Le saké, une exception japonaise


Bouteilles de saké. (© 2011 / N. Baumert)

Le saké tient au Japon un rôle culturel certainement aussi important que le vin dans la civilisation européenne. Pourtant, cette boisson issue de la fermentation du riz et titrant généralement entre 12 et 17 degrés est encore très mal connue en dehors de l'archipel nippon. Cette méconnaissance, qui participe aussi à l'exotisme associé aux boissons d'Extrême Orient, est en partie due au fait qu'il est souvent assimilé à un alcool fort. Afin d'éviter toute ambiguïté et de l'inclure dans une catégorie plus large, il est préférable de parler de «vin de riz» pour cette boisson fermentée que les Japonais appellent aussi nihonshu (lit.vin japonais).

Le saké fait en effet partie de ces boissons qui se retrouvent sous des formes diverses dans toute l'Asie de l'Est et l'exception qu'il constitue réside dans cette appropriation quasi exclusive par la civilisation japonaise.


Fabrication du saké: préparation du riz. Obata Shuzo, Ile de Sado, Niigata.
(© 2011 / Manotsuru - Obata Shuzo)

Le vin de riz japonais

En Asie orientale, les vins de riz sont d'anciennes boissons de civilisation qui se retrouvent un peu partout. Elles s'étendent de la Chine au Népal et leur extension englobe la péninsule indochinoise, l'Indonésie, les Philippines et la Corée. Ainsi, par exemple, le huangjiu («vin jaune») est un vin de riz produit dans plusieurs provinces de l'Estde la Chine et, en Asie du Sud-est, plusieurs minorités fabriquent toujours dans le cadre villageois une sorte de cervoise de riz issue de bouillies mises à fermenter.

Le côté inclassable du saké et des autres boissons de même type existant dans l'Asie rizicole tient dans cette particularité qu'a l'amidon, élément constitutif du riz, de ne pas pouvoir être directement transformé en alcool par les levures responsables de la fermentation alcoolique. Contrairement aux boissons fermentées à base de fruits, où débuter le processus de fermentation ne pose aucun problème, pour les boissons à base de céréales, il faut d'abord convertir l'amidon en sucres simples. Cette difficulté, qui est résolue dans le cas de la bière par la germination des grains lors du maltage, l'est pour les vins de riz en utilisant le kôji, un champignon filamenteux de type moisissure. Le kôji est à la base de la première étape de la transformation de l'amidon en sucre, lequel est ensuite repris par les levures pour être transformé en alcool dans un processus de fermentations parallèles.

L'invention de la technique du ferment de kôji permettant l'élaboration de «vins» de céréales provient de Chine. Son utilisation est attestée sous les Han (-221; 207) mais il est probable qu'elle ait été découverte beaucoup plus tôt. Les vins de céréales et notamment de riz se sont ensuite diffusés, tout comme la civilisation chinoise, dans toute l'Asie Orientale. On estime que la technique de fabrication du saké est arrivée au Japon vers le IVe siècle de notre ère.


Fabrication du saké: cuisson du riz, avant la fermentation. Obata Shuzo, Ile de Sado, Niigata.
(© 2011 / Manotsuru - Obata Shuzo)

Malgré un rôle culturel et une relation forte avec le divin, les vins de riz ont pourtant décliné un peu partout dans l'aire est-asiatique. A partir du XIIIe siècle, ils ont peu à peu été remplacés par les boissons distillées. Seul le Japon fait exception par une curieuse inversion des réalités entre la période de l'âge d'or des vins de riz et aujourd'hui. Parmi les raisons, il y a surtout la trajectoire historique particulière du pays. L'archipel japonais n'ayant jamais été envahi et ayant eu peu de contacts, ou bien des contacts choisis comme pendant la période d'Edo (1603-1868) où le pays s'est volontairement fermé aux apports extérieurs, au niveau des pratiques de la boisson, le Japon a eu, à partir d'un même héritage, un développement avec une trajectoire propre.

Les Japonais se sont donc approprié cette boisson et en ont nettement amélioré le processus de fabrication à partir du XVIe siècle. En utilisant des techniques de polissage des grains de riz, en poussant à son maximum la technique des fermentations parallèles et enmettant au point un système proche de la pasteurisation, ils ont pu augmenter le degré d'alcool, ce qui a permis ensuite le transport de la boisson et donc son commerce dans l'ensemble du pays. L'opération a si bien réussi que les autres vins de riz apparaissent aujourd'hui comme des cousins éloignés et moins avancés du saké.


Offrandes de saké. Entrée du sanctuaire Oomiwa, Nara.
(© 2011 / N. Baumert)

Une boisson identitaire

L'importance prise par le saké au Japon est indissociable du lien qu'il entretient avec les cultes shintô. Le Shintô est un polythéisme propre au Japon qui associe de multiples divinités dominées par la déesse solaire Amaterasu. Avec des représentations très influencées par la riziculture, son espace et sa temporalité, il est un ciment de l'identité japonaise qu'elle soit locale ou nationale. Dans le Shintô, le saké a un rôle central. Lors des cérémonies, il est à la fois la boisson des offrandes aux divinités et des rites. Le saké, qui est issu du riz est un produit sacré. Du mélange de l'eau et du riz naît la vie par la fermentation et cette symbolique explique que le vin de riz soit devenu la boisson des offrandes, des rites de passage, des débuts et des commencements. Il est ainsi bu au printemps sous les cerisiers en fleur ou bien lors des mariages où l'échange des coupes de saké représente l'union entre les époux.

