Les mineurs de Chikuhô et la pneumoconiose


Illustration prise dans le recueil 'Yamamoto Sakubei shobun,
Chikuhô tankô emaki', Fukuokashi, Ashishobô, 1973

Le 26 décembre 1985, 84 anciens mineurs, et les membres de la famille de 39 anciens mineurs décédés de la région de Chikuhô dans le Kyûshû, soutenus par un groupe d'avocats déjà liés à d'autres affaires de pollution célèbres, telle que celle de Minamata, intentèrent un procès contre l'État et six grandes compagnies minières. Ces mineurs étaient victimes d'une maladie professionnelle incurable et particulièrement atroce, appelée au Japon jimpai - pneumoconiose en français - qui provoque une mort lente par asphyxie chez des personnes ayant respiré des poussières de silice ou de charbon. Après presque dix ans de procédure, le 20 juillet 1995, le tribunal de district de Fukuoka ordonna aux six sociétés minières de payer 197millions de yens environ en dommages intérêts pour 104 victimes, mais ne reconnut pas la responsabilité de l'État. Après des règlements à l'amiable avec Mitsubishi, Sumitomo et Furukawa, le 19 juillet 2001, en appel, la Haute Cour de Fukuoka ordonna aux trois entreprises restantes, et à l'État, de payer 1,91 milliards de yens. Le 27 avril 2004, après un règlement à l'amiable avec deux autres compagnies, la Cour suprême du Japon se prononça finalement contre Nittetsu et l'État et accorda un total de 566 millions de yens de réparation aux plaignants.

Ce procès produisit une grande masse de documents. Ces archives, conservées à l'Université du Kyûshû, sont constituées des documents préparatoires assemblés par la défense, de l'audition des témoins (mineurs, experts, membres de la direction...), de statistiques et d'enquêtes, de fiches d'inspection des mines et d'éléments biographiques sur les victimes. Ces documents sont particulièrement précieux pour l'historien car ils révèlent crûment l'ampleur de ce qu'a été l'invisibilité sociale de cette maladie professionnelle. Les écrits historiques témoignent d'ailleurs eux-mêmes de cette invisibilité. La question de l'histoire de la santé au travail est, de manière générale, assez absente de l'histoire du travail au Japon. De plus, il y a une absence très surprenante de toute mention de la pneumoconiose au sein de l'abondante littérature sur l'histoire sociale de l'extraction du charbon. On peut citer les très épais volumes sur l'histoire du département de Fukuoka, où l'histoire de l'exploitation minière occupe plusieurs tomes, les descriptions d‘Ueno Hidenobu, qui fut mineur lui-même, des conditions de vie misérables des habitants de la région de Chikuhô, ou bien encore la description des conditions de travail très difficiles et les coutumes violentes de la mine par Yamamoto Sakubei, qui travailla comme mineur pendant 50 ans, dans une série de 700 illustrations commentées qui furent récemment classées patrimoine mondial de l'Unesco (voir l'illustration). Mais il est très étonnant de constater l'absence de toute mention des maladies pulmonaires dues aux poussières, alors que les coups de grisous et leurs victimes y sont abondamment évoquées, comme si ces maladies professionnelles n'avait jamais tenue aucune place significative au sein de ces communautés minières et de leur mémoire. Mais, au-delà de cette absence surprenante de la pneumoconiose dans l'histoire sociale du charbon au Japon, et en dépit d'un grand nombre d'études scientifiques démontrant la réalité de cette épidémie, l'invisibilité sociale de la maladie se traduit aussi par un sous-enregistrement dans les statistiques officielles qu'il y a tout lieu de considérer comme massif, alors même que la loi sur la pneumoconiose de 1960 avait institutionnalisé des mécanismes de dépistage systématique et de réparation financière par les assurances sociales.


