Le périurbain chinois à l'heure de la globalisation


La ville nouvelle de Songjiang (1) (© 2011 / T. Sanjuan)

Les villes chinoises ont connu de profonds bouleversements dans la période ouverte par les réformes à la fin des années 1970. La création de zones économiques spéciales dans le sud du pays en 1980 et celle de zones de développement économique et technique en périphérie des principales agglomérations des régions littorales en 1984 ont été parmi les premiers moments forts. Le véritable tournant a cependant eu lieu au début de la décennie suivante avec la création de la Nouvelle Zone de Pudong en 1990 et la relance des réformes par Deng Xiaoping en 1992. Les choix politiques tels que la contractualisation du travail, la création d'un marché immobilier et la réforme des entreprises d'État ont ensuite eu un impact décisif sur le tissu économique et social des villes, et ont croisé un recentrage du développement, hier basé dans les zones franches et les campagnes littorales, sur les villes elles-mêmes. Celles-ci, jusque-là «contournées» par les réformes chinoises, en sont devenues au contraire les acteurs, les leaders et les vitrines.

Les territoires urbains ont alors été l'objet de processus de modernisation communs aux mégapoles en développement au sein de la globalisation: extension de la surface bâtie; redistribution des activités secondaires et d'une partie des populations en périphérie; aménagement urbain alliant la construction d'édifices prestigieux à l'imposition d'une nouvelle trame viaire fondée sur l'automobile et à un zonage fonctionnel entraînant d'importantes migrations pendulaires; renouvellement très massif du bâti résidentiel; tertiarisation, gentrification et verticalisation du centre-ville. Une classe moyenne urbaine est apparue avec des salaires en augmentation et l'essor d'une puissante société de consommation, et elle peut se définir par sa capacité à s'être acheté un logement au prix du marché. Cette nouvelle couche sociale se préoccupe aujourd'hui de l'achat d'une voiture ou de voyages touristiques en Chine et à l'étranger.

Dans ce contexte, un tel processus de développement urbain en tache d'huile a entraîné l'émergence de nouvelles banlieues spatialement contiguës à la ville-centre et le renforcement d'un système polycentrique interne à l'agglomération, avec des quartiers éloignés et relativement autonomes du centre-ville en termes de services. Toutefois, les mutations véritablement inédites de l'urbanisation chinoise contemporaine tiennent surtout, et notamment depuis le début des années 2000, à l'intégration des espaces ruraux périphériques, qui étaient restés jusque-là externes aux logiques strictement urbaines.

Ces périphéries hors la ville, relevant de la municipalité centrale mais pas des gouvernements d'arrondissements de la ville-centre, connaissent aujourd'hui de profondes réorientations économiques, de nouvelles fonctions résidentielles et une urbanisation qui leur est propre. Dans le cadre d'ambitieux schémas directeurs, elles peuvent accueillir des équipements d'intérêts régional ou national, un dense réseau de nouvelles routes ou autoroutes, des zones économiques en lien direct avec les réseaux de production internationaux, et organiser l'émergence de polarités secondaires grâce à la création de villes nouvelles.


La ville nouvelle de Songjiang (2) (© 2011 / T. Sanjuan)

Shanghai, un modèle innovant

La municipalité de Shanghai a été dans ce domaine très en avance sur la plupart des grandes villes chinoises. Elle a connu ces vingt dernières années un essor rapide et s'est souvent donnée comme un modèle innovant en matières d'urbanisation en Chine. Dans le cadre de l'ANR-Suds Perisud, d'une coopération avec l'Université normale de la Chine de l'Est, et suivant une logique comparative avec cinq autres mégapoles en développement (Abidjan, Hanoï, LeCap, Lima et Mexico), notre équipe de chercheurs et de doctorants de l'UMR8586 Prodig a ainsi choisi d'analyser les nouvelles tendances de l'urbanisation chinoise à travers l'exemple des périphéries municipales de Shanghai.

Les autorités shanghaiennes ont très tôt essayé de conjurer et orienter la croissance en tache d'huile de l'agglomération centrale. Le projet de la Nouvelle Zone de Pudong, à l'est de la rivière Huangpu, a été une première étape pour compenser l'extension séculaire de la ville issue des concessions étrangères vers l'ouest. Cette zone a été structurée autour d'un nouveau centre financier à Lujiazui, de zones industrielles à Jinqiao ou Zhanjiang, du port de Waigaoqiao et de l'aéroport international de Pudong, puis plus récemment, au sud-est, autour de la ville nouvelle de Luchaogang en lien direct avec le port en eaux profondes de Yangshan. Parallèlement, Baoshan et Minhang prolongent, respectivement au nord et au sud, l'agglomération centrale.

Dans les années 2000, les projets d'aménagement de la municipalité ont porté sur l'ensemble de son territoire et affirmé une logique volontairement intégratrice. Il est alors proposé un redéploiement global des populations et des activités grâce à un système polycentrique ambitieux fondé sur la construction de villes nouvelles, elles-mêmes souvent héritières des anciennes villes-satellites de la période maoïste. Le programme «One city, nine towns», favorisant le développement prioritaire de Songjiang, chef-lieu d'arrondissement, ainsi que celui de neuf autres villes nouvelles (Baoshan, Minhang, Jiading, Nanhui, Jinshan, Fengxian, Qingpu, Luchaogang et Chengqiao), est corrigé en 2006, pour mettre particulièrement l'accent sur trois villes des périphéries municipales: Jiading, Songjiang et Luchaogang (cf.carte1).


