Le face-à-face Chine-Japon : partenaires économiques, rivaux stratégiques

Le réchauffement des relations politiques entre la Chine et le Japon est sensible depuis la visite du nouveau Premier ministre Shinzo Abe à Pékin le 8 octobre dernier. Pourtant cette embellie ne doit pas masquer la profonde dégradation des relations entre les deux pays depuis plusieurs années, malgré l'intensification de leurs échanges économiques. Les raisons structurelles de cet antagonisme demeurent en effet : le choc des mémoires et la résurgence des nationalismes l'expliquent en partie, mais sa cause profonde se situe sur un autre plan, celui de l'affrontement de deux ambitions. Si les rapports de ces partenaires économiques obligés restent empreints d'une telle méfiance, c'est qu'en réalité ils sont rivaux dans la conquête du leadership en Asie.

Relations économiques florissantes sur fond de divorce politique.

Le Japon est désormais le premier fournisseur de la Chine, qui est elle-même son premier partenaire commercial. Les flux commerciaux entre les deux pays ont doublé entre 2002 et 2005 et cette tendance devrait se poursuivre, tant les deux économies sont complémentaires, du moins à court terme. Cette complémentarité des échanges sino-japonais résulte du différentiel de développement des deux économies sur le plan technologique et repose sur le jeu de leurs avantages comparatifs - avance technologique d'un côté, coût de la main-d'œuvre de l'autre - qui structure une division du travail mutuellement bénéfique. Complémentaires, les deux économies sont également interdépendantes à travers les investissements directs japonais en Chine qui ont doublé depuis 1999 et représentaient au total 53 milliards de dollars fin 2005 ; la dépendance est cependant plus marquée pour la Chine à cet égard, tant la rapidité du développement industriel chinois repose sur l'apport technologique de sociétés étrangères.

Le contraste entre ces relations économiques florissantes et le divorce politique, notamment depuis 2001, n'en est que plus saisissant. Outre des différends territoriaux et la concurrence pour l'accès aux ressources énergétiques, deux raisons principales peuvent expliquer cette détérioration. La lecture divergente d'un passé conflictuel d'abord : ce choc des mémoires concerne la période militariste du Japon et les exactions alors commises en Asie, dont Tokyo estime s'être excusé clairement, alors que la Chine lui reproche de ne l'avoir fait que du bout des lèvres. Selon Pékin, ce sont des dérives négationnistes, et non un authentique remords, qui sont à l'œuvre au Japon : pour preuves, l'homologation de certains manuels scolaires révisionnistes et les visites du Premier ministre Koizumi au sanctuaire Yasukuni, où sont honorés les soldats morts pour la patrie, mais aussi des criminels de guerre. Seconde raison du divorce politique, une affirmation antagoniste des identités nationales qui découle du nouveau contexte géopolitique en Asie et du positionnement international respectif, « ascension pacifique » pour la Chine et aspiration à la « normalisation » pour le Japon.

Au-delà de la rhétorique, le Parti communiste chinois sait que sa légitimité, et donc sa survie, dépendent de deux facteurs essentiels : la poursuite d'une forte croissance économique et le maintien de la cohésion sociale malgré des disparités croissantes de revenus. Pour renforcer cette cohésion, les autorités instrumentalisent le sentiment national et la nippophobie endémique de la population. Le Japon pour sa part veut renforcer sa stature internationale et aspire à devenir un pays « normal », doté d'une capacité de défense à la mesure de sa puissance et des menaces qui pèsent sur sa sécurité. Ces évolutions entraînent un virage à droite du monde politique et de l'opinion concernant les questions de défense et les relations étrangères, notamment avec la Chine. Sentiments anti-japonais de l'opinion chinoise, animosité et méfiance des Japonais par rapport à la Chine : au « patriotisme » chinois nourri des succès du pays mais aussi de nippophobie, répond désormais un « patriotisme » japonais décomplexé qui voudrait recouvrer sur tous les plans les armes de la puissance pour contrer l'influence croissante de la Chine en Asie.

Rivalité sino-japonaise pour le leadership en Asie

Au-delà d'un rapport conflictuel au passé et de l'affirmation antagoniste d'identités nationales, c'est en réalité l'affrontement des ambitions qui oppose les deux pays, car ils briguent l'un et l'autre le leadership en Asie. Chacune des deux puissances dominantes dispose de solides atouts pour y prétendre, mais aucune ne réunit l'ensemble des conditions nécessaires à une hégémonie incontestable sur les plans économique, diplomatique et militaire. Si la Chine maintenait au rythme actuel son expansion économique, son dynamisme diplomatique et la modernisation de ses forces armées, il est probable que sa domination en Asie serait inéluctable à l'horizon du prochain quart de siècle. Le Japon ne peut se résoudre à un tel retournement dialectique de l'histoire tourmentée qui le lie à l'Empire du Milieu et espère bien contenir ces ambitions chinoises grâce à son leadership économique et au renforcement de son influence régionale, notamment en matière de sécurité.

