L'Asie, laboratoire des capitalismes et des sciences sociales

1. L'Asie n'est pas l'Amérique latine : des trajectoires contrastées de développement.

Longtemps les théories économiques conventionnelles ont avancé que le club des pays industrialisés s'était fermé après la Seconde guerre mondiale, du fait des avantages dont jouissaient les pays les plus avancés en termes d'innovation, de rendements d'échelle croissants, de maîtrise des réseaux et règles du jeu du système international. Les difficultés récurrentes et finalement l'incapacité des pays d'Amérique latine à constituer une base industrielle forte et à promouvoir une croissance régulière plaidaient en faveur de cette hypothèse. En conséquence s'était établie une complémentarité/opposition entre centre et périphérie : les pays avancés échangeaient avec les autres des biens industriels en contrepartie de leur approvisionnement en ressources naturelles.

À partir des années 1960, la percée du Japon reçoit beaucoup d'attention, car bien qu'industrialisé de longue date, il fut surprenant de constater la rapidité avec laquelle les entreprises nipponnes purent rattraper leur retard et comment l'économie connut un taux de croissance à deux chiffres, tout comme ce sera le cas pour la Chine à partir des années 1990. Ces deux pays ne sont pas des exceptions puisque la plupart des autres pays asiatiques ont aussi enregistré le succès de leur stratégie d'industrialisation, au point de susciter une vaste littérature sur le ressort de l'émergence de ces dragons asiatiques, avant même qu'apparaisse le concept de pays émergent dans les années 2000.

L'Asie constitue donc un remarquable défi tant pour les théories de la croissance qui était en vigueur pour les pays développés que pour celles du sous-développement, construites pour rendre compte de leur spécificité par rapport aux économies de vieille industrialisation. C'est aussi une invitation à des recherches pluridisciplinaires afin de comprendre comment la nature des liens sociaux propres à l'Asie façonne les types de capitalismes, les régimes de croissance et leur insertion dans l'économie mondiale.


Salarymen (employés de bureau) japonais, avec le costume de rigueur (© 2008 / Chris Gladis, sous licence Creative Commons)

2. « Le Japon numéro un », un défi adressé au capitalisme américain et ses théoriciens.

Dans la conception américaine qui fait de la firme une entité tout entière vouée à la maximisation du profit, au bénéfice de ses actionnaires, la grande firme japonaise apparaissait comme une anomalie, en quelque sorte une irrationalité : recherche d'une stabilité de l'emploi pour les salariés polyvalents contribuant à la performance de la firme, absence de pouvoir d'actionnaires rémunérés de façon forfaitaire, importance du financement bancaire par rapport au recours aux marchés financiers, constituaient autant de traits qui auraient dû hypothéquer le succès des grands groupes nippons.

C'est sur la base de cette constatation que Masahiko Aoki, chercheur japonais et professeur dans une grande université américaine, a montré que tant la firme américaine A que la firme japonaise J constituaient deux configurations viables d'une entreprise capitaliste, mais qu'elles reposaient sur deux compromis différents entre actionnaires, gestionnaires et salariés et que le réseau de circulation de l'information et la hiérarchie dans la prise de décision variaient en conséquence. D'autres chercheurs japonais avaient déjà montré comment cette originalité expliquait que la croissance et la conquête de parts de marché soient les objectifs privilégiés des firmes et non pas la simple recherche du profit. Cette caractéristique n'était pas sans conséquence sur le régime de croissance du Japon.

De la même façon, des collègues japonais utilisèrent les travaux menés au sein de la théorie de la régulation, qui portaient sur les États-Unis et la France, afin d'éclairer les spécificités de leur pays. Il en ressort un fort contraste entre le rapport salarial typique du fordisme américain et celui qui prévaut dans les grands groupes japonais. Alors que dans le premier la croissance de la rémunération est codifiée et institutionnalisée en contrepartie d'une flexibilité de l'emploi, dans le second c'est la permanence de la relation «compagniiste» qui fait de toutes les autres composantes du contrat de travail autant de variables d'ajustement. Au demeurant, l'organisation du travail est différente dans l'un et l'autre cas, comme en témoigne une comparaison terme à terme des usines d'automobiles au Japon et aux États-Unis. D'où le nom de rapport salarial toyotiste, donné à cette configuration originale et par extension au régime de croissance correspondant.

