Le Turkménistan : un pays stratégique, aux réalités méconnues

Connaissez-vous le Turkménistan et ses dirigeants ? Si vous vous aventurez à poser cette question à votre entourage, le plus souvent vous serez confrontés à la moue de votre interlocuteur. Hésitation sur le lieu, l'héritage culturel ou encore la richesse d'un territoire pourtant aussi étendu que celui de notre voisin ibérique et 3ème réserve mondiale de gaz.

Les plus loquaces sur le Turkménistan vous parleront non pas de la richesse de la civilisation de la Margiane ou des heures animées de la Route de la Soie mais avec amusement et gourmandise des frasques du premier président du pays, Saparmourat Turkmenbashy le Grand (1991 - 2006). Son excentricité a fait, en moins d'une décennie, le tour du monde et le profit des industries de la construction qui ont pu ainsi (re)modeler à son goût stalino-palladien le visage d'une capitale, bâtie pour être une ville de garnison des soldats du tsar et martyrisée par le tremblement de terre d'octobre 1948 [1].

Les oeuvres architecturales et «littéraires» de S. Niyazov ont fait pour beaucoup la notoriété récente du régime etde son chef, mais aussi le bonheur des commentateurs et des amuseurs publics en Grande Bretagne et aux Etats-Unis. Ses phrases grandiloquentes ont attiré l'attention jusqu'aux producteurs de jeux pour ordinateur (ex. Tropico 3 [2]) dont S. Niyazov était un friand amateur nocturne sur les consoles de son palais d'Archabil.


Danse traditionnelle devant le Musée de l'Agriculture (© 2010 - F. d'Anglin)

Une notoriété et un régime totalitaire qui ont nourri jusqu'à l'imagination de nos auteurs de bandes dessinées. A n'en pas douter, la République Tashkite et son chef dépeints par Smolderen et Bertail (GhostMoney, Dargaud, 2008 / 2009 [3]) ne décrit rien d'autre que ce bout d'Asie centrale aux confins stratégiques de l'Amourdarya et de la chaîne des Kopetdag qui sépare le pays de ses turbulents voisins iraniens et afghans.

Aujourd'hui, il n'est pas jusqu'à nos plus fameux romanciers contemporains qui ne s'intéressent au Turkménistan. Olivier Rolin dans son dernier manuscrit (Bakou derniers jours, Seuil, Paris, 2010, pp 100 -124) raconte son périple au pays du Roukhnama (Spiritualité [4]), d'un «paradis islamo-Disneyland» et d'une capitale présentée comme un colossal parc d'attractions. Quant à l'académicien Jean-Christophe Rufin, il confie à sa dernière héroïne principale le rôle d'agencer la table du quai d'Orsay où le président du parlement turkmène et son épouse seront accueillis (Katiba, Flammarion, Paris, 2010, p. 16). La liberté créatrice de l'écrivain est néanmoins, ici, loin de la réalité. Le Meijlis (Assemblée nationale) est présidé, depuis décembre 2006, par une femme, Mme Akja T. Nourberdiyeva [5].Quant aux conjoints des autorités, ils ne participent à aucune manifestation officielle dans le pays ou à l'étranger. Si l'épouse russe du président S. Niyazov est apparue en de très rares occasions, on ne peut en dire de même de celle de son successeur. Son nom ou celui de ses enfants n'a ainsi jamais été mentionné par un média turkmène. Un comble dans un pays où le culte de la personnalité du chef de l'Etat est si intense ! Cependant, quand un membre de la famille du président est mis sur le devant de la scène par la propagande, le «héros» est mort depuis bien longtemps [6]. Il en fut ainsi avec les parents et les deux frères du président Niyazov ou encore, plus récemment, avec le grand-père du président G. Berdymouhamedov qui a donné son nom, en 2009, à un établissement secondaire d'Achgabat et a été présenté comme un modèle pour tous les enseignants.

Cette dévotion aux «anciens» facilite l'hyper-présidentialisation du régime, la gestion du territoire comme celui d'un khanat d'autrefois, mais accroît aussi son opacité.

