Les Philippines et le désordre du monde

Les excès du président Rodrigo Duterte depuis son élection en mai 2016 ne lassent de défrayer la chronique. Les historiens apprécieront à l’avenir comment cet homme relativement nouveau dans la politique nationale philippine s’inscrit dans la continuité de ses successeurs mais aussi en rupture en raison de la violence de son discours et de ses pratiques. On peut par ailleurs se demander en quoi il représente un mal plus profond de la société philippine dans son ensemble. Un peu plus d’un an après son élection, la remise en question de l’Etat de droit reste un thème dominant mais sans que cela semble affecter les Philippins dans leur ensemble.

La fin de l’Etat de droit?

Deux événements de l’actualité récente interrogent sur le rapport de Duterte à l’Etat de droit. Le 11 octobre 2017, le président philippin demande à deux rapporteurs, des Nations-Unies et de l’Union Européenne, de quitter le territoire sous 24 heures. Suite à la campagne meurtrière contre les soit disant trafiquants de drogue, une délégation interparlementaire avait en effet pensé à entamer une démarche visant à l’expulsion des Philippines des Nations-Unies. La réponse de l’ancien avocat et maire de Davao dénote son rapport au droit. Sans contester le bien-fondé de la procédure, il rétorque que la Russie et la Chine ne laisseront pas faire au Conseil de Sécurité. La real politik prime donc sur le droit international. La même logique fut à l’œuvre un mois plus tôt quand Antonio Trillanes, un de ses opposants, demanda une autorisation pour examiner les comptes de la famille Duterte (en l’occurrence son fils et son gendre) qui seraient impliqués dans des affaires de corruption. Or, le président n’y consentit pas, renvoyant d’un revers de main, la demande de l’ancien officier de marine, leader du coup de force de 2003. Le non-respect du droit international voire du droit tout court est devenu une banalité que les observateurs de la vie politique philippine ne relèvent même plus.

La «guerre à la drogue» avec son cortège d’exécutions sommaires est l’aspect le plus choquant de la politique du nouveau président. L’acronyme ‘EJK’ (extrajudicial killing) s’est banalisé dans la presse nationale et compte plus d’un million d’occurrences sur Google. Jamais depuis son indépendance, le pays n’avait étésoumis à une telle vague de violence sur un temps aussi court. Le point de référence reste pour l’archipel, les seize ans de dictature sous Ferdinand Marcos. Du passage de la loi martiale en septembre 1970 au People Power de février 1986 (restauration de la démocratie), les exécutions extrajudiciaires s’étaient élevées à plus de 3 500. Il n’a fallu qu’une année pour que la nouvelle administration atteigne ce bilan et le dépasse. Certes le débat est loin d’être fermé sur le nombre réel de personnes exécutées sommairement. Or, même si les sources divergent, il demeure que le présent ‘salvaging’ (terme du vocabulaire philippin qui se réfère à la violence sous la dictature militaire) est d’une ampleur sans précédent. Amnesty International avance le nombre de 7 000; Human Rights Watch 4 800; les autorités pour leur part nient la réalité. Le 9 octobre 2017, le porte-parole de la police, en accord avec Malacanang (palais présidentiel), déclare qu’à sa connaissance, un seul cas a été reporté entre le 1er juillet 2016 et le 30 septembre 2017. La vérité n’est pas médiane et se rapproche évidemment des associations de défense de droit de l’homme. L’exécution sommaire de petits délinquants par les forces de police et des groupes paramilitaires qui s’inspirent directement des vigilantes de la période Marcos est elle aussi incontestable.

Le manque de réaction nationale dérange. En ce qui concerne le jeu démocratique, une partie de l’explication semble se trouver dans le niveau de violence et, précisément le délitement de l’Etat de droit qui laisse peu de place,sinon aucune, aux contre-pouvoirs. Après l’élection du 9 mai 2016, l’opposition s’est cherchée un leader. Leni Robredo, la vice-présidente élue, a fait illusion quelques mois mais s’est vite retrouvée muselée, tant dans ses fonctions que dans son accès aux médias. Le sénat semble avoir cristallisé la résistance. L’avocate, militante pour les droits de l’homme et élue au sénat en 2016, Leila De Lima est devenue la principale opposante à la «guerre à la drogue » ce qui lui valut, non sans ironie, d’être accusée de violer la législation sur les stupéfiants avant d’être incarcérée en février 2016. L’ancien candidat à la vice-présidence et sénateur Antonio Trillanes reprend, non sans courage, le flambeau de l’opposition. Dans un registre différent, l’Eglise traversée par des intérêts contradictoires, n’a pas été le fer de lance de l’opposition aux violations des droits de l’homme comme elle le fut en 1986. Il a fallu attendre une année – et le millier de morts des EJK – pour que la conférence des évêques et le cardinal Tagle élèvent enfin la voix en septembre 2017. Le plus grand tour de force du président actuel est d’avoir réussi à bâillonner les médias. The Inquirer a été le dernier média à critiquer les dérives actuelles. Mais le retrait de ses soutiens publicitaires, sur injonction présidentielle, a eu raison du tabloïde manillais. De manière aussi surprenante que discrète, c’est l’armée qui reste un solide rempart face aux dérives de l’administration actuelle à l’instar de Trillanes. Néanmoins les Philippins, dans leur immense majorité, ont soutenu l’administration en place.

