Les déplacés des Trois Gorges


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© 2008 - Département de géographie, Science Po - Paris)

Le barrage des Trois Gorges est situé sur le fleuve Yangzi au centre de la Chine à la limite de la province du Hubei et de la municipalité autonome de Chongqing. Sa structure en béton est terminée depuis 2003 et, depuis, l'eau monte inexorablement. Les dernières familles quitteront leurs terres d'ici 2009, date à laquelle le barrage sera complètement opérationnel. Le niveau de l'eau aura alors atteint son maximum (175 mètres au dessus du niveau de la mer), les ascenseurs à bateaux et les turbines seront achevés. Le projet, évoqué pour la première fois par Sun Yat-Sen en 1919, repris par Chiang Kaishek, Mao Zedong et finalement par Deng Xiaoping, a toujours suscité des controverses. Il avait provoqué de vifs débats, aussi bien en Chine qu'à l'étranger, tout au long du XXe siècle, avant d'être adopté par l'Assemblée nationale populaire en 1992. Ensuite, les opposants nationaux avaient dû se faire plus discrets, toutefois les ONG internationales, notamment Probe International – International Rivers Network, ont continué à dénoncer le projet. Dai Qing, fille d'un dignitaire du Parti et journaliste indépendante qui est devenue la chef de file des opposants au projet, a ainsi pu continuer à s'exprimer. Depuis les années 1980 elle n'a cessé de mettre en cause le bien fondé de l'ouvrage.

Les opposants actifs sont avant tout des intellectuels. Leurs critiques portent principalement sur la destruction de sites archéologiques, les problèmes de sécurité - construction sur une zone sismique -, la pollution de l'eau qui ne s'écoule plus librement, la non prise en compte du coût humain. Ils considèrent que trois petits barrages, (ou un seul barrage moins haut) auraient pu produire autant d'électricité sans déplacer autant de personnes. Les riverains se sont exprimés par des pétitions mais dans l'ensemble ils sont résignés.

Pour les tenants du projet, il s'agissait d'abord de fournir de l'énergie, dont la Chine a cruellement besoin, tout en diversifiant les moyens de production. Le barrage devrait procurer 17680 MW, une énergie plus propre que celle des centrales thermiques au charbon, et moins dangereuse que celle des centrales nucléaires. Il est évident que pour les dirigeants chinois, «le plus grand barrage au monde» donnait de la face au pays.

On aurait pu croire que l'opposition interne s'était définitivement tue devant l'inexorable, mais le débat a pris une nouvelle tournure en octobre 2007 suite à des communiqués officiels parus dans la presse chinoise et largement relayés par la presse internationale. Durant un mois des articles ont été publiés quasi quotidiennement dans les journaux chinois.

Au moment où s'ouvrait le 17ème congrès du Parti communiste chinois, l'agence de presse Xinhua rapportait les déclarations du vice-maire de Chongqing, Yu Yuanmu, annonçant le déplacement de 4 millions de personnes suite à la construction du barrage des Trois Gorges (le 11 octobre 2007). Alors qu'en 1992, les estimations étaient d'environ 800000 personnes à reloger, chiffre aujourd'hui réévalué à environ 1,2 million, il est étonnant qu'une source officielle fasse état de 4 millions. Les opposants indiquent un chiffre supérieur à 2 millions mais 1,8 millions serait plus proche de la réalité. Doubler les estimations semble incompréhensible. Depuis la parution d'articles rapportant les paroles du vice-maire, un communiqué a été rendu publique indiquant qu'il s'agissait d'une mauvaise interprétation.

