Un ancien diplomate qui lit et parle couramment le chinois mandarin pourrait devenir, selon les sondages d'opinion, le prochain Premier ministre australien, à l'issue des élections au Parlement fédéral qui auront lieu en 2008. Kevin Rudd, le chef de l'opposition, a certes un profil assez atypique parmi les hommes politiques australiens, mais le tropisme asiatique du chef du Parti travailliste est révélateur de la transformation récente du pays.

L'implication de l'Australie en Asie a tout d'abord été liée à des considérations stratégiques. L'importance croissante des pays d'Asie comme marché d'exportation et l'ouverture à l'immigration asiatique et plus généralement d'origine extra-européenne (la « White Australia Policy » a été graduellement abandonnée entre 1973 et 1978) ont ensuite induit une plus forte intégration dans l'espace de l'Asie Pacifique. La société australienne tend à devenir multiculturelle, la plupart des immigrants asiatiques adoptant ce qu'il est convenu d'appeler les « valeurs australiennes » ; tout en goûtant aux joies du surf et du barbecue. Il s'agit cependant d'une évolution assez lente. Les Britanniques et les Néo Zélandais représentent toujours les deux premiers contingents d'immigrants. Les Néo Zélandais sont les seuls à pouvoir entrer sans visa. Pour les autres immigrants, les critères à remplir pour obtenir un visa d'entrée sont pratiquement devenu les mêmes pour tous (un examen d'anglais est généralement exigé pour les ressortissants de pays non-anglophones).

L'ouverture sur l'Asie se manifeste également par la présence dans la haute administration et les grandes entreprises de responsables parlant une langue asiatique, le plus souvent le japonais, le chinois ou l'indonésien, ou ayant vécu en Asie. Environ un million d'Australiens, souvent jeunes et hautement qualifiés, résident à l'étranger. La plupart d'entre eux se trouvent au Royaume-Uni, aux Etats-Unis ou au Canada, mais ils sont également nombreux en Asie. Cette ouverture se manifeste aussi par la présence massive d'étudiants asiatiques, l'enseignement supérieur australien étant devenu le quatrième secteur exportateur. Les universités australiennes attirent par ailleurs des chercheurs asiatiques (mais aussi européens et américains) à la fois comme sur des emplois permanents et dans le cadre de poste de chercheurs invités durant des conges sabbatiques. L'Australie est devenue au cours des dernières décennies l'un des principaux foyers au monde pour les recherches sur l'Asie, en économie, sciences politiques, histoire et sociologie. L'Australian National University (ANU), l'alma mater de Kevin Rudd, joue un rôle particulier dans ce domaine du fait de la proximité géographique avec le gouvernement fédéral, le siège du gouvernement se trouvant comme l'ANU à Canberra, la « capitale du bush » (l'intérieur).

Alors que, dans la plupart des pays occidentaux, les études asiatiques se sont développées à la fin du XIXe sous la forme d'études orientalistes, elle ont pris leur envol en Australie après 1945 dans le cadre d'une collaboration étroite entre chercheurs académiques en anthropologie, histoire, sociologie, sciences politiques et économiques, et les responsables de l'intelligence militaire et économique. L'Australie était trop proche de l'Asie pour que la dimension stratégique de la recherche sur l'Asie puisse être négligée, et cela est toujours vrai de nos jours.

Jusqu'en 1941, malgré la proximité géographique et les flux migratoires en provenance d'Asie (fortement réduits il est vrai après l'adoption en 1901 de la « White Australia Policy »), les Australiens ont pu se considérer comme plus proches du Royaume-Uni, leur mère patrie et principal partenaire commercial, que de l'Asie. Cependant, dès le début de la colonisation britannique, des relations économiques étroites avaient été établies avec l'Asie. Le thé de Chine et le sucre de Java étaient bien meilleur marché en Australie qu'en Europe, ce qui contribuait à donner aux immigrants britanniques l'impression de débarquer dans un pays de cocagne. Sur les bateaux venant de Chine arrivèrent aussi comme chercheurs d'or des dizaines de milliers d'immigrants chinois qui participèrent au Gold Rush des années 1850-1860. Ils représentaient 3% de la population australienne en 1861, mais la majorité d'entre eux repartirent avant la fin du XIXe siècle.