Tout est secret au Turkménistan. Pas seulement la liste des milliers de détenus qu'Amnesty International, Forum 18 ou Human Rights Watch peinent à identifier. Même la liste des membres du gouvernement n'est pas publique. Il est vrai qu'il est difficile de la tenir à jour. Ministres et vice-ministres valsent à un rythme effréné. La disparition du président Niyazov n'a rien changé à cette pratique maintenant décennale. A cette heure, à l'exclusion du ministre des Affaires étrangères, Rashid Meredov, tous les détenteurs d'un portefeuille, nommés en 2007 après l'élection du président G. Berdymouhamedov, ont changé au moins une fois de titulaire.

Observateurs et acteurs de coopération sont ainsi confrontés à une constante instabilité politico-administrative du régime que seul est capable de manipuler le leader suprême. En se forgeant des loyautés renouvelées, il concourt au rajeunissement des élites - aucun des vice-présidents du cabinet des ministres n'a plus de 50 ans - mais aussi, ce qui peut se révéler plus problématique à terme, il s'enferme dans une construction de son pouvoir autour de son clan – les Tekkes de la wilaya d'Ahal – et tous ceux qui ont des liens matrimoniaux avec lui et son épouse. Au sein de l'appareil d'Etat, il appert ainsi que plusieurs membres du gouvernement sont ou ont été liés à sa famille (ex. :secrétaire général de la présidence, ministres de l'Intérieur et de l'Education, vice-président du cabinet des ministres en charge de la culture,...) et plus des deux-tiers d'entre eux sont originaires de la wilaya du centre du pays. Un recentrage du pouvoir qui l'ethnicise et écarte des postes de direction les Tekkes de Mary, les Ersaris ou encore les Yomouts, traditionnellement très influents dans les industries hydrocarbures.

Pour tout acteur extérieur au premier cercle du pouvoir, la situation politique semble inintelligible. Dans ce contexte, les publications récentes de Sébastien Peyrouse (Turkménistan : Un destin au carrefours des empires, Belin, 2007, 183 p) et Jean-Baptiste Jeangène-Vilmer (Turkménistan, Non Lieu, Paris, 2009, 237 p) ont permis de faire connaître à un large public ce que le régime Berdymouhamedov se plaît à cacher. Des travaux qui affichent, certes, des lacunes mais comment pourrait-il en être autrement vis-à-vis d'un pays où aucune ONG humanitaire étrangère n'est autorisée à travailler [7]et qui refuse d'octroyer des visas aux chercheurs étrangers et aux journalistes ? Seuls quelques journalistes turcs (Zaman) et des stringers turkmènes ont été habilités comme correspondants des agences internationales de presse (ex. : AFP, Reuter). Tous les autres «curieux» doivent employer des subterfuges pour entrer dans le pays, des informateurs clandestins ou se soumettre au régime des visas de transit (5 jours) à prix prohibitifs.

L'opacité du champ politique est transposable à tous les autres domaines économiques et sociaux.Au Turkménistan, il est impossible d'obtenir des informations fiables de quelle que nature que ce soit. Une réalité qui fait obstacle aux investissements étrangers mais également aux choix idoines en matière de développements intérieurs. Comment conduire une planification quand les responsables centraux et provinciaux ne connaissent même pas la taille de la population dont ils ont la charge ? En attendant le recensement de 2012, le maire de la capitale croit ainsi avoir à gérer un million de personnes, une population qui pourrait bien se révéler surévaluée de près de 40 %.

La situation est pire encore quand les autorités refusent de reconnaître des évidences pour tous, par exemple, le sous-emploi massif des jeunes et des minorités, l'extension du VIH ou encore que le Turkménistan est devenu une zone de transit des stupéfiants (héroïne et opium) produits en Afghanistan, acheminés depuis la frontière mais aussi à travers le Balouchistan iranien ou encore le Tadjikistan via les territoires ouzbeks.

Toutes les politiques publiques sont malmenées par un déni des réalités les plus élémentaires, un processus de décision hypertrophié et sans transparence. Elles sont mises en oeuvre par des agents aussi terrorisés que mal formés. L'émigration des élites soviétisées ou originaires des autres Républiques de l'URSS a accentué ces défaillances. L'absence d'investissements massifs dans les politiques éducatives et de santé, notamment leurs ressources humaines, a obéré l'avenir. L'espérance de vie des Turkmènes ne dépasse pas 59 ans pour les hommes et 67 ans pour les femmes.