La polémique porte sur le travail encore inachevé de transfert des populations affectées par la montée des eaux mais aussi sur celles concernées par les problèmes liés à l'écologie. Le Président Wen Jiabao a souligné à plusieurs reprises l'importance qu'il attachait à la protection de l'environnement. Les opposants ont considéré que c'était un biais par lequel ils pourraient faire entendre leur voix. La pollution générée par les usines, les mines et le manque d'égouts, s'évacuait jusqu'alors dans les flots du fleuve Yangzi. Elle se trouve maintenant retenue dans le réservoir, rendant problématique la vie des riverains. La toxicité de l'eau a été constatée par les spécialistes chinois mais il semble très difficile d'y remédier. Par ailleurs, la municipalité de Chongqing ne peut assumer le coût financier supplémentaire induit par la lutte contre la pollution. Ajoutons enfin les glissements de terrain qui se sont multipliés récemment de manière préoccupante. Il est intéressant de noter que toutes les informations susmentionnées ont été fournies par les responsables de la municipalité de Chongqing eux-mêmes lors de discours ou de d'entretiens officiels. La déclaration du vice-maire de Chongqing, mentionnée plus haut, suivait de quelques semaines la publication des propos de Wang Xiaofeng, directeur du Comité de construction du barrage des Trois Gorges pour le conseil des affaires d'Etat, indiquant qu'il existait des problèmes majeurs mettant en danger l'environnement qui pourraient avoir, à terme, de graves conséquences pour les populations locales.

Il semble donc qu'entre le mois de septembre et le début du Congrès, les critiques sur le barrage ont été permises et que les cadres ne se sont pas privés pour dénoncer les problèmes existants. Malgré ces prises de position publiques, le gouvernement central n'a pas réagi.

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Formulaire indiquant à la famille résidente ce qu'il faut faire en cas de catastrophe

© 2008, Florence Padovani

Formulaire indiquant ce que la famille, qui vit dans cette maison située sur une zone de glissement de terrain, doit faire en cas de catastrophe (le volume du glissement est évalué à 42.000m3) Figure sur cette affiche le nom des quatre personnes habitant dans cette maison (nom, sexe et âge), en quels matériaux l'habitation est réalisée (pisé et bois), les coordonnées du chef de famille et son occupation, la raison du glissement de terrain (pluies abondantes et la montée des eaux dans le réservoir). En cas d'alerte il faut écouter les signaux et fuir vers le sud. Les coordonnées d'un responsable sont fournies. Réalisé le 8 mai 2004 par le bureau des affaires rurales de Wanzhou.

Qu'en est-il réellement?
Les propos du vice maire de Chongqing, sont une reconnaissance des problèmes majeurs constatés dans la région des Trois Gorges. Tout d'abord celui lié au déplacement de population. D'après la philosophie générale du projet, il était prévu que 10 % seulement des relogés devraient quitter leur district d'origine, tandis que 90 % devaient s'installer sur les hauteurs, en dessous de 600 mètres d'altitude car passée cette altitude, les céréales ne peuvent plus pousser normalement et les arbres fruitiers dépérissent. Un premier groupe de résidants fut déplacé à flan de montagne mais rapidement il s'est avéré que cette solution n'était pas viable.

La géographie de la région explique les problèmes qui se posent aujourd'hui. Les vallées et les plaines comptent pour 4,3 % de la surface totale du réservoir, les collines vallonnées pour 21 % et les montagnes pour 74 %. Les plans établis en 1992 ont aussi été remis en question par un nouveau règlement, adopté en 2001 spécifiant qu'il était formellement interdit de cultiver des terres sur des pentes de 25 % et plus. Les pentes raides sont propices à des glissements de terrain qui surviennent régulièrement notamment pendant la saison des pluies. Ces phénomènes existaient déjà avant la construction du barrage mais il semble que le poids de la masse d'eau du réservoir n'a fait qu'accentuer la fragilité des sols.

Selon les cadres en charge du transfert des populations pour la municipalité de Chongqing, le cas des personnes ayant été déplacées avant que les nouveaux règlements ne soient formulés ne peut être révisé pour le moment car il y a encore deux autres groupes de personnes à reloger. Or, leur situation est précaire: au lieu des terres fertiles qu'ils cultivaient le long du fleuve ils se trouvent maintenant dans une zone à risque et beaucoup moins productive. Il y a déjà 4 ans que des équipes de spécialistes ont sillonné les villages le long du fleuve entre Yichang (où est situé le barrage) et Chongqing répertoriant les zones à risque. On peut d'ailleurs voir sur les façades de certaines maisons un document officiel certifiant que ce domicile est dangereux. Toutefois aucune mesure concrète n'a été prise.

