L'Australie et sa région


Flinders Street, Melbourne / © 2010 - X. Pons

Dans la nomenclature du Conseil de Sécurité des Nations-Unies, l'Australie fait partie des «pays d'Europe occidentale et autres.» Cette classification quelque peu surréaliste souligne la contradiction entre l'héritage historique du pays, où prédominent les liens que cette ancienne colonie britannique entretient avec l'Europe, et son contexte géographique, qui est celui de la région Asie-Pacifique.

Cette contradiction a rendu problématique l'insertion de l'Australie dans sa région – elle y a longtemps fait figure de corps étranger, de bastion de l'impérialisme occidental, voire de symbole d'une ère coloniale désormais révolue. Les déclarations du Premier Ministre John Howard en 1999, revendiquant pour l'Australie le rôle de «shériff adjoint» des Etats-Unis dans cette partie du monde, n'étaient pas faites pour dissiper les malentendus. L'Australie, dont la population a longtemps été à 98% britannique, et où les Occidentaux d'origine continuent de prédominer, a eu beaucoup de mal à renoncer à l'idée qu'elle constituait par essence une nation blanche, un fragment d'Europe égaré aux confins de l'Océan Indien et du Pacifique. Tout récemment encore, un projet de réforme des programmes scolaires a fait l'objet de critiques parce qu'il accordait trop d'importance à la culture aborigène et ne disait mot de la ‘Magna Carta', élément phare de la culture anglaise…

Cette façon presque désespérée de se cramponner à leur identité britannique avait pour origine, chez les colons australiens, le sentiment d'inquiétante étrangeté que leur inspirait le continent. Outre les particularités de sa faune, de sa flore ou de ses paysages, il présentait l'inconvénient de se situer aux antipodes de l'Europe, aux lisières de l'Asie – environnement non seulement étrange mais dangereux pour la poignée d'Européens qui s'y retrouvaient exilés. Pour l'Australie, l'Asie était par-dessus tout l'incarnation du péril jaune. Au milieu du dix-neuvième siècle, à l'époque de la ruée vers l'or, l'arrivée de quelques dizaines de milliers de prospecteurs chinois provoqua une véritable levée de boucliers. Toutes sortes d'arguments furent avancés pour justifier l'hostilité qu'ils suscitaient – leur immoralité, leur goût pour l'opium, leur penchant pour le jeu, etc. – mais c'est bien à la différence raciale qu'objectaient les colons. Ils construisirent un édifice idéologique où se mêlaient patriotisme britannique et idées darwiniennes (compromettre la pureté raciale du pays par un apport de sang ‘inférieur' affaiblirait sa population), d'où il résultait que l'Australie était un continent réservé à la race blanche, qu'il fallait absolument préserver de toute contamination asiatique.

Les difficultés rencontrées par les colonies australiennes pour limiter ou interdire l'immigration chinoise furent un des éléments moteurs du mouvement qui aboutit à fédérer ces colonies en 1901 pour créer le ‘Commonwealth' d'Australie, et donc une véritable nation australienne. L'une des premières mesures votées par le nouveau, Parlement fédéral fut «l'Immigration Restriction Act», qui interdisait de fait l'accès du pays aux gens de couleur et qui inaugurait la tristement célèbre «Politique de l'Australie Blanche», destinée à rester en vigueur jusqu'au début des années 1970.


Mossman Gorge: les Aborigènes aiment faire découvrir leur pays aux visiteurs / © 2010 - X. Pons

Aux craintes d'une invasion pacifique chinoise par le biais de l'immigration était venue s'ajouter la peur d'une agression japonaise, qui se matérialisa bel et bien dans les années 40 et traumatisa les esprits.

Il faut garder à l'esprit cet arrière-plan historique pour comprendre les réticences que continue d'éprouver, à l'égard de l'Asie, une partie de la population australienne, et qui s'incarnent aujourd'hui dans les craintes que suscite la poignée de demandeurs d'asile arrivant d'Irak, du Sri Lanka ou d'Afghanistan.

