L'écriture chinoise des origines au IIIe siècle de notre ère


Inscription oraculaire sur fragment d'omoplate.
Deuxième moitié du XIIIe s. av. n. è. (© Musée Cernuschi)

Les plus anciens témoignages d'utilisation de l'écriture chinoise remontent au milieu du XIIIe siècle avant notre ère, ce qui fait de celle-ci la plus ancienne écriture d'Asie orientale.

Dès cette époque, elle se présente déjà comme un système pleinement développé qui permet de noter l'ensemble des différents éléments de la langue, contrairement à ce que l'on connaît des débuts de l'écriture en Egypte ou en Mésopotamie vers le milieu du IVe millénaire av. n. è. Certains spécialistes envisagent donc la possibilité d'un stade antérieur moins évolué, qui pourrait être beaucoup plus ancien, mais dont on n'aurait encore découvert aucune trace. D'autres, au contraire, soulignant par exemple le manque de standardisation des graphies, estiment que c'est vraisemblablement à cette époque, ou peu avant, qu'aurait vu le jour cette écriture. Quoi qu'il en soit, il s'agit bel et bien ici de l'ancêtre de l'écriture chinoise moderne. Certes, les graphies présentent des formes plus archaïques, mais les principes de formation des caractères sont globalement les mêmes.

C'est lors de la phase finale de la dynastie des Shang, période qui s'étend de 1250 à 1050 avant notre ère environ, qu'apparaissent, sur différents objets, les premières inscriptions en langue chinoise. Les objets en question semblent tous liés à l'aristocratie et étaient pour la plupart utilisés dans le cadre de pratiques rituelles (divination, culte des ancêtres…). On compte ainsi plusieurs milliers d'inscriptions sur des vases rituels en bronze, qui sont pour la plupart très courtes (un à trois caractères) et renvoient à des noms d'ancêtres et de lignages. On dénombre également plusieurs milliers de supports de divination en os de bovidé et en carapace de tortue portant des inscriptions (plus de 100000 fragments répertoriés). Ces dernières sont pour l'essentiel de courts comptes rendus gravés une fois la pratique mantique achevée; certains plastrons pouvaient cependant être utilisés plusieurs fois et compter au final plus de deux cents caractères. Les graphies employées dans le cadre de cette pratique ne semblent pas particulièrement soignées, à la différence de celles, plus solennelles, apparaissant sur d'autres objets plus luxueux comme les bronzes.

Plus de 90% des témoignages écrits de l'époque des Shang mis au jour par les archéologues proviennent de la région d'Anyang où se trouvait alors la capitale du royaume. L'écriture aurait ainsi d'abord été le privilège de petits groupes de personnes, liés à la maison royale. Dans ce contexte de proximité entre scripteurs et lecteurs, et compte tenu de la variété très limité des sujets abordés dans les inscriptions, les Shang pourraient ne pas avoir ressenti le besoin d'une plus grande standardisation de leur écriture.


Carte de la Chine, avec indication de trois capitales historiques chinoises :
Anyang, Xi'an et Luoyang(© J. Holotova, CNRS/UMR 8155)

Les Zhou avaient été les ennemis, puis les alliés des Shang. Au moment où les premiers renversèrent finalement les seconds vers 1050 avant notre ère, ils avaient déjà adopté depuis plusieurs années l'écriture Shang et la langue qu'elle notait. L'histoire de la dynastie des Zhou est traditionnellement divisée en deux périodes: celle des Zhou occidentaux et celle des Zhou orientaux. La première correspond à une époque de relative unité et stabilité. Certes, le monde sinisé était alors constitué de différents États, mais la plupart des seigneurs reconnaissaient l'autorité du roi des Zhou dont la capitale de se trouvait dans la région de Xi'an.

L'essentiel des témoignages écrits des Zhou occidentaux consistent en des dédicaces sur vase rituel en bronze, plus longues que les inscriptions Shang, pouvant se résumer à la formule suivante: «untel a fait tel vase pour telle personne». Dans les inscriptions les plus longues, qui se développent dans les milieux aristocratiques proches du pouvoir et qui comptent généralement plusieurs dizaines de caractères (la plus longue approchant les cinq cents signes), on trouve, outre la dédicace, des mentions de cérémonies officielles d'investitures dirigées par le roi. De tels textes, même s'ils restent liés au culte des ancêtres, devaient aussi viser à renforcer le statut des commanditaires des vases vis à vis des autres membres de l'aristocratie.