Carte 1: Le schéma directeur de la municipalité de Shanghai
Source: Thierry Sanjuan,
Atlas de Shanghai, p. 53 (cartographie de Madeleine Benoit-Guyod, Atlas de la Chine, 2007), collection Atlas/Mégapoles, Editions Autrement,2009.

Ces villes nouvelles s'inscrivent ainsi, à la fois, dans l'histoire de l'aménagement de la municipalité, et sont des vitrines de la modernisation urbanistique et cosmopolite de Shanghai. Elles combinent pour la plupart: un ancien tissu urbain hérité, fait du bourg initial et des réalisations de l'époque maoïste; une ville nouvelle avec des îlots résidentiels, dont l'image promotionnelle se fonde dans chaque ville sur un type d'architecture étrangère (style anglais à Songjiang, italien à Minhang, allemand à Anting), destinés à des classes très aisées –chinoises ou étrangères–, et avec des zones de développement économiques ouvertes sur l'international; et souvent d'une ville universitaire qui accueille les nouveaux campus des universités shanghaiennes, désormais à l'étroit dans la ville-centre (cf.carte2).


Carte 2: La ville nouvelle de Songjiang
Source: Thierry Sanjuan,
Atlas de Shanghai, p. 55 (cartographie de Madeleine Benoit-Guyod, Atlas de la Chine, 2007), collection Atlas/Mégapoles, Editions Autrement,2009.

Songjiang, une ville nouvelle

L'arrondissement de Songjiang n'est pas dans la contiguïté spatiale de l'agglomération, mais situé à une trentaine de kilomètres à l'ouest de la ville-centre. Il souffre cependant d'un double défi: une très rapide urbanisation, qui fait de la pression foncière la question numéro un des responsables locaux de l'aménagement; et une très forte concentration des fonctions résidentielles et industrielles dans le quart nord-est de l'arrondissement, qui mène à d'importantes migrations pendulaires avec la ville-centre, renforcées désormais par l'ouverture d'une liaison métro.

À l'échelle de la ville même de Songjiang, les mutations rapides des espaces périurbains des agglomérations chinoises se traduisent aussi par la coprésence de populations très variées, aux intérêts divergents voire conflictuels, qui illustrent clairement les contradictions issues à la fois des anciennes politiques migratoires (livret d'enregistrement, restriction des migrations officiellement autorisées, maintien des populations rurales sur place), et des flux qu'ont généré le développement économique, avec de nombreux migrants dans les champs, les usines et les services comme le petit commerce, le déplacement d'une partie des populations de la ville-centre, et la venue des nouvelles couches moyennes ou aisées qui recherchent une meilleure qualité de vie. Les segmentations socio-spatiales peuvent être ici très fortes.

La question foncière est devenue centrale du fait des convoitises pour le sol qu'exercent les industriels, les promoteurs immobiliers et les autorités locales sur les anciens résidants, et notamment des paysans souvent âgés, leurs enfants étant partis travailler dans la ville-centre.


La ville nouvelle de Songjiang (3) (© 2011 / T. Sanjuan)

Le périurbain, l'avenir des villes chinoises?

En cela, dans un contexte d'insertion à l'économie mondiale et de modernisation urbaine, les mutations des périphéries de la municipalité de Shanghai montrent bien dans quelle mesure les recompositions spatiales et sociales en cours découlent de l'urbanisation accélérée de la Chine, de ses choix sectoriels, de l'évolution de ses populations. Des formes urbaines en relais de l'agglomération centrale sous administration locale, des innovations sociales contraintes face à la multiplicité des populations coprésentes, et une revalorisation des espaces ruraux en termes tant économiques que de représentations sociales sont ainsi l'actualité de ces espaces d'entre-deux. Les périphéries urbaines sont les laboratoires actuels d'une Chine post-réformes, qui doit désormais trouver des solutions aux contradictions issues des réformes elles-mêmes. Un remarquable outillage en termes d'aménagement, des politiques qui prennent la mesure des défis à l'échelle non plus de grandes villes mais de vastes régions urbaines exigent aussi une adaptation administrative et économique à la hauteur de la fabrique sociale en cours dans ces anciens angles morts de la gestion territoriale des fortes densités.

Thierry SANJUAN
Géographe, ANR-Suds Perisud
UMR8586 Prodig, Université Paris1
www.geochina.fr

Indications bibliographiques:

  • Thierry Sanjuan, Atlas de Shanghai, Paris, collection Atlas/Mégapoles, Autrement, 2009, 88pages.
  • Thierry Sanjuan, avec la participation de Pierre Trolliet, La Chine et le monde chinois. Une géopolitique des territoires, Paris, collection U, Armand Colin, 2010, 384pages.
Image
Le périurbain chinois à l'heure de la globalisation
janvier 2012
Thierry Sanjuan
Géographe à l'Université Paris 1