Annoncer que 4 millions de personnes devraient être déplacées à cause du barrage des Trois Gorges, c'était reconnaître l'impuissance dans laquelle se trouve les autorités locales face au risque d'une catastrophe de grande ampleur. Il s'agissait aussi de demander une fois de plus au gouvernement central de débloquer des fonds.

Faire une déclaration publique avant la réunion du Congrès était peut-être une manière de sensibiliser les délégués aux questions pratiques laissées en suspend. Pourtant en 2003 il y eut de grandes cérémonies pour fêter l'achèvement des travaux, qui coïncidaient d'ailleurs avec la tenue du précédent Congrès. Mais au-delà de la prouesse technique indéniable, le coût social reste traité de manière subsidiaire par les responsables nationaux qui considèrent que maintenant tout est fini. Pour les autorités de Chongqing par contre, le boulet que représente les populations déplacées ou à déplacer est un poids social mais surtout financier énorme. Il n'a pas été prévu de fonds spécial pour venir en aide aux premiers déplacés qui vivent aujourd'hui à flan de montagne dans la peur que leur maison ne s'effondre. Rien n'a été prévu non plus pour ceux qui habitaient déjà sur les hauteurs et ne sont pas considérés administrativement comme déplacés des Trois Gorges, pourtant ils subissent les mêmes incertitudes.

Les déclarations du maire de Chongqing, Wang Hongju (réélu le 28 janvier 2008) décalent légèrement l'épicentre du débat en ne niant pas les problèmes qui existent dans la zone du réservoir, mais en insistant sur le fait que les personnes quitteraient volontairement d'ici une quinzaine d'années leurs villages pour aller chercher du travail en ville. Toutefois, il n'a pas officiellement réfuté les propos tenus par son adjoint. En fait, il souligne là un phénomène généralisé en Chine depuis les années 1980 qui est le dépeuplement des campagnes au profit des villes. La région des Trois Gorges, du fait de son isolement, n'a pas connu ce mouvement migratoire aussi rapidement que d'autres provinces. Depuis une décennie, ce phénomène est encouragé par les cadres locaux qui y voient une façon de développer les villages grâce à l'argent gagné par les migrants économiques. Les études menées par les chercheurs de l'Académie des sciences sociales de Chine indiquent que la majorité des jeunes en quête d'emploi restent dans leur province natale, or Chongqing attire déjà nombre d'entre eux, il est vraisemblable qu'elle continuera à jouer ce rôle même si l'activité économique ne permet pas d'envisager l'absorption d'une telle quantité de main d'œuvre non qualifiée.

L'arrivée d'un nouveau secrétaire du Parti en la personne de Bo Xilai (depuis décembre 2007) permettra peut-être une nouvelle approche des questions liées au barrage. Il s'agit là d'un test décisif pour un futur avancement, il aura donc à cœur de trouver des solutions. Son expérience de Ministre du commerce et celle de maire de Dalian, lui seront utiles pour développer l'économie locale. Néanmoins, il semble peu réaliste qu'il puisse régler les questions actuellement en suspend sans un apport financier important de la part du gouvernement central.
Quant aux familles déplacées loin de leur village natal, certaines ont eu plus de chance que d'autres. Shanghai est considérée comme une bonne destination, pourtant la majorité des jeunes (moins de 40 ans) sont partis trouver du travail dans d'autres villes ou bien sont retournés à Chongqing pour gagner leur vie grâce aux réseaux qu'ils avaient conservés sur place. Il s'avère qu'à Shanghai la compétition sur le marché du travail non qualifié est trop vive. Pour ceux qui ont été relogés dans la province du Jiangsu, la situation est difficile et de nombreuses familles sont plus démunies maintenant qu'avant. Certaines destinations ont été abandonnées par les cadres comme l'île de Hainan et la province du Xinjiang.

La discussion sur le coût social du barrage des Trois Gorges n'est pas à l'ordre du jour et il est peu vraisemblable que le sort des déplacés s'améliore de manière significative dans un proche avenir.

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Fissure dans une maison

© 2008, Florence Padovani

Une fissure répertoriée dans le mur d'une maison (Wanzhou)
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mars 2008
Florence Padovani
Docteure en sociologie de l'EHESS, chercheure associée au Département de sociologie de l'Académie des Sciences sociales de Shanghai