Sous les Zhou occidentaux, l'écriture n'apparaît plus comme un privilège de l'entourage de la maison royale. Cette plus large diffusion s'explique entre autres par le système politique mis en place par les Zhou et en particulier par le grand nombre de seigneurs régionaux issus de la famille royale. Des mentions dans les inscriptions Zhou témoignent en outre d'une utilisation plus pragmatique de l'écrit, dont on n'a aucune trace pour l'époque des Shang. On y trouve ainsi parfois des références à des documents, probablement rédigés sur des rouleaux de lattes de bambou, concernant des cérémonies officielles, des échanges de terre ou des jugements. Ces nouvelles pratiques scripturaires étaient particulièrement développées à la cour et à l'intérieur du domaine royal des Zhou, mais elles étaient également parfois mises en œuvre, à une échelle plus modeste, dans les milieux aristocratiques des autres régions. Les élites régionales entretenaient alors des relations étroites avec la maison royale des Zhou et reconnaissaient généralement sa suprématie à la fois politique et culturelle. C'est pourquoi le processus de normalisation de l'écriture chinoise, que l'on peut observer dans l'évolution des inscriptions produites dans les milieux proches de la maison royale, semble avoir été suivi à cette époque dans l'ensemble des pays sinisés. Ainsi, même si l'écriture chinoise était alors utilisée sur un territoire s'étendant de l'ouest de l'actuelle province du Shaanxi jusqu'à Pékin, c'est-à-dire sur plus de 1000km à vol d'oiseau, on observe une grande uniformité au niveau de l'écriture. Cette unité devait contraster avec la diversité linguistique des peuples habitant cet immense territoire. Toutefois, les élites, dont un grand nombre étaient d'origine Zhou, devaient parler la même langue et s'exprimaient en tous les cas à l'écrit dans une langue unique et au moyen d'une même écriture. Des écarts n'ont vraiment commencé à se faire sentir qu'à partir de la fin des Zhou occidentaux.

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Rubbing of a bronze inscription. Around VIIIth century BCE. (© Collection of the Institut des hautes études chinoises of Collège de France - n°1306)

Estampage d'une inscription sur bronze. Environ VIIIe s. av. n. è.
(© Collection de l'Institut des hautes études chinoises du Collège de France - n°1306)

En 771 avant notre ère, suite à des incursions d'ennemis venus du nord et en raison de tensions internes, la maison royale des Zhou est obligée d'abandonner sa capitale et son territoire d'origine, dans le Shaanxi, pour aller se réfugier dans une capitale secondaire du royaume, près de l'actuelle ville de Luoyang au Henan. La maison royale des Zhou perd ainsi l'essentiel de son territoire d'origine et se trouve en conséquent privée de l'une de ses principales sources de légitimité.

Durant la période des Zhou orientaux (770-256 av. n. è.), les États les plus puissants se livrent une lutte acharnée pour affirmer leur pouvoir et étendre le plus possible leur autorité sur les autres pays. Le recours à l'écrit devient alors de plus en plus important, en particulier lorsque se développent de nouvelles pratiques administratives visant à contrôler le plus efficacement possible un territoire en pleine extension. Pour répondre à ces nouveaux besoins et permettre une prise de note plus rapide, l'écriture courante voit alors sa forme évoluer. C'est aussi à la même époque que de nombreux mots semblent faire leur apparition dans le vocabulaire écrit et que, dans le même temps, de nouveaux caractères d'écriture sont créés afin de remplacer certains jugés trop ambigus. Or, tous ces changements se produisirent à une époque où l'écriture des Zhou ne jouait plus aussi efficacement qu'autrefois son rôle d'étalon. L'évolution de l'écriture se fit donc de manière plus ou moins différenciée selon les pays. C'est ainsi que l'on vit apparaître à cette époque des variantes régionales de l'écriture chinoise caractérisée par la forme des graphies, le vocabulaire et le choix des signes retenus pour noter les mots. Il s'agit là d'une période sans équivalent dans l'histoire de cette écriture. Toutefois, si les différences sont évidentes, les points communs dominent encore. Rappelons en effet que toutes ces écritures ont une source unique: l'écriture des Zhou, elle-même héritée des Shang.

Graphies modernesGraphies Qin
de Haojiaping
(env. 309 av. J.C.)Graphies Qin
de Shuihudi
(env. 217 av. J.C.)Graphies Chu
de Baoshan
(env. 317 av. J.C.)
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Modern graph for 'jiang'

(jiang)
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Qin graph from Haojiaping for 'jiang'
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Qin graph from Shuihudi for 'jiang'
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Chu graph 1 from Baoshan for 'jiang'
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Chu graph 2 from Baoshan for 'jiang'
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Modern graph for 'gao'

(gao)
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Qin graph from Haojiaping for 'gao'
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Qin graph 1 from Shuihudi for 'gao'
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Qin graph 2 from Shuihudi for 'gao'
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Chu graph from Baoshan for 'gao'
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Modern graph for 'qi'

(qi)
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Qin graph from Haojiaping for 'qi'
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Qin graph from Shuihudi for 'qi'
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Chu graph from Baoshan for 'qi'
D'après O. Venture, 2006, p. 34

Pour les Zhou orientaux, les archéologues ont découvert de nombreux matériaux témoignant d'usages de l'écrit non attestésaux périodes précédentes : sceaux, manuscrits, monnaies, inscriptions publiques sur pierres dressées ou sur rochers…. Même en prenant en considération le problème de la conservation des matériaux, on doit reconnaître que cette diversification soudaine des témoignages écrits reflète une véritable évolution dans les pratiques scripturaires. On voit aussi à cette époque se développer des styles d'écriture répondant une certaine recherche esthétique; la forme des caractères l'emportant parfois clairement sur leur intelligibilité.