En conséquence de ce lien très fort avec le Shintô, la fabrication du saké est toujours considérée comme une affaire quasi religieuse. Les grands sanctuaires ont encore leurs propres lieux de fabrication et leurs rizières sacrées qui leur permettent de préparer les offrandes. Le saké joue également un rôle important dans la symbolique impériale. En tant que symbole du Japon, le rôle de l'Empereur est, comme dans l'Antiquité, celui de premier prêtre. Lors de l'année qui suit le sacre d'un nouvel empereur, le 23 novembre est effectuée une cérémonie particulière appelée daijôsai au cours de laquelle l'Empereur accède véritablement à son statut divin en partageant de façon symbolique deux repas arrosés de saké avec son ancêtre, la déesse Amaterasu.

Au niveau de sa consommation, le saké a été la boisson alcoolique des Japonais pendant la majeure partie de leur histoire, ce qui explique l'importance de l'imaginaire qui lui est associé. La référence au saké se retrouve par exemple dans le Manyôshû, une anthologie de poésie de 4516 poèmes datée des environs de 760. Au cours du temps, le cercle des buveurs s'est peu à peu élargi passant progressivement d'une boisson réservée aux élites et aux occasions festives à une boisson populaire et quotidienne. C'est toutefois l'émergence d'une société urbaine à l'époque moderne, puis les nouvelles possibilités offertes par le développement de l'industrie et des transports à la fin du XIXe siècle qui ont véritablement fait du saké une boisson nationale. En l'absence d'autres boissons pouvant lui faire concurrence, ces changements économiques et sociaux ont ainsi orienté la hausse de la consommation vers la seule catégorie des vins de riz jusqu'au milieu du XXe siècle. On peut estimer qu'à la fin des années 1930, avant le début de la guerre du Pacifique, la consommation de saké représentait près de 80% de la part des boissons alcoolisées consommées sur l'archipel.


Offrandes de saké et de nourriture à une divinité shintô.
Shinjuku Jûnisha Kumano Jinja Matsuri.
(© 2010 / S. Shimohirao)

Une boisson anachronique?

Malgré son rôle culturel et une place à part dans l'imaginaire des Japonais, le saké est une boisson qui s'est difficilement adaptée à la modernité. Entre la fin de la seconde guerre mondiale et le début du XXIe siècle, le comportement des consommateurs japonais a radicalement changé. Le vin de riz est passé dans le total de la consommation des boissons alcoolisées de la boisson la plus consommée à une part avoisinant les 10%, alors que, pendant cette période, la bière et les autres boissons ont toutes vu leur consommation augmenter. Cette évolution affecte des équilibres qui semblaient immuables et modifie en profondeur, par la fermeture de nombreuses fabriques, la géographie des régions productives sur l'archipel.

L'observation de l'image que peut avoir le saké à l'étranger est tout autre. Aux difficultés observées à l'intérieur des frontières du pays, répond un dynamisme observé en dehors. Si le saké est encore peu connu à l'étranger, il bénéficie dans les pays occidentaux d'une image positive et d'une curiosité qui ne demande qu'à être satisfaite. Pour l'instant seul 1% de la production annuelle est exporté mais la demande est en augmentation, particulièrement dans le monde anglo-saxon. Le saké participe au phénomène de mondialisation alimentaire et, à l'image du sushi, devient emblématique d'une certaine modernité urbaine.


Production de saké supérieur en 2005
(© 2011 / N. Baumert)

En relation et en réaction, les consommateurs japonais, qui effectuent dans bien des domaines un retour vers les valeurs traditionnelles, font doucement un retour vers le saké. Ils l'adaptent à l'évolution de leurs structures du repas et à l'accord avec les mets. Le saké sur ce point est en train de devenir le «vin japonais», il a sa place dans la cuisine de représentation des grands sommets internationaux et cette adaptation de la boisson oblige les fabricants à redéfinir leurs pratiques. La qualité globale du vin de riz japonais est ainsi en constante amélioration et, depuis peu, on observe aussi la création d'appellations d'origine géographique.

La qualité du saké se mesure en fonction du degré de polissage des grains de riz qui entrent dans sa composition. Les meilleurs sakés ne conservent que le cœur du grain et présentent un degré de polissage de plus de 50%. Les principales catégories sont appelées daiginjô (50% est enlevé), ginjô (il reste entre 50 et 60% du grain) et junmai (le saké est «pur riz»). Au niveau des territoires, les régions du nord-ouest de Honshû, grandes productrices de riz sont particulièrement renommées. Le climat plus froid et la qualité de l'eau sont généralement mis en avant pour expliquer l'excellence de leurs crus. Inversement, dans le centre du pays, les préfectures de Kyôto et de Hyôgo, historiquement les premières à avoir développé les méthodes de fabrication modernes gardent une haute tradition liée à un savoir-faire ancien. A une échelle locale c'est la présence de sources et la qualité de l'eau qui permettent d'établir des différences.

Le saké n'est donc pas une boisson aussi anachronique qu'elle n'y paraît au premier abord. Il se confronte désormais aux autres boissons, dont le vin, en diversifiant l'expression des terroirs rizicoles, des variétés spéciales de riz et de la saveur des eaux de source. C'est certainement aujourd'hui sa plus grande chance de séduire à nouveau les consommateurs japonais et étrangers et, finalement, de perpétuer cette magnifique exception qu'il constitue dans la géographie des boissons.

Nicolas Baumert
Géographe, Maitre de Conférences, Universite de Nagoya
Membre du laboratoire Espaces Nature et Culture (ENEC -CNRS UMR 8185)
Chercheur associé à la Maison Franco-Japonaise (UMIFRE 19 CNRS - MAEE )


Nicolas Baumert, Le saké, une exception japonaise, Rennes, PUR, Collection «Tables des hommes» (à paraître fin novembre 2011).

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novembre 2011
Nicolas Baumert
Géographe, Maître de conférences, Université de Nagoya