Au fil du temps, l'Australie s'est progressivement éloignée de son ancienne mère patrie, la Grande-Bretagne, même s'il demeure des liens constitutionnels (la reine d'Angleterre est aussi reine d'Australie) et sentimentaux. Il ne viendrait plus à l'idée des Australiens de dire ‘home', comme autrefois, pour désigner l'Angleterre. Sur les plans économique et stratégique, la Grande-Bretagne a perdu l'importance décisive qu'elle avait jadis pour son ancienne colonie. Son entrée dans l'Europe, en 1973, a mis fin aux relations économiques privilégiées qui en faisaient un marché très important pour les exportations australiennes. L'Australie a dû trouver de nouveaux débouchés, et s'est tournée à cette fin vers l'Asie. Désormais, c'est des pays asiatiques que dépend la prospérité du pays. Ses exportations sont pour l'essentiel absorbées par le Japon, la Chine, la Corée et l'Inde, tandis que ses importations proviennent surtout de Chine, du Japon et de Singapour. Seuls les Etats-Unis s'ajoutent à la liste de ses principaux fournisseurs.

Sur le plan stratégique, il y a longtemps que la Grande-Bretagne a perdu son statut de superpuissance, et, par suite, son rôle de protecteur attitré de l'Australie. Cette dernière a dû se tourner vers les Etats-Unis, qui seuls pouvaient garantir sa sécurité. Après l'appel quelque peu désespéré lancé par John Curtin en décembre 1941 vint, dix ans plus tard, la signature du traité Anzus, pacte de solidarité réciproque entre l'Australie, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis. Il n'offre en réalité que peu de garanties aux partenaires des Américains. Néanmoins, l'Australie y attache une grande importance et se sent protégée.


Sur les rives de la rivière Yarra / © 2010 - X. Pons

On pourrait croire que, pour elle, tout va pour le mieux dans les meilleur des mondes possibles: elle commerce profitablement avec l'Asie, et sa sécurité est assurée par la nation la plus puissante du monde – que demander de plus? Les choses ne sont malheureusement pas aussi simples, et l'on voit resurgir, sous une forme évidemment différente, les traditionnelles contradictions entre le tropisme historique et culturel qui pousse l'Australie vers l'Occident et le tropisme économique qui l'attire en Asie. Pour être plus précis, l'Australie voit son destin suspendu aux tiraillements qui, sur bien des points, se font jour dans les relations sino-américaines.

Aux désaccords traditionnels entre les deux pays sur la question des droits de l'homme s'ajoutent d'autres points de friction. Ainsi, les Etats-Unis reprochent à la Chine la sous-évaluation chronique de sa monnaie, le yuan, qui favorise les exportations, mais nuit aux intérêts économiques américains. S'ils décidaient de prendre des mesures de rétorsion, l'Australie se verrait placée dans une situation embarrassante: à défaut de participer elle-même au bras de fer, elle serait amenée à prendre parti, et donc à froisser l'un ou l'autre camp. Plus grave encore serait une montée des tensions concernant Taiwan. La Chine considère cette dernière comme faisant partie intégrante du territoire national, et a pour but affiché de la ramener dans son giron, par la force si nécessaire. Du temps de la guerre froide, Taiwan faisait figure de rempart démocratique contre la marée communiste, et les Etats-Unis s'étaient engagés à protéger son intégrité. Si d'aventure la Chine utilisait la manière forte pour tenter de s'approprier Taiwan, les Etats-Unis seraient placés dans une situation délicate – ou bien tenir leurs engagements et entrer en conflit avec une Chine dont le poids ne cesse de croître sur la scène internationale et qui pourrait leur faire connaître bien des déboires; ou bien se renier et perdre ainsi beaucoup de crédibilité. Dans le premier cas de figure, l'Australie serait contrainte de choisir son camp, et ce serait de toute façon pour elle un déchirement; dans le deuxième, elle ne manquerait pas de s'interroger sur la valeur réelle de la protection que les Etats-Unis sont censés lui accorder.

