Les enjeux de la construction du pont "Suramadu"; pour la ville indonésienne de Surabaya

L'inauguration par le Président indonésien en juin 2009 du pont Suramadu, reliant la ville de Surabaya, capitale de la province de Java-est, ville portuaire, industrielle et 2è ville indonésienne de 2,5 millions d'habitants, à Madura, île pauvre et très peuplée, est un événement. La facture moderne de ce pont à hauban de 5,4 km de long, les aménagements routiers prévus pour y accéder, les possibilités de développement urbain auxquelles il ouvre la voie à Madura, sont autant d'atouts pour la ville de Surabaya dans la compétition nationale et internationale que se livrent les villes secondaires pour l'attraction des investissements.


Le pont Suramadu

Les difficultés du montage financier de ce projet de 450M US$, au regard des perspectives de rentabilisation du pont - les projets de développement à Madura, gages d'une augmentation du trafic, rencontrant une forte opposition à Madura-même - ont eu raison pendant vingt ans du projet qui a finalement été réalisé grâce à un prêt bonifié et à l'assistance technique de la Chine.

Une agence (le BPWS), placée sous la responsabilité directe du président indonésien - un rappel peut-être des pratiques de planification top-down de l'Ordre nouveau - est installée depuis juillet 2009 pour développer la zone du pont. Elle prévoit la construction de sept infrastructures, dont un nouveau port pour les porte-conteneurs à Madura, celui de Surabaya étant congestionné. Des projets d'investissements industriels et dans la promotion immobilière à Madura se sont déjà manifestés. Le plus important est sans aucun doute celui d'un «Madura industrial seaport city» d'un promoteur immobilier de Surabaya, une cité portuaire intégrée prévue sur 10 000 hectares, comprenant terminaux portuaires, zone industrielle, commerciale et tours de bureaux.

Les enjeux liés à ce pont sont évidemment multiples. L'irruption de la coopération chinoise, remplaçant la coopération japonaise, dans le domaine des grandes infrastructures urbaines est remarquable, comme est sensible le questionnement autour des compétences des différents échelons territoriaux indonésiens, dans un contexte de décentralisation. Nous développerons ici deux des enjeux de la construction du pont pour la ville de Surabaya: inscrire la ville dans des configurations transnationales par le renforcement de ses infrastructures, notamment portuaires; aménager l'agglomération de Surabaya.

Inscrire Surabaya dans des configurations transnationales.

Ville d'affaires, industrielle et de services, la spécificité du développement de Surabaya tient à sa double fonction, de port d'un état insulaire doté de capacités d'articulation de réseaux maritimes, d'ampleur et d'orientation différentes, et de capitale économique et administrative fortement ancrée dans sa région. Sa fonction portuaire lui est inhérente depuis que, port du royaume de Mojopahit sans doute dès le 13è siècle, c'était l'un des pôles structurant les réseaux marchands régionaux qui acheminaient les produits des îles orientales, des Célèbes et du sud de Bornéo vers la route méridienne principale du grand commerce international, empruntant à l'ouest le détroit de Malacca et longeant à l'est les côtes de l'Asie Pacifique. A l'échelle locale, la ville assurait le commerce de proximité avec les côtes maduraises et, située à l'embouchure d'un des grands fleuves javanais autrefois navigable, le Brantas, avec l'intérieur javanais.


Les routes maritimes au XVIème et au XVIIème siècle en Asie du Sud-Est

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The city's emblem, a shark and a crocodile, demonstrates its function as a crossroads between land and sea. ©: S. Midori - Wikimedia Commons

Le symbole de la ville, un requin et un crocodile, manifeste de sa fonction de carrefour entre terre et mer. © S. Midori - Wikimedia Common

L'époque coloniale confirme ces fonctions, puisque, petit poste de garnison secondaire dans le dernier tiers du 18è siècle puis base navale et place forte défensive dans les années 1830, Surabaya est devenue à la fin du 19è siècle le principal port et la capitale économique d'une des plus riches régions de cultures de plantations. Avec 150 000 habitants, Surabaya est en 1905 la première ville des Indes Néerlandaises devant la capitale, Batavia, future Jakarta. La structure spatiale des Indes néerlandaises demeure en effet au début du 20è siècle largement multipolaire. L'indépendance, puis la période de l'Ordre nouveau (1966-1998) sont en revanche marquées par une forte progression de la centralisation de la gestion de l'archipel, à l'origine du développement d'une organisation spatiale mono-centrée dirigée à partir de Jakarta qui, seule porte d'entrée internationale jusqu'en 1986, monopolise les flux internationaux. Le système urbain strictement hiérarchisé qui en découle, fondé sur les fonctions administratives des villes et les moyens financiers accordés par l'Etat, place Surabaya dans une position certes secondaire. Mais ses traditions de ville portuaire et d'affaires lui permettent de partager avec Jakarta la desserte, maritime et aérienne, de ce vaste archipel qui s'étend sur 5 000 Km d'ouest en est. Surabaya expédie vers le centre et l'Est indonésien du riz et des produits manufacturés et en reçoit des produits miniers, forestiers et agricoles.