En 221 avant notre ère, le roi de Qin termine l'unification de l'ensemble des pays sinisés et prend le titre de Premier Empereur. L'unification des écritures qui alors proclamée ne s'est pas traduite par la création d'un nouveau système graphique synthétisant l'ensemble des traditions scripturaires existantes. Qin a simplement imposé sa propre tradition à l'ensemble des territoires alors sous l'autorité de l'empereur. Cette politique eut pour résultat la disparition des autres variantes régionales de l'écriture chinoise qui s'étaient développées depuis plus de trois siècles. Les nouveaux standards semblent s'être imposés à la fois partout dans l'empire et de manière durable. Ce succès s'explique d'abord parce que l'écriture de Qin était, de toutes celles qui existaient alors, la plus proche de l'écriture des Zhou occidentaux, l'origine commune de toutes les variantes régionales. L'étendue et le fonctionnement de l'administration centralisée des Qin ont aussi dû contribuer à ce succès.


Inscription ornementale en style 'oiseau' sur garde d'épée en bronze.
Deuxième moitié du Ve s. av. n. è. (© Musée Cernuschi)

La dynastie des Qin ne dura que 15 ans, mais même après sa chute en 207, le principe d'une écriture unique ne fut jamais remis en question. La dynastie suivante, celle des Han, qui régna de 206 avant notre ère à 220 de notre ère, reprit à son compte un grand nombre de choses qui avaient été mises en place par les Qin, en particulier dans le domaine de l'administration.

L'écriture chinoise a alors continué à se diffuser plus largement dans la société et à se transformer. À partir de l'écriture courante des Qin, les Han ont développé une écriture moins arrondie que l'on appelle «écriture des scribes». Elle se caractérise en particulier par des graphies généralement plus larges que hautes et par le contraste fortement marqué entre des traits fins et des traits épais. Dans le même temps a été mise en œuvre une normalisation de la structure des caractères. On observe aussi alors le développement d'une écriture cursive avant tout utilisée pour prendre des notes ou pour rédiger des brouillons, les copies au propre étant alors réalisées dans une écriture des scribes plus soignée.

La dernière phase de l'évolution de l'écriture chinoise s'est déroulée de manière progressive entre le IIIe et le VIe siècle de notre ère et a abouti à l'écriture chinoise moderne.

Conclusions

Les témoignages écrits livrés par l'archéologie montrent que l'évolution de la forme de l'écriture chinoise ne s'est pas faite indépendamment de l'évolution de la société chinoise, elle l'a accompagnée. Lorsque l'écriture est apparue en Chine, il s'agissait d'une pratique marginale, qui ne concernait que des groupes restreints d'individus dans l'entourage du souverain. Elle s'est ensuite diffusée dans les classes les plus hautes et dans des groupes de professionnels de l'écrit qui prirent une place de plus en plus grande dans la société, accompagnant la formation des premières administrations. On observe parallèlement une expansion de l'écrit vers de nouvelles catégories sociales et de nouveaux corps de métier. C'est dans cette dynamique, pour répondre à de nouveaux besoins et pour toucher un public de plus en plus large et d'origines diverses, ainsi qu'à la lumière des événements historiques, qu'il convient de comprendre l'évolution de l'écriture chinoise.

Olivier Venture
Épigraphiste,
Maître de conférences à l'École Pratique des Hautes Études
Membre du Centre de Recherche sur l'Asie Orientale
(CNRS-EPHE-Université Paris Diderot-Collège de France)

Pour en savoir plus

Robert Bagley, « Anyang Writing and the Origin of the Chinese Writing System», in S. Houston éd., The First Writing. Script Invention as History and Process. Cambridge University press 2004, p. 190-249.

Françoise Bottéro, « Writing on shell and bone in Shang China », in The First Writing, p.250-261.

Li Feng, « Literacy and the Social Contexts of Writing in the Western Zhou », in Li F. and D. Branner éd., Writing and Literacy in Early China: Studies from the Columbia Early China Seminar, University of Washington Press, Seattle, 2011,p. 271-301.

Qiu Xigui (G. Mattos et J. Norman trad.), Chinese Writing, The Society for the Study of Ancient China and The Institute of Asian Studies, Berkeley, University of California, 2000.

Olivier Venture, «La question des ‘écritures chinoises' à l'époque des Royaumes combattants», in A. Thote dir., Arts asiatiquesVolume en hommage à Madame Michèle Pirazzoli-t'SerstevensL'autre en regard, tome 61, 2006, p. 30-44.

Robin Yates, « Soldiers, Scribes, and Women: Literacy among the Lower Orders in Early China », in Writing and Literacy in Early China, p. 339-369.


Estampage d'un fragment de stèle. Postface des Classiques
sur pierre de l'ère Xiping (deuxième moitié du deuxième s. de n. è.)
(© Collection de l'Institut des hautes études chinoises du Collège de France - n°1478-1)

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octobre 2012
Olivier Venture
Épigraphiste, Maître de conférences, EPHE