Un soutien populaire

En dépit du climat de répression, comment Duterte a-t-il réussi à maintenir son soutien populaire? En juin 2017, la Social Weather Station (l’instrument de mesure de l’opinion le plus fiable aux Philippines) indiquait que 78% des Philippins avaient plutôt une bonne opinion de leur président; 77% sont satisfaits de la «Guerre à la drogue» indice de satisfaction qui s’est maintenu sur un an (84% en septembre 2016). Ces bons résultats contrastent singulièrement avec le nouveau ‘salvaging’ entrepris par l’administration actuelle. De fait, le climat dans Manille est en somme toute assez débonnaire (tout au moins dans la journée, hors des quartiers populaires) et ne fait pas craindre l’avènement d’un nouveau People Power. L’ensemble de la population semble s’être résolue à son destin voire semble soutenir son président dans l’archipel et au-delà.

En arrière-plan, le nouveau président s’inscrit dans la continuité d’un imaginaire politique mais il a aussi apporté sa touche personnelle au jeu politique. A l’instar des films populaires ou des soap operas philippins, Duterte prend la place du héros positif, celui qui par son autorité et sa détermination va faire triompher «lebien». L’histoire philippine est jalonnée de ces personnages autoritaires qui se sont présentés comme seuls recours. Depuis Quezon sous le Commonwealth avant la Deuxième Guerre Mondiale à Panfilo, ‘Ping’ Lacson, le brutal chef de la police reconverti en homme politique, l’électorat de droite populiste a maintenu ces personnages dans le paysage politique. A la faveur d’élections à la proportionnelle intégrale, certains comme Joseph Estrada ont même pu accéder aux plus hautes fonctions de l’Etat. Sur cette trame bien établie,l’élection de Duterte a néanmoins un aspect nouveau, celui de la simplification du message politique. Manuel, ‘Mar’ Roxas était sans nul doute le candidat le plus qualifié pour succéder à Benigno Aquino en 2016. Le débat sur les questions de fond (éradication de la pauvreté, ouverture de l’archipel, corruption, etc.) n’a pas eu lieu. Duterte a fait une extraordinaire campagne de communication en opposant la force de sa volonté à la complexité des sujets – la «guerre à la drogue» en est un excellent exemple. Mar Roxas a ainsi été emporté par cette vague populiste d’un nouveau cru. Beaucoup reste encore à écrire sur cette politique de communication qui n’est pas sans rappeler la campagne présidentielle américaine ou celle du Brexit en Grande-Bretagne – qui se sont déroulées après.

A l’instar de Donald Trump, les incohérences du nouveau président en matière de politique étrangère ont paradoxalement conforté son soutien populaire. Dès son élection, le nouveau président n’entend pas s’en laisser compter par les Etatsuniens. Alors qu’Obama s’inquiète des exécutions sommaires, Duterte lui répond vertement le 4 octobre 2016 qu’il «peut aller se faire voir» et que de toutes façons son administration peut acheter des armes aux Russes et aux Chinois. Son électorat applaudit mais les observateurs internationaux s’interrogent sur le partenariat entre Manille et Washington. Si son prédécesseur avait essayé de prendre ses distances par rapport au grand frère étasunien, il l’avait néanmoins ménagé. Duterte se rend trois semaines plus tard à Beijing pour une visite officielle de quatre jours. La promesse d’investissements chinois dans l’archipel à hauteur de 13 milliards de dollars risque de faire basculer des alliances dans un contexte géopolitique aussi incertain que tendu.

Peut-être que l’aspect le plus étonnant est le manque de réaction internationale. On peut toujours expliquer l’attitude des Philippins mais celle des Occidentaux? Peut-être que les Philippines serviront une nouvelle fois de laboratoire comme sous la période étasunienne (surveillance, contre-terrorisme par exemple) ou plus récente avec l’usage des réseaux sociaux pour mobiliser les foules (People Power II en 2001, dix ans avant les printemps arabes) mais cette fois-ci pour inaugurer les désordres du monde.

William Guéraiche

William Guéraiche est agrégé, docteur en histoire, HDR. Il est professeur associé à l’université américaine des Emirats (Dubai). Depuis une vingtaine d’année, il s’est tourné vers la géopolitique. En 2013, il a dirigé une monographie sur les Philippines Contemporaines.

Mots-clés

Guerre à la drogue, Rodrigo Duterte, état de droit Philippines.

Bibliographie

Guéraiche William (dir.), Les Philippines Contemporaines, Bangkok-Paris : Institut de Recherches sur l’Asie du Sud-Est Contemporaine (IRASEC)-Les Indes Savantes, 2013, 619 p.

Ricordeau Gwenola, «Philippines : un massacre de masseau nom de la “guerre à la drogue” » in Santé, réduction des risques et usages des drogues. Géopolitiques et Drogues, n° 87, 2e trimestre 2017, pp. 12-16.

Photos

© Elisabeth Luquin, INALCO-CASE


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La pauvreté, le vrai problème des Philippines

Coordination du numéro : Aurélie Varrel, Myriam de Loenzien
Responsable éditoriale : Céline Bénéjean celine.benejean@cnrs.fr

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janvier 2018
Céline Bénéjean
Professeur associé à l’Université américaine des Emirats (Dubai)