Sa domination économique en Asie est en effet écrasante et il est probable que son avance sur la Chine perdurera durant les deux ou trois prochaines décennies. Sa puissance industrielle est sortie renforcée d'une longue période de crise qui a imposé une profonde restructuration de l'appareil productif et une revitalisation des circuits économiques. L'innovation technologique permanente est au cœur de la compétitivité internationale de l'industrie nipponne, y compris face à la concurrence des nouveaux pays industrialisés d'Asie. Par ailleurs, sa puissance financière reste intacte, malgré la crise des années 90: il reste de loin le premier créancier mondial, son système financier est assaini et ses groupes bancaires se situent parmi les premiers au monde. Cette domination a cependant ses limites, car les perspectives de croissance à long terme sont médiocres, compte tenu du niveau de maturité de l'économie japonaise, de l'endettement très élevé du secteur public et du vieillissement rapide de la population. La Chine au contraire pourrait enregistrer une croissance moyenne de 7% durant les deux prochaines décennies et ainsi rattraper le Japon. Elle dispose pour cela de solides atouts : forte épargne des agents économiques, afflux massif d'investissements étrangers qui stimulent le progrès technologique, importants gisements de main-d'œuvre à bas salaires et donc une excellente compétitivité-prix à l'exportation. Il n'est cependant pas certain qu'un tel rythme d'expansion puisse être maintenu sur une durée aussi longue, car de fortes contraintes pèsent sur la croissance chinoise : montée des inégalités, fragilités financières et surtout dépendance de l'étranger, tant pour les ressources naturelles que pour les technologies et les marchés d'exportation.

Si l'hégémonie économique de l'Empire du Soleil Levant dans la région est incontestable, la Chine dispose en revanche de solides atouts sur les plans diplomatique et stratégique : membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU et puissance nucléaire, c'est un acteur de poids en matière de coopération et de sécurité régionales. Comme pour la politique économique, l'un des buts esssentiels de la politique étrangère chinoise est de conforter la légitimité du Parti par le renforcement de l'influence internationale de la République Populaire de Chine. En découlent trois objectifs : réduire l'influence des Etats-Unis en Asie, s'opposer à toute velléité d'indépendance de Taiwan et empêcher le Japon de s'imposer en Asie comme puissance dominante. Ce dernier, pour sa part, veut s'affirmer comme « puissance globale » et ne se satisfait plus d'être condamné à un statut de « nain politique » par le pacifisme de sa Constitution. Sa candidature comme membre permanent du Conseil de Sécurité lui paraît justifiée tant par son influence économique que par son action diplomatique: première démocratie d'Asie, le Japon estime œuvrer activement au maintien de la paix dans les limites de sa Constitution et peser de plus en plus dans la recherche de solutions aux grands problèmes internationaux. Sa posture pacifiste est elle-même soumise à une double tension, l'aspiration à une « normalisation » et les inquiétudes pour sa sécurité ; ambition nationale et menaces extérieures le conduisent ainsi à redéfinir ses orientations stratégiques et à envisager une réforme constitutionnelle pour clarifier le rôle des forces d'auto-défense et infléchir sa politique de défense dans un sens plus « interventionniste ». Leader économique de l'Asie, le Japon ne manque donc pas pas d'atouts sur le plan stratégique pour contrer les ambitions de la Chine. Pourtant, son action diplomatique en Asie est parfois peu lisible: il désire jouer un rôle régional de premier plan mais oscille entre régionalisme et multilatéralisme, soucieux qu'il est de contourner la méfiance de ses voisins.

Partenaires économiques obligés mais rivaux stratégiques, le Japon et la Chine restent divisés par le poids du passé et plus encore par leurs ambitions. Aucune des deux puissances dominantes ne peut actuellement prétendre à un véritable leadership économique et politique en Asie ; ce leadership ne peut être que partagé. L'émergence d'un tel couple sino-japonais est cependant improbable, même dans un climat politique apaisé : une coopération économique encore plus étroite ne mettra pas fin à leur rivalité stratégique, car les dirigeants de l'Empire du Milieu et ceux de l'Empire du Soleil Levant préféreront sans doute suivre le précepte d'un classique chinois en matière de stratégie : « Considérez vos voisins à la fois comme des amis et comme des ennemis ».

Cette analyse est développée dans la revue Etudes de décembre 2006

*Claude MEYER est maître de conférences à Sciences Po, et chercheur associé à GEM - Sciences Po (Groupe d'économie mondiale).

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février 2007
Claude MEYER
Maître de conférences à Sciences Po, et chercheur associé à GEM - Sciences Po