L'Asie centrale : une appellation à discuter ?

L'expression Asie centrale est née en 1826 dans l'ouvrage Tableau historique de l'Asie de J. Klaproth et est apparue dans les récits des voyageurs russes (N. Muraviev, Ja. Khanykov) pour décrire l'espace qui s'étale de la mer Noire à la mer d'Okhotsk. Depuis les premières mentions elle n'a cependant jamais pu être appliquée à une région bien clairement définie.

Au cours du temps, les limites géographiques de l'Asie centrale ont fluctué dans le cadre d'approches qui ont été entreprises selon des optiques contrastées et cloisonnées par des situations politiques et idéologiques diverses, ou en fonction de la formation initiale des chercheurs. Ces approches ont conduit à une représentation de l'Asie centrale qui est surtout un patchwork d'observations et d'opinions sans connexions. Des connotations de nature différente – historiques, linguistiques, ethnographiques ou ethnologiques, culturelles, géographiques, économiques et politiques – se côtoient dans les différentes définitions qui en ont été proposées, comme le montre la variété des dénominations qui tout au long du temps n'ont jamais recouvert la totalité de cette aire géographique.

A l'égard de cette région, le discours scientifique semble avoir sans cesse eu recours à des définitions fondées sur l'exclusion : tandis que, par exemple, les sinologues, iranisants et turkisants ont procédé par l'exclusion du monde ex-soviétique, les spécialistes soviétiques ont en revanche fait abstraction du Tibet et de la Mongolie. Comme l'a remarqué G. Imart, cette méthode d'exclusion se reflète paradoxalement dans la multitude des dénominations des régions de l'Asie centrale comme la Transoxiane, l'Iran Extérieur, la Mongolie Extérieure, le Mawerannakhr, le Sinkiang, qui contiennent toutes la notion d'une localisation « en dehors ou au-delà de quelque chose ».

Transformée en zone-tampon, brisée en aires culturelles dont le centre de gravité se trouvait ailleurs (par exemple dans des systèmes mediterranéo-, turco-, irano-, tibéto- ou sino-centristes) et trop longtemps infestée par le problème « centre-périphéries », l'Asie centrale, carrefour de civilisations, n'a jamais été reconnue comme objet d'étude en soi, hormis sous l'angle des influences exercées par les mondes voisins.

La complexité d'une vision générale de cette aire historico-géographique se traduit dans la difficulté que l'on a pour établir des rapports nets entre les diverses dénominations exprimées dans les différentes langues qui en ont parlé (voir, pour le français : Asie centrale, Asie moyenne, Asie médiane, Asie intérieure, Haute-Asie; pour l'anglais : Middle Asia, Central Asia, Inner Asia; pour l'allemand : Mittelasien, Zentralasien; pour le russe : Srednjaja Azija, Central'naja Azija, Vnutrennjaja Azija; pour l'ouzbek : Urta Ocië, Markazy Ocië). La difficulté est la même dans l'histoire difficile de l'élaboration de ces définitions sur la base des critères géographiques, géologiques, climatiques, linguistiques, ethnologiques, religieux, etc.

La vision ptoléméenne de cette partie du monde, enrichie par la topographie venue des sources arabo-persanes, a influencé la géographie européenne jusqu'au XVIIIe siècle: la Sarmatie d'Asie, la Scythie et la Sérique de Ptolémée coexistent avec le Pays de Gog et de Magog de la tradition médiévale, la Tartarie qui évoque l'existence de l'Etat des Mongols vu par les voyageurs du XIIIe siècle et qui se divisera en Grande et Petite Boukharie, les Steppes qui sous-entendent l'absence des limites, et l'Iran et Touran [Turkestan] qui s'opposent à la frontière du Mawerannakhr (littéralement « au-delà du fleuve [Amou-darya] ») ou – si l'on emploie le terme hellénisant proposé par B. d'Herbelot dans sa Bibliothèque orientale (1697) – de la Transoxiane. Les rapports entre ces termes, ainsi que leurs limites, sont ambigus à cause de multiples confusions. La tentative de Cl. Visdelou (missionnaire jésuite en Chine, 1656-1737) d'introduire le nom générique de Haute-Asie (dans le sens d'Asie lointaine) et de délimiter avec précision ces espaces, est resté sans suite, bien qu'il ait inauguré le processus de décomposition final du mythe ptoléméen.

Globalement, malgré le défaut d'informations précises sur l'ensemble de la région, les efforts des premiers orientalistes sont fructueux. Ils introduisent en effet une terminologie topographique qui reste plus ou moins d'actualité jusqu'à nos jours, mettant en place des oppositions structurales comme celles des « nomades-sédentaires », des « mondes chinois–turc–indien », de la paire « Haute-Asie – Basse-Asie » et en alignant sur l'Oural le concept de la frontière entre l'Asie et l'Europe communément accepté vers le tournant des années 1790-1810.