Compte tenu des richesses du pays, les indicateurs sociaux préoccupants ne font que traduire une allocation non optimale des ressources budgétaires. Le pays consacre bien des sommes inappropriées à ses dépenses de prestige ou des projets contestables, à l'image du lac Altyn Asyr (Siècle d'Or), inauguré en juillet 2009 et qui, pour 5 milliards de dollars, doit irriguer les terres désertiques du centre du pays. Une ambition qui n'est pas sans rappeler la construction dispendieuse du canal du Karakoum, imposée par N. Khrouchtchev. Ces dérives ostentatoires, écologiquement nuisibles, économiquement aléatoires (cf. la zone touristique d'Avza sur les bords de la Caspienne, le parc olympique d'Achgabat, …), socialement non prioritaires, ternissent la crédibilité réformatrice d'un régime politique qui a bénéficié de la mort du satrape qui a conduit d'une main de fer les premières années de l'indépendance. Le maintien du carcan totalitaire ne facilite pas l'épanouissement des réformes indispensables que la forte croissance économique de ces trois dernières années (2010: + 6,1 %; 2009:10,5 % ; 2008: 11, 5 %) aurait pourtant permis de rendre plus aisée. L'ère de la «Nouvelle nouvelle Renaissance» qui s'est ouverte avec l'accession au pouvoir du président Berdymouhamedov constitue, certes, une rupture avec les pires errements politiques de son prédécesseur: le pays s'est réouvert au monde tout en réaffirmant sa «Neutralité perpétuelle»; il a initié de timides réformes (ex. prolongation de l'enseignement obligatoire, ajustement monétaire, «déniyazovisation» des institutions,…) mais encore faut-il les amplifier pour plus de justice politique et sociale, une exploitation rigoureuse et efficace des immenses richesses gazières ou encore se prémunir durablement des menaces périphériques (ex. islamisme radical, trafics de stupéfiants,…).

François d'Anglin
(IRIS)


Vue aérienne de la capitale, Achgabat (© 2010 - F. d'Anglin)


[1]Dans la nuit du 5 au 6 octobre, 110 000 personnes auraient perdu la vie.
[2]Dans ce jeu de stratégie produit en 2009, on trouve cet avatar du chef de l'Etat turkmène : «Je ne souhaite pas voir mon portrait, ni de statues de moi dans les rues... Mais, c'est ce que veut le peuple».
[3]Dans le tome II, page 32, on reconnaît le design du ministère de la Culture et le palais présidentiel. La devise du président Aziamov (Halk, Watan, Tashkitbaysy) n'est autre que cellede S. Niyazov : «Une Nation, un Peuple, un Leader».
[4]Publié en deux volumes en 2001 puis 2004, cet ouvrage de «philosophie politique» est devenu le cœur de la vie scolaire et administrative du pays. Enseigné du primaire au supérieur, indispensable pour passer le permis de conduire, mis en orbite par une fusée russe pour tourner autour de la planète pendant 150 ans, le Roukhnama a rythmé la vie de tous les Turkmènes jusqu'à la mort de son auteur. Bien qu'il n'ait pas encore complètement disparu des cursus, au moins ne rythme-t-il plus les saisons. Le mois de septembre ne s'appelle plus Roukhnama tout comme le samedi n'est plus dénommé le jour de la Spiritualité.
[5]Il n'y a que dix-huit femmes qui président actuellement un parlement. Désignée à la mort du président S. Niyazov le 21 décembre 2006, elle a été réélue à la tête de la chambre monocamérale le 9 janvier 2009. Les députés élus le 14 décembre 2008 comptent 16,8 % de femmes.
[6]Le père du président S. Niyazov a été tué dans le Caucase pendant la Seconde Guerre mondiale. Sa mère et ses deux frères furent, eux, les victimes du tremblement de terre de 1948.
[7]En 2010, faute d'un nouvel arrangement administratif avec le ministère de la Santé, MSF – Holland a décidé de se retirer.
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juin 2010
François d'Anglin
IRIS