L'Australie connaît en outre ses propres différends, tant avec les Etats-Unis qu'avec la Chine, même si les premiers sont moins évidents que les seconds. Kevin Rudd traîne les pieds pour répondre aux sollicitations du Président Obama concernant une augmentation des effectifs militaires australiens en Afghanistan, tandis que le protectionnisme américain en matière agricole irrite les producteurs australiens. Vis-à-vis de la Chine, l'Australie ne sait pas toujours très bien sur quel pied danser non plus.

Les achats massifs de minerai de fer, de charbon et de gaz naturel par la Chine ont permis à l'Australie d'éviter la récession mais cette dernière ne souhaite pas voir des entreprises chinoises prendre des participations trop élevées dans les sociétés minières australiennes, et par suite obtenir un accès direct aux ressources minières du pays. D'où le blocage de la tentative de Chinalco pour acquérir 18 pour cent de Rio Tinto. Le mécontentement qui en a résulté n'est peut-être pas étranger à l'inculpation par les autorités chinoises de plusieurs cadres de cette société pour corruption et espionnage industriel. L'un de ces cadres, Stern Hu, citoyen australien d'origine chinoise, a notamment écopé d'une peine de 10 ans de prison, à la suite d'un procès qui s'est tenu en partie à huis clos et que bien des Australiens jugent contestable.


Wycliffe Well: capitale de l'Australie pour les OVNI... / © 2010 - X. Pons

Il existe aussi des contentieux politiques, incarnés par la visite en Australie d'indésirables (aux yeux des autorités chinoises) tels que le Dalaï Lama ou la personnalité ouighour Rebiya Kadeer, malgré les mises en garde de Beijing. Ce sont des irritants mineurs mais pas insignifiants.

La Chine et l'Australie tirent chacune profit de leurs relations actuelles, et ni l'une ni l'autre n'a intérêt à voir ces relations se dégrader. Il faudrait, pour que cela arrive, une véritable bouleversement de l'environnement international, tel qu'un conflit armé entre Beijing et Taipei, ce qui ne semble pas à l'ordre du jour.

Par rapport aux liens qui unissent l'Australie aux Etats-Unis et à la Chine, les relations franco-australiennes apparaissent sans grande conséquence. S'il existe 33 traités bilatéraux entre les deux pays – leurs sujets vont de l'assistance aux marins délaissés (1879) à la double imposition sur les revenus (2006) - la France ne fait pas partie des dix principaux partenaires commerciaux de l'Australie. Au moins ne saurait-on dire que ces relations sont mauvaises, comme ce fut le cas en 1985 après le sabotage du Rainbow Warrior dans le port d'Auckland, en 1988 après l'épisode tragique de la grotte d'Ouvéa, ou encore en 1995 après la reprise des essais nucléaires dans le Pacifique ordonnée par le Président Chirac. Ces trois faux-pas politiques provoquèrent de violentes réactions anti-françaises, qui sont heureusement bien oubliées de nos jours. La coopération entre les deux pays, qu'il s'agisse de la contribution australienne au Musée du Quai Branly, de l'exhumation de soldats australiens tombés à Fromelles pendant la Grande Guerre, ou encore de l'extension à la France du programme vacances-travail (qui permet à des jeunes de faire en Australie des ‘petits boulots' pour financer leurs vacances aux Antipodes) est sans véritables nuages. Tout au plus pourra-t-on regretter que Canberra n'apporte pas un soutien plus appuyé aux études australiennes dans les universités françaises, comme le fait Ottawa à l'égard des études canadiennes, contribuant ainsi grandement à leur succès.

Si la France joue un rôle positif dans l'imaginaire australien du fait de son art de vivre, de sa gastronomie, et de son patrimoine culturel, elle n'en demeure pas moins un partenaire mineur, car les Australiens ont bien conscience que c'est sur une autre scène – la région Asie-Pacifique - que se joue leur avenir.

Xavier Pons
Professeur d'anglais
EA 801 'Cultures Anglo-Saxonnes' (CAS)
Université de Toulouse

Image
Rainforest, Barron Gorge, North Queensland / © 2010 - X. Pons

Forêt pluviale, Barron Gorge, Nord Queensland / © 2010 - X. Pons

Image
L'Australie et sa région
juillet 2010
Xavier Pons
Professeur d'anglais à l'Université de Toulouse