme antiparti s'accompagne de mesures de démantèlement de la protection sociale, sans parler de ses propos xénophobes à l'égard des minorités coréennes et chinoises résidant au Japon. Ainsi coupée de ses relais de représentation, et malgré son pacifisme affiché, la société civile japonaise n'était-elle pas toute mûre pour accepter les « lois d'urgence nationale » ? Pour essayer de répondre à cette question, il est utile de remonter un peu plus haut le cours de l'histoire, en envisageant notamment l'évolution du syndicalisme.
Entre 1952 et 1960, la lutte contre le « coopérationnisme » menée par la fédération syndicale Sôhyô, proche du Parti socialiste, allait de pair avec le mouvement d'opposition au traité de sécurité militaire nippo-américain (ANPO). Ces deux mouvements de contestation prirent fin de manière spectaculaire en 1960 avec la défaite des mineurs de Miike (dans le sud du Japon). Par la suite, hormis quelques mouvements sporadiques et minoritaires, il n'y aura pratiquement plus de grève dans les entreprises du secteur privé au Japon.
En 1975, surgit un mouvement de grève important dans le secteur public pour rétablir le droit de grève des fonctionnaires (ce droit leur avait été enlevé par l'armée d'occupation américaine en 1947). Mais ce sursaut du mouvement ouvrier allait se heurter à une contre-offensive idéologique du gouvernement présentant les fonctionnaires grévistes comme des paresseux incapables de se soumettre à la modernisation nécessaire des infrastructures de la nation. Le syndicat des cheminots japonais, Kokurô, fut la première cible de cette offensive. La privatisation et le démantèlement des chemins de fer nationaux en sociétés régionales à partir de 1986 furent un alibi pour une répression massive contre le Kokurô qui représentait alors, avec le syndicat des enseignants, le syndicat des postes et celui des collectivités locales, l'un des principaux soutiens de la centrale syndicale Sôhyô. L'objectif publiquement avoué du Premier ministre Nakasone Yasuhiro était de porter le coup de grâce à la Sôhyô, principal appui du Parti socialiste. De fait, en 1989, ce qui restait de la Sôhyô fusionnait avec sa grande rivale, la confédération Dômei, pour former la Rengo, une confédération mammouth et ronronnante de plus de huit millions d'adhérents (réduite aujourd'hui à sept millions) censée susciter une force sociale-démocrate à la japonaise. Le Parti socialiste se désagrégea progressivement pour ne plus occuper aujourd'hui que quelques sièges au Parlement. Si les partis politiques de la « gauche » japonaise portent des noms analogues à leurs homologues français, des différences considérables, tant idéologiques que structurelles, les distinguent. Il n'est pas inutile néanmoins de s'interroger sur les raisons profondes qui ont pu motiver la volonté du PLD d'éliminer ses adversaires politiques et de contraindre le syndicalisme au silence. Il importe pour cela de recadrer l'histoire du Japon dans son contexte international.
Pour le peuple japonais, les Etats-Unis restent une sorte de « très grand vainqueur », puisqu'il fut le premier à « fouler l'archipel » et doublement étranger puisque « blanc ». Mais ils furent vainqueurs par l'usage de l'arme la plus terrible jamais utilisé dans l'histoire, une arme tellement redoutable qu'elle a maintenu le monde entier dans un « équilibre de la terreur » pendant quarante ans. Le grand vainqueur militaire d'hier est également devenu le principal partenaire et concurrent économique du Japon. C'est ainsi qu'après les guerres de Corée, du Vietnam et la première guerre du Golfe, les Etats-Unis ont entraîné le Japon à soutenir la deuxième guerre d'Irak.
C'est cette relation qui a fixé les grandes institutions politiques et économiques, et largement sociales, du Japon d'aujourd'hui. Elle a donné au Japon la Constitution de 1946, à laquelle s'est attachée la gauche pacifiste pour son article 9. La portée symbolique de cet article aurait même pu dépasser les frontières du Japon, si le gouvernement japonais en avait défendu plus activement le principe auprès de la communauté internationale. La « démocratie d'après-guerre » a en tout cas marqué une nouvelle ère pour le Japon. Le Parti communiste et le Parti socialiste purent s'enraciner parallèlement à la formation de syndicats indépendants, et le développement de mouvements d'opposition contre le traité de sécurité nippo-américain ou les bases militaires. A la fin dans les années soixante, ces mouvements ont inspiré la lutte antipollution puis dans les années 1970 quantité de mouvements d'habitants et de citoyens engagés sur des actions très pragmatiques. Cette démocratie de la base (grassroot democracy) imprègne toujours la vie politique. Tant que le « petit peuple », le demos, s'implique dans la politique, il y a des raisons de croire en la démocratie. Mais a-t-il les moyens de penser par lui-même et de s'exprimer autrement que par la procuration anonyme et individualisante des sondages d'opinion ?
La relation nippo-américaine a entraîné une répression syndicale sans équivalent dans « le monde libre », de la « Purge rouge » contre les communistes dans les années 1947-1952 jusqu'aux stratégies d'élimination des socialistes par la suite. Du slogan des ouvriers communistes pour « le contrôle de la production » (seisan kanri) dans les années quarante, puis le slogan des ouvriers socialistes pour « la démocratie sur le lieu de travail » (shokuba de no minshu shugi) dans les années cinquante, aujourd'hui, il ne reste rien que l'énorme « ventre mou » que constitue la centrale syndicale Rengo et de nouveaux syndicats très actifs, fermes et innovants mais ultra minoritaires. Quant aux partis de cette « éternelle opposition », privés de cette base concrète sur les « lieux de production » de la richesse, ils sont réduits à une portion congrue au Parlement.