La véritable prise de conscience de la proximité géographique de l'Asie intervint comme un choc brutal, en 1942, lorsque Churchill informa le gouvernement australien, après la chute de Singapour, que la priorité britannique était de défendre la Birmanie et l'Inde. L'Australie devrait compter sur ses propres forces. L'aviation japonaise bombardait alors Darwin (et d'autres villes du nord du pays) et des sous-marins de la Marine impériale menaient des incursions dans le port de Sydney. L'intervention militaire américaine mit rapidement fin à ces menaces, mais cet épisode laissa le sentiment d'une extrême vulnérabilité. Les considérations stratégiques ont donc joué un rôle fondamental dans la formulation de la politique asiatique de l'Australie après 1945, avec un soutien sans faille aux Etats-Unis, se manifestant en particulier par l'envoi de contingents militaires australiens pendant les guerres de Corée et du Vietnam, puis plus récemment en Irak.

Dans les années 1950 et 1960, le Japon a progressivement perdu son statut d'ancien ennemi honni (on trouve toutefois chez les bouquinistes un grand nombre d'ouvrages relativement récents décrivant le sort des prisonniers australiens dans les camps japonais). Il est devenu un partenaire économique essentiel supplantant le Royaume-Uni comme principal importateur de matières premières et fournisseur de produits manufacturés dans les années 1970. Au cours des décennies suivantes, les relations économiques avec les autres pays de la région se sont également renforcées. La volonté de poursuivre l'intégration dans l'espace économique asiatique est révélée par les négociations en cours qui devraient aboutir à des accords de libre-échange avec l'ASEAN, la Chine, la Corée du Sud et le Japon. Le renforcement des échanges commerciaux est susceptible d'induire des gains à l'échange. Il expose en même temps l'Australie à un nouvelle forme de vulnérabilité comme en témoigne la décision récente de mettre en place, notamment pour assurer la sécurité des liaisons maritimes, un partenariat militaire bilatéral avec le Japon qui a suscité des réactions négatives de la Chine. L'interdépendance des pays de l'Asie-Pacifique se renforce mais elle ne doit cependant pas faire oublier les asymétries qui résultent des différences de poids démographique et économique.

Pour autant, contrairement aux prédictions de Lee Kuan Yew, l'ancien Premier ministre de Singapour, les Australiens ne sont pas devenus les 'poor white trash in Asia'. Leur pays est toujours majoritairement « blanc », mais il est plus riche que la plupart des pays d'Asie. C'est une corne d'abondance de minerais que les pays d'Asie importent massivement. La qualité de la vie y est élevée (3ème rang mondial pour l'Indicateur de Développement Humain) et les immigrants asiatiques s'y sentent à l'aise, y compris de nombreux Singapouriens attirés par les grands espaces (20 millions d'habitants dans un pays aussi vaste que l'Europe) et probablement aussi par l'ambiance plus détendue que dans leur pays d'origine.

En recevant le 28 mars dernier du Chancelier de l'ANU le titre de docteur honoris causa, Lee Kwan Yew reconnaissait qu'il s'était trompé. Affirmant malgré tout que ses propos étaient peut-être justifiés dans les années 1980, il observait que l'Australie avait changé. En même temps que les hommes politiques asiatiques qui avaient tendance à vouloir exclure l'Australie (et la Nouvelle-Zélande) des accords économiques régionaux ont fini par changer d'avis, les responsables australiens ont effectivement adopté une forme de pragmatisme 'asiatique', comme le montre la décision d'honorer l'ancien homme fort de Singapour en lui conférant un titre de docteur en droit.

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mai 2007
Jean-Pascal Bassino
Senior Lecturer, College of Business and Economics, Australian National University