Dans l'une et l'autre de ces problématiques, se trouve mis en évidence le concept d'hybridation. En effet après la Seconde guerre mondiale, les tentatives d'importer au Japon les méthodes américaines de production de masse se heurtent à une série d'obstacles tenant à la nature des relations professionnelles, au degré de concentration industrielle, à la faible taille du marché et aux conséquences des destructions de la guerre. Il fallut en outre tenir compte des valeurs et de la culture qui prévalaient dans la société de l'époque. N'est-il pas remarquable qu'un économiste mathématicien Japonais, Michio Morishima, ait avancé l'hypothèse que le confucianisme fut l'équivalent du protestantisme pour expliquer l'essor du capitalisme asiatique ? Ainsi ce que la littérature continue de qualifier d'américanisation fut en fait un lent et tâtonnant processus d'adaptation plus que d'imitation, donc finalement d'hybridation et d'innovation, donnant naissance à une forme originale de capitalisme. Mutatis mutandis un tel processus sera réitéré dans la plupart des autres pays du sud-est asiatique, donnant lieu à autant de nouvelles trajectoires socio-économiques, en Corée et à Taiwan, à Hong Kong et à Singapour.

3. Le boom, la crise, la stagnation : les crises sont parties intégrantes du capitalisme.

Ainsi la diffusion de méthodes de production et de formes d'organisation en direction de nouveaux espaces s'avère un facteur de transformation des régimes socio-économiques. Cependant ce processus d'hybridation n'est pas le seul mécanisme à l'œuvre. En effet, il ressort des études historiques de longue période menées à partir de la théorie de la régulation que la lente transformation des systèmes techniques, des organisations et des institutions peut conduire à un brutal renversement de la conjoncture économique. La notion d'endométabolisme, forgée à cet effet, permet de décrire pourquoi l'économie nipponne qui était devenue dans les années 80 une référence pour les économistes et les spécialistes de la gestion connaît d'abord un emballement spéculatif et suscite un grand optimisme en l'avenir, puis intervient un brutal renversement qui se traduit par un long processus de réduction du prix des actifs immobiliers et de la bourse, sans que jamais le taux de croissance ne retrouve les niveaux antérieurs.

En effet, à peine reconnu comme modèle à imiter, le Japon entre en crise sous la pression des mêmes facteurs qui ont conduit à son émergence et à son succès : l'intensification du travail propre au rapport salarial toyotiste rencontre des limites tant sociales qu'économiques, la remarquable efficacité productive génère un excédent de la balance commerciale qui suscite les pressions nord-américaines en vue d'une libéralisation de l'économie nipponne et son ouverture aux flux financiers internationaux. Ces deux transformations induisent une progressive perte de contrôle de la conjoncture par la Banque Centrale et le Ministère des Finances car le pilotage de l'économie par l'administration perd de son efficacité. Les autorités nippones sont prises au dépourvu par un emballement spéculatif des années 1980, qui se retourne brutalement et marque l'entrée dans une nouvelle phase de l'économie nipponne : l'ancien mode de régulation compagniiste évite une dépression cumulative mais ne permet pas un retour aux tendances des années 1970 et 1980, alors qu'aucune stratégie claire du gouvernement et de l'administration ne permet l'émergence d'un nouveau régime de croissance. C'est une grande crise, ou crise structurelle, au sens de la théorie de la régulation. À ce titre le Japon est le pays industrialisé qui anticipe sur les crises qui vont se succéder et dont l'origine commune est l'entrée en conflit ouvert entre la globalisation commerciale et financière et la persistance de compromis institutionnalisés domestiques, forgés dans l'histoire longue.

En 1997, nombre de pays asiatiques connaîtront une crise équivalente, même si elle n'aura pas les mêmes conséquences. Cet épisode suggère deux enseignements. D'abord il faut se défier de l'admiration naïve de modèles supposés garantir le succès et une croissance sans limite. Ensuite, au-delà de la sophistication des outils monétaires et fiscaux de gestion de la conjoncture, de grandes crises peuvent survenir, d'autant plus probables qu'aura été maintenue longtemps l'illusion d'un modèle sans faille. Hélas ces enseignements tirés de l'histoire asiatique n'ont pas été pris au sérieux par les responsables de l'Union Européenne pas plus que par les autorités Nord-américaines.

4. Corée du Sud, Hong Kong, Singapour et Taiwan : encore d'autres formes de capitalisme.

On trouve fréquemment dans la littérature économique, une taxonomie des capitalismes en fonction de leur origine géographique et l'on oppose ainsi l'Asie à l'Amérique latine. Ou encore, les spécialistes de la variété des capitalismes tendent à classer tous les pays européens comme appartenant à un même modèle caractérisé par une coordination par les institutions, à l'opposé des capitalismes anglo-saxons dans lesquelles le marché est l'instance essentielle, à défaut d'exclusive.