Comme nous l'avons mentionné plus haut, le mouvement ouvrier et le pacifisme ont entretenu des relations étroites. Mais ces deux mouvements se sont progressivement coupés de l'opinion publique japonaise jusqu'à aboutir aujourd'hui au vote des « lois d'urgence nationale ». Quoi qu'on pense du contenu de ces lois, la quasi-absence d'opposition à leur vote porte à douter de la démocratie japonaise. Malgré leur faiblesse numérique et leur faible impact médiatique, on peut cependant interpréter la présence de nombreux jeunes dans les manifestations contre la guerre d'Irak comme une rupture avec l'apolitisme qui a largement dominé toutes les années 1980-1990.

Un film documentaire intitulé « Vivre comme des humains ; l'hiver des cheminots japonais » apporte également des éléments d'espoir et de réflexion. Projeté depuis près de deux ans à travers tout le Japon grâce à un enthousiaste « mouvement de projection » (jôei undô), ce film montre comment la résistance des cheminots du Kokurô à la répression syndicale qui suivit la privatisation des chemins de fer. Si ce film n'apporte pas de réponse aux préoccupations concernant le vote des « lois d'urgence nationale », il réussit à établir un lien positif entre « l'opinion publique » et la société civile en permettant aux spectateurs de rencontrer les membres du syndicat et de débattre de questions longtemps occultées par les médias. Les jeunes ne voient pas seulement ce film comme une histoire révolue mais comme une expérience qui les concerne de près alors qu'ils sont de plus en plus confrontés à la précarisation du salariat.

Ce film pose également avec acuité des problèmes qui dépassent les frontières japonaises et pourraient susciter de salutaires rapprochements. A bien des égards, l'histoire du mouvement ouvrier et du syndicalisme dans le Japon d'après-guerre précède celle d'autres pays industrialisés, notamment la France. De sorte qu'à l'heure décisive de la réforme du système des retraites, des perspectives de régionalisation et de privatisation du service public, l'histoire du Japon comporte un puissant message d'alerte. On peut se demander par exemple ce qu'il adviendrait du Parti socialiste français si, à l'issue du conflit qui les oppose actuellement au gouvernement, les syndicats de la fonction publique française devaient connaître le sort de leurs homologues japonais.

*Paul JOBIN: Maître de conférences à l'Université Bordeaux 3, chargé de cours à l'Institut national des langues et civilisations orientales à Paris et chercheur associé INSERM-EHESS.
*Yoshio MIYAKE: Maître de conférences à l'Université de Chiba, chercheur invité en 2002-2003 par l'Université Paris X Nanterre.
*Noriko BERLINGUEZ-KONO: Maître de conférences à l'Université de Lille 3, chargée de cours à l'Université Paris 3 et chercheure associée EHESS.

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(Manifestation contre la guerre en Irak devant l'ambassade des Etats-Unis à Tokyo, le 21 mars 2003.
juin 2003
Paul JOBIN , Yoshio MIYAKE , Noriko BERLINGUEZ-KONO
Maître de conférences à l'Université Bordeaux 3, chargé de cours à l'Institut national des langues et civilisations orientales à Paris et chercheur associé INSERM-EHESS.