Mineur travaillant dans une petite mine, dans les années 1950

Pour comprendre le mécanisme qui alimenta l'invisibilité des victimes de la pneumoconiose, même après sa reconnaissance institutionnelle en 1960, comme l'illustre l'existence même de ce procès, il faut d'abord réaliser que la reconnaissance de cette maladie, dont les premiers symptômes se manifestent bien après que les poussières aient commencé leur travail de destruction du poumon, dépend d'une définition médico légale. La conduite de visites médicales régulières, l'interprétation des clichés radiographiques et des examens cliniques et la décision d'accorder une réparation financière au travailleur dépendent de décisions médicales mais aussi administratives. C'est-à-dire qu'elle dépendent de normes et de pratiques qui sont le résultat d'un rapport de force entre une industrie qui a toujours été capable d'imposer son expertise de la maladie et des travailleurs qui furent en position de grande faiblesse.

Cette faiblesse fut en particulier syndicale. Après la restauration Meiji, en 1868, des réserves importantes de charbon furent découvertes et exploitées à un rythme rapide pour fournir l'énergie nécessaire à l'émergence d'une nation moderne et industrialisée. Dans ce contexte, le syndicalisme fut sévèrement réprimé jusqu'en 1945. Mais la montée en puissance des syndicats après 1945 fut immédiatement suivie, dès les années 1950, par un début de déclin de l'industrie minière et une surabondance de main d'œuvre qui vida assez largement leur pouvoir de négociation. De plus, plutôt que de questions de santé au travail, les syndicats se focalisèrent surtout sur le problème du chômage alors que l'industrie faisait l'objet de plans de rationalisation successifs. Le boom dit de Jimmu (Jimmu keiki) qui vit la production des mines de charbon augmenter de 40% en 1956-1957, représenta la dernière période de prospérité pour le charbon. A partir de 1959, l'industrie commença à s'effondrer. Tout au long de cette période, les grands groupes industriels japonais poursuivirent leur stratégie d'investissement dans d'autres activités, plutôt que de mettre de l'argent dans une industrie qui était intrinsèquement instable. A Chikuhô, entre 1956 et 1959, 22 900 travailleurs de la région perdirent leur emploi. En 1970, il y avait seulement cinq mines en exploitation dans cette région alors qu'il y en avait jusqu'à deux cent cinquante-six au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Au-delà de cette faiblesse du mouvement syndical, il faut aussi prendre en compte l'existence d'une sorte de barrière cognitive à l'égard de certains risques encourus. Il faut réaliser à quel point le travail de la mine fut soumis à un environnement spécifique avec une violence omniprésente et une perception du risque monopolisée par les explosions. Il y a toujours eu une coexistence entre des grandes mines détenues par les grands groupes industriels et des unités beaucoup plus modestes à peu de capitaux, appartenant à des entrepreneurs locaux. Dans ces petites mines appelées tanuki bori (trous à tanuki, le tanuki étant un canidé sauvage très répandu dans l'archipel japonais), qui exploitaient des veines avec des réseaux de galeries peu profondes et en plan incliné, les normes de sécurité étaient très rarement respectées. Mais l'ensemble des mines du bassin de Chikuhô était soumis à un risque particulièrement élevé de pénétration de gaz et d'eau en raison de l'activité de la croûte terrestre et du caractère volcanique de la région. De plus, les exploitants de mines avaient eu tendance à ne pas investir suffisamment dans leurs mines pour l'amélioration des normes de sécurité et à essayer d'augmenter la production avec les installations et la main-d'œuvre existantes. Ainsi, le taux d'accident dans les mines de la région était remarquablement élevé. On peut estimer le nombre total de décès, dans la seule région de Chikuhô, à plus de 11 000 pour la période de 1922 à 1965, en tenant seulement compte des grandes mines, des statistiques fiables n'étant pas disponibles pour les petites mines.