Pour sa part la théorie de la régulation insiste sur la dépendance des formes de capitalisme par rapport à certains compromis fondateurs qui sont ensuite actualisés et amendés au cours du temps mais qui conservent une même tonalité au mode de régulation et au régime de croissance. Ainsi l'industrialisation de la Corée est plus tardive que celle du Japon, les chaebol ne sont pas la réplique exacte des kereitsu, car l'impulsion étatique à travers une ambitieuse politique industrielle est beaucoup plus marquée en Corée alors qu'au Japon les autorités publiques jouent plutôt le rôle de médiateur et catalyseur des grands projets industriels. De plus en Corée les luttes du mouvement ouvrier, par exemple celle de 1985, ont joué un rôle déterminant dans la constitution d'une forme originale de capitalisme. De la même façon, le succès de Taiwan a bien pour origine lointaine certaines des institutions léguées par la colonisation japonaise, mais la prépondérance de petites et moyennes entreprises et leur articulation productive avec la Chine continentale font de ce pays une autre forme de capitalisme, dotée de caractéristiques propres.

En conséquence, il serait abusif de parler d'un modèle de capitalisme asiatique, tout comme on ne saurait avancer l'hypothèse d'un capitalisme européen, tant la crise de l'euro manifeste l'opposition entre une Europe du Nord et une Europe du Sud. Non seulement l'histoire socio-politique est largement spécifique à chaque entité nationale, mais encore une analyse en coupe internationale des caractéristiques institutionnelles, organisationnelles et techniques des capitalismes contemporains montre que le décollage de l'Asie accroît la diversité des capitalismes, puisque les pays asiatiques se distribuent selon des configurations contrastées et parfois extrêmes. Un premier groupe est constitué par le capitalisme des villes, Hong Kong et Singapour, alors que dans le cadran opposé on trouve l'Indonésie et les Philippines, formes de capitalisme semi-agrarien. La Malaisie, la Thaïlande et, dans une certaine mesure, la Chine ont pour propriété commune une industrialisation grâce à l'essor du commerce extérieur, alors que Corée du Sud, Taiwan et Japon définissent un capitalisme tiré par l'innovation et l'exportation. Plus proches des autres capitalismes industrialisés, ces trois pays s'en distinguent cependant par leur trajectoire de long terme et alliances politiques contemporaines.

Ces diverses formes de capitalisme asiatique deviennent de plus en plus interdépendantes du fait de l'accentuation de la division du travail au sein de l'Asie. La Chine se trouve être le centre d'impulsion de cette nouvelle donne et les autorités publiques ont engagé un processus de rattrapage technologique d'une rapidité sans précédent, ce qui n'est pas sans susciter nombre de tensions au sein de l'Asie comme avec les États-Unis.


Disputes Chine-Japon
(
image utilisée avec la permission de Cagle.com,
© 2012 / Paresh Nath, The Khaleej Times, UAE)

5. Un chantier prometteur pour les sciences sociales

Ainsi s'intéresser à l'Asie n'est pas simplement une préoccupation d'aire géographique car ce devrait être aussi et surtout le vecteur de programmes de recherches interdisciplinaires et un melting-pot associant l'économie politique, l'histoire sociale et politique, les études culturelles, les spécialistes de la gestion et bien d'autres disciplines encore des sciences sociales. C'est l'une des stratégies de recherche afin de rendre intelligible un monde contemporain en rapide transformation, marqué par l'interdépendance accrue de régimes socio-économiques contrastés.

Robert Boyer
Institut des Amériques
économiste, chercheur associé

Autre article exclusif de Robert Boyer sur le site du Réseau Asie :
La Chine, un défi pour les sciences sociales


Références:

Aoki Masahiko (1988) Information, Incentives, and Bargaining in the Japanese Economy, Cambridge (UK): Cambridge University Press.

Boyer Robert (2004), La théorie de la régulation: les fondamentaux, Repères, La Découverte, Paris.

Harada Yuji & Hironori Tohyama (2011), “Asian capitalisms: institutional configurations and firm heterogeneity”, in Boyer Robert, Uemura Hiroyasu and Akinori Isogai (eds), Diversity and transformations of Asian Capitalisms, Routledge, London, pages 243-263.

Morishima Michio (1984), Why has Japan “succeeded”? Western technology and Japanese Ethos, Cambridge University Press, Cambridge.

Socio Economic Review (2013), Special Issue, “Asian capitalisms: bringing Asia into the comparative capitalism perspective”, vol. 11, Issue 1.

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octobre 2013
Robert Boyer
Institut des Amériques Paris