L'adoption définitive de l'appellation Asie centrale, née à l'aube du XIXe siècle, est due à A. von Humboldt. En 1843, en retenant le terme Asie intérieure pour qualifier l'espace limité au sud par la chaîne de l'Himalaya et au nord par la ligne Astrakhan – Orenbourg – base de la Sibérie méridionale – Haut-Irtych – Amour, il propose, sur la base des reliefs, de classifier la région entre hauts plateaux et régions basses. La partie centrale de cette Asie intérieure est limitée aux extrémités sud et nord par les mondes « anglo-hindou et russo-sibérien », dans le cadre de l'espace défini par les méridiens du Balor [Kâfiristân] ou du Kachmir, et du lac Baïkal ou de la grande sinuosité du Fleuve Jaune. Les caractéristiques naturelles de cette Asie centrale sont proches de la Haute-Asie (hauts plateaux), mais opposées à l'Asie boréale ou au Touran (terres basses).

En 1877 F. von Richthofen ajoute à ce schéma d'importants détails marqués par le déterminisme environnemental. Il divise l'Asie intérieure en trois zones définies selon des paramètres purement géologiques, comme le caractère de la stratification du sol, des dépôts de sel du terrain et du régime hydrographique: 1) la zone centrale, hydrographiquement fermée et « centripète », où l'eau s'évapore sans écoulement et où tous les produits de la destruction géologique séjournent à la surface du bassin, 2) la périphérie, « centrifuge », qui débouche vers l'océan, et, enfin, 3) la zone de transition. L'appellation Asie centrale est ici réservée « à la cavité desséchée du Han-haï [le Sinkiang + la Djoungarie + le bord ouest des Mongolies Extérieure et Intérieure] et à toute la région des plateaux tibétains ». La dépression aralo-caspienne, ainsi que les bassins de l'Amou-darya et du Syr-darya sont intégrés à la partie ouest de la zone de transition.

Ce schéma n'a pas été accepté par les scientifiques russes (N. Khanykov), qui ont proposé une autre vision de l'Asie centrale, dont la subdivision est indépendante des rapports terres hautes – terres basses. Sous l'inspiration des intérêts géopolitiques de la Russie, l'Asie centrale de Richthofen, ainsi que le cœur de l'Asie intérieure, sont déplacés dans le Turkestan russe. D'autre part, le dédoublement de la région en deux appellations – l'Asie du Milieu [Srednjaja Azija] et l'Asie du Centre [Central'naja Azija] – permet de distinguer et de définir respectivement le Turkestan russe et les régions limitrophes susceptibles d'être à l'avenir agglutinées à l'empire. Cette dernière distinction, ainsi que la vision segmentée de l'espace asiatique [Petit – Proche – Moyen – Extrême Orients] par les Russes, découle uniquement des projets géopolitiques russes des XIXe – début XXe siècles. Ces derniers se forment après les années 1860, mais leur contenu reste flou jusque dans les années 1910. Aux yeux des Occidentaux, l'utilisation de ces termes par les spécialistes russes montre que le discours a passé d'un plan scientifique, basé sur le déterminisme environnemental, à un plan géopolitique, car les frontières de l'Asie du Milieu ou de l'Asie russe ont pris forme lors de la conquête de la région et pendant le Great Game (années 1860-1900), sans raisons « légitimes » d'ordre « naturel » (géographie, ethnographie, langues). Cependant, le couple Asie du Milieu – Asie du Centre reste d'actualité jusqu'à nos jours et marque la particularité de la tradition russe, puis soviétique, de la même manière que l'utilisation de l'expression « Asie centrale [les quatre républiques soviétiques] et Kazakhstan» due à la délimitation nationale des années 1924-1936.

Pour conclure, on note que les indices imaginaires tant naturels que socio-culturels sont insuffisants pour définir cet espace avec précision. On est toujours confronté à plusieurs scénarios de délimitation virtuelle. Le point de vue maximaliste tente d'englober le Caucase, les cinq républiques centre-asiatiques (Kazakhstan, Turkménistan, Ouzbékistan, Tadjikistan, Kirghizstan), les territoires des plaines de la Sibérie jusqu'aux limites nord, l'Extrême-Orient russe, la Mongolie, la Chine septentrionale (avec le Turkestan chinois, la Mongolie Intérieure et la Mandchourie), le Tibet et les régions septentrionales du Pakistan, de l'Inde, de l'Afghanistan et de l'Iran, et même la partie de la Russie d'Europe jusqu'à Kiev. Cette partie centrale de l'Eurasie (au sens géographique) correspond à l'Inner Asia de certains chercheurs (D. Senior, G. Imart), dont les possibilités d'extensions vont jusqu'au tropique du Cancer. Le scénario minimaliste se limite aux ex-républiques soviétiques qui, conformément à la situation politique, se désignent alternativement comme Asie du Centre ou Asie du Milieu, ou comme ex-Turkestan russe (par opposition au Turkestan chinois et afghan). Cependant, ce brouillard terminologique autour du « milieu du continent » constitue encore un frein aux possibilités d'études de cette aire particulière, qui se voit constamment reléguée dans une zone de périphérie.

9 novembre 2004

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juin 2006
Svetlana Gorshenina
Historienne