Destination des transports de riz au départ de Jakarta et de Surabaya en 2000

L'insertion croissante de Java-est dans la mondialisation depuis les années 1980, entrainant une expansion de l'urbanisation et de l'industrialisation autour de Surabaya, puis le processus de décentralisation initié depuis la chute de l'Ordre nouveau, donnent à Surabaya des possibilités de s'affranchir de la tutelle de Jakarta, en s'inscrivant dans des configurations transnationales. La majeure partie (70%) de son fret international transite déjà par Singapour et non plus par Jakarta, alors même que les exportations industrielles de Java-Est progressent fortement. Surabaya cherche aussi à valoriser sa position à l'articulation de deux réseaux d'échanges internationaux : celui des flux entre l'Australie et Singapour - deux pôles dominants des échanges internationaux dans la région, éloignés de Surabaya, mais qui développent leurs relations avec la ville; celui des liaisons entre l'Australie et la mer de Chine méridionale, générant des flux susceptibles d'emprunter un deuxième axe méridien de l'Asie orientale, par les détroits de Lombok et de Makassar, axe secondaire par rapport à celui du détroit de Malacca et de la façade maritime de l'Asie orientale. Les stratégies de Darwin, capitale du Territoire du Nord australien, qui cherche à se positionner comme porte d'entrée internationale du nord de l'Australie, et de Surabaya sont convergentes dans ce domaine et passent, pour Surabaya, par une amélioration sensible de ses infrastructures portuaires. Le projet de port sur l'île de Madura, comme les autres projets liés à la construction du pont, pourraient répondre à cet enjeu.


«The Australasia Trade route breaking down boundaries», Présentation en novembre 2005 par B.O'Gallagher, directeur du commerce et de l'investissement du gouvernement du Territoire du Nord et J.Parkes, PDG de la compagnie de transports ferrés FreightLink. http://tem.msomail.co.uk/assets/OGallagherParkes.pdf consulté le 23 décembre 2009

Réorienter le développement de Surabaya vers le nord-est

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Kembang Jepun street, a market street in the Chinese quarter

La rue Kembang Jepun, rue marchande du quartier chinois

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Old building in the Bongkaran area

Ancien bâtiment, quartier de Bongkaran
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A kampung entrance in the Kenjeran district

Entrée d'un kampung du district de Kenjeran

L'orientation principale d'expansion de Surabaya est méridienne, jadis du port et de la ville ancienne en direction des plus riches zones de plantations de la vallée du Brantas et de la côte nord-est de Java. La ville de Surabaya, encore marquée par la matrice coloniale, est constituée de la ville historique, au nord, autour des anciens quartiers hollandais et chinois et où les quartiers d'habitation traditionnels, les kampung, sont les plus denses, et de ses extensions méridionales liées, dès l'époque coloniale, au développement de nouveaux quartiers résidentiels et au dédoublement des quartiers d'affaires vers le sud, le long de la rivière kali Mas. Ainsi, le quartier de Tunjungan-Embong Malang puis Pemuda, est un centre d'affaires, esquissé au 19è siècle mais dont la verticalisation date des années 1990, qui regroupe, outre des hôtels et des centres commerciaux modernes, les tours et immeubles de bureaux des sièges des sociétés étrangères ou internationalisées, soucieuses d'afficher une image de modernité. Aux limites méridionales de la municipalité, un nouveau centre d'affaires se dessine autour du nœud autoroutier reliant la rocade ouest, l'autoroute du sud et la future autoroute vers l'aéroport. A l'échelle urbaine, les centralités sont ainsi démultipliées le long d'un axe méridien, provoquant aux abords de cet axe une recomposition rapide des tissus. Depuis les années 1990, de nouvelles centralités, essentiellement marchandes sous forme de centres commerciaux, se développent dans un péri-centre plus résidentiel, où s'enregistrent des transformations rapides, portées par la demande des expatriés et des catégories aisées pour un nouveau type de quartiers résidentiels, lotissements de quelques hectares ou vastes villes nouvelles intégrées, qui tranchent par leur implantation et l'architecture des bâtiments avec les kampung.

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Utilisation du sol de Surabaya

Cette direction d'expansion déborde les limites de la municipalité, l'accélération de l'industrialisation depuis les années 1980 ayant entraîné la constitution d'une zone de déversement urbain au sud de Surabaya, portée par le redéploiement en périphérie des systèmes résidentiels et des activités industrielles, le long des routes et sur les portes d'accès et échangeurs des autoroutes. Cette expansion est modelée par les logiques d'acteurs privés, exploitant les opportunités foncières pour développer zones industrielles et résidentielles, qui transforment chaque année à des usages non agricoles des milliers d'hectares de rizières irriguées. Pour éviter la destruction de ces rizières, qui font de Java-Est un des greniers à riz de l'Indonésie et rééquilibrer, sur le plan spatial, le développement de l'agglomération de Surabaya, les pouvoirs publics de l'Etat et de la province cherchent à forcer le développement urbain vers les arides terres du nord-ouest de la province et de Madura, d'autant que des éruptions continues de boues chaudes suite à un probable accident de forage sur le site d'exploration gazier Lapindo depuis 2006, coupent la route menant de Surabaya vers le sud à hauteur de Porong. Tel est, vu de l'agglomération de Surabaya, un des enjeux de son expansion potentielle vers Madura, sans préjuger des conséquences économiques et sociales à Madura-même.


Carte de Java-Est

Quelques références:

Dick H.W. (2002), Surabaya, City of work: A socioeconomic history, 1900-2000. Athens, Ohio, Ohio University Press.

Franck M. (1999), Le projet Suramadu : une illustration des enjeux nationaux et locaux du développement en Indonésie, Archipel, n° 58, p.89-106.

Frederick W.H. (1988), Visions and Heat: The Making of the Indonesian Revolution, Athens, Ohio, Ohio University Press.

Photos et cartes : © 2010 - Manuelle Franck, sauf mention contraire.

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Graha Famili new town, west of Surabaya

Ville nouvelle Graha Famili de l'ouest de Surabaya
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Pakuwon Mall entrance

Entrée du Mall Pakuwon
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Pakuwon Mall interior

Intérieur du Mall Pakuwon
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janvier 2010
Manuelle Franck
Professeur à l'Inalco