Mine de Tagawa à Chikuhô pendant l'ère Meiji
(illustration tirée d'une ancienne revue spécialisée dans le charbon :
'Chikuhô selitan kôgyô kumiai geppô', vol. 4, n.50, 1908)

Si aussi peu de cas était fait de la sécurité, dans les plus petites mines mais aussi les plus grandes, c'est aussi parce que le travail de mineurs fut toujours attaché à un très bas statut social. Il y avait, au début de la révolution industrielle, un large usage du travail forcé et, avec l'industrialisation de l'extraction après la restauration Meiji, les mines drainèrent les populations des buraku des régions du Kyûshû avoisinantes. Les burakumin étaient par exemple utilisés comme hitoguri, réveillant les mineurs et les envoyant au travail, ou comme superviseurs. De plus, dès les années 1930, pour remplacer les femmes et les enfants qui ne pouvaient plus travailler dans les galeries après les réformes inspirées par l'Organisation internationale du travail, il y eut une utilisation massive de travailleurs coréens. Ils étaient souvent envoyés dans des endroits où les Japonais n'allaient pas, comme les zones sensibles aux accumulations de gaz en raison d'une mauvaise ventilation. Pendant la Seconde Guerre mondiale, on eut très largement recourt au travail forcé des Coréens qui représentèrent jusqu'à la moitié de la main d'œuvre dans certaines mines, mais aussi des Chinois. Outre leur statut social très bas, les travailleurs étaient soumis à un système appelénaya-hamba particulièrement oppressif. Dans ce système, un sous-traitant, connu sous le nom de nayagashira, surveillait jour et nuit les travailleurs qui étaient placés sous son autorité, il les logeait et les nourrissait dans une sorte de baraque dortoir appelée hamba. Avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, ce système pouvait être lié, dans certaines petites mines notoirement violentes, à un système de superviseurs (rômugakari) parfois liés à la pègre locale. Le nayagashira était en général chargé de recruter les travailleurs, souvent à ses propres frais. Une fois qu'il avait réuni un groupe de travailleurs, il leur assignait leur tâche sur la veine de charbon sur la base des commandes de l'entreprise. Même au sein de la même mine, il était relativement facile de retirer le charbon sur certaines parois alors que c'était plus difficile sur d'autres, ce qui conduisait à de grandes différences de rémunération. Ce pouvoir était encore grandi par le fait que, non seulement ils calculaient et versaient le salaire des mineurs, mais ils leur vendaient le matériel dont ils avaient besoin pour travailler et leur faisaient souvent crédit. Ils étaient présents dans tous les aspects de leur vie quotidienne. Cela laissait le mineur dans un état d'endettement perpétuel, à la fois financièrement et socialement. Dans la région de Chikuhô, jusque dans la période de l'après-guerre, selon la mine où il travaillait et la gravité de l'infraction, le mineur pouvait être soumis à toute une série de punitions corporelles. Dans certains cas extrêmes, un mineur qui s'échappait pouvait même être pendu, ou frappé à mort avec un sabre ou un couteau pour l'exemple.

Le caractère très tardif du procès de pneumoconiose, survenant presque deux décennies après la fermeture de la plupart des mines de la région, atteste de l'ensemble de ces barrières à la reconnaissance de cette maladie professionnelle. Un tel procès ne fut pas possible aussi longtemps que les travailleurs étaient employés par une société minière et qu'ils étaient membres d'une communauté locale dépendante de l'industrie du charbon. La plupart des mineurs ont commencé à poursuivre les anciennes sociétés minières, et à rendre leur maladie socialement visible, une fois que ces sociétés avaient complètement abandonné la région de Chikuhô et à un moment où ils étaient devenus entièrement dépendants de l'aide sociale publique. Le paradoxe de cette situation est que, si les mineurs de cette région et leur famille ont été en mesure de parvenir à une citoyenneté sociale que l'expertise scientifique financée par l'industrie et l'État n'a jamais été en mesure de leur donner, cette victoire est finalement arrivée dans un monde déjà en voie de disparition.

Bernard Thomann
Historien
Maître de conférences à l'Inalco
(Institut national des langues et civilisations orientales)

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mars 2013
Bernard Thomann
Historien, maître de conférences, Inalco