L’inde : une politique étrangère à nulle autre pareille

Article de Claude Blanchemaison

Mots-Clés : Politique étrangère de l’Inde au XXIe siècle ; Indo-Pacifique ; Narendra Modi ; Chine / Inde ; États-Unis / Inde ; Quad ; Russie / Inde ; Géopolitique Inde

L’Inde pratique une politique extérieure originale, adaptée au monde d’aujourd’hui, sans alliance militaire mais avec une multitude d’accords de partenariats spécifiques. Cette souplesse peut surprendre de la part d’un pays qui était en 2019 la cinquième économie du monde, et qui sera bientôt le plus peuplé de la planète. Mais cette politique étrangère «tous azimuts» fournit un environnement favorable pour que l’économie indienne, durement touchée par la pandémie du Covid19, retrouve sa trajectoire de croissance. Et parallèlement, le gouvernement nationaliste indien entend poursuivre sa politique d’hindouisation.

Priorité aux pays voisins

L’Inde donne bien entendu la priorité aux relations avec les huit pays de son environnement immédiat: le grand rival chinois, le frère ennemi pakistanais et le très proche Bangladesh, mais aussi les deux États enclavés de l’Himalaya (le Népal et le Bhoutan), les deux États insulaires de l’océan Indien (le Sri Lanka et les Maldives), et le Myanmar (qui fait face à l’archipel indien des îles Andaman et Nicobar). Tous ont en commun d’avoir la Chine comme principal partenaire économique.

L’Inde a bien tenté en 1985 de regrouper tous ces pays, sauf la Chine, au sein d’une Association de Coopération Régionale pour l’Asie du Sud (SAARC), mais le déséquilibre entre les participants et le différend indo-pakistanais n’ont pas permis d’aboutir à une intégration régionale. Douze ans plus tard, l’Inde crée, avec six pays proches de la baie du Bengale, un cadre de coopération technique plus opérationnel, le BIMSTEC, portant sur des secteurs très variés (tels que les transports, l’énergie, l’agriculture ou la lutte contre le terrorisme).

Après dix ans de gouvernements dirigés par le parti du Congrès, Narendra Modi du Bharatiya Janata Party (BJP, Parti du Peuple Indien, nationaliste et hindouiste) est devenu Premier ministre et a poursuivi, pour l’essentiel, la politique de voisinage de son prédécesseur Manmohan Singh. Il a signé en 2015 l’accord réglant définitivement le litige frontalier qui subsistait avec le Bangladesh depuis son indépendance en 1971. Cependant, après sa réélection triomphale en 2019, il a fait adopter par le Parlement des amendements à la loi sur la nationalité indienne qui ne permettront plus de naturaliser des réfugiés de religion musulmane. Les réfugiés politiques, économiques et climatiques venus du Bangladesh, en dépit de la clôture de barbelés qui matérialise la frontière, ne pourront donc plus se faire naturaliser indiens. Cela n’a pas empêché Narendra Modi d’être bien reçu à Dacca en mars 2021 par Sheikh Hasina, malgré quelques manifestations populaires d’hostilité.

Le Premier ministre indien s’est rendu au Sri Lanka et aux Maldives en juin 2019 pour assurer ces deux pays de la volonté indienne d’établir une forte coopération avec eux, en recherchant les moyens de contrer l’activisme chinois, notamment dans le domaine des infrastructures.

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figure 1 : 18e Sommet de l'Association sud-asiatique pour la coopération régionale source : site web du secrétariat SAARC

figure 1 : 18e Sommet de l'Association sud-asiatique pour la coopération régionale
source: site web du secrétariat SAARC

La dissuasion nucléaire

Les tensions avec la Chine et le Pakistan ont amené l’Inde à se doter de l’arme nucléaire en 1998, devenant ainsi puissance nucléaire militaire, non signataire du Traité de Non-Prolifération (TNP).

L’exercice de la dissuasion nucléaire réciproque entre l’Inde et le Pakistan a connu sa première mise à l’épreuve l’année suivante, lors de la guerre de Kargil. Les Pakistanais ont dû se retirer des sommets himalayens, situés du côté indien de la ligne de cessez-le-feu de 1949 (Line of Control), qu’ils avaient brièvement occupés. Seules des armes conventionnelles ont été utilisées lors de ce conflit.

Le risque calculé pris au Cachemire

En août 2019, après sa victoire électorale aux élections législatives, Narendra Modi a fait voter au Parlement l’abolition de l’article 370 de la Constitution. Le statut particulier de l’État du Jammu-et-Cachemire est supprimé et celui-ci est remplacé par deux Territoires de l’Union directement administrés par Delhi: le Ladakh à majorité bouddhiste, voisin de l’Aksai Chin territoire annexé par la Chine, et le Cachemire à majorité musulmane, séparé de la partie administrée par le Pakistan par la ligne de cessez-le-feu de 1949.

À part les protestations violentes du Pakistan et les objections de forme de la Chine, il n’y a pas eu de réaction véritablement hostile au niveau international, même de la part des gouvernements de pays musulmans. L’Inde a traditionnellement de bons rapports avec l’Arabie Saoudite, avec les pays du Golfe et avec ceux du Proche-Orient, à qui elle fournit par ailleurs une main d’œuvre abondante. Par ailleurs, Narendra Modi a passé, en septembre 2019, plus d’une semaine aux États-Unis, dont plusieurs jours à l’Assemblée générale des Nations Unies, où il a convaincu ses interlocuteurs de sa parfaite sérénité.

Des relations complexes avec la Chine

Les relations avec le grand voisin chinois constituent bien entendu un défi majeur pour l’Inde. La frontière himalayenne n’est toujours pas stabilisée, ni à l’ouest où des combats ont encore eu lieu en août 2020, ni à l’est où Pékin revendique l’Arunachal Pradesh depuis la guerre éclair de 1962. Pékin ne reconnaît aucun des traités signés par les Britanniques avec le Tibet.

Depuis 2014, la Chine développe systématiquement son programme des «Routes de la soie» terrestres et maritimes, qui a notamment pour effet d’encercler l’Inde. Dans ce cadre, les Chinois ont obtenu un accès direct à l’océan Indien à travers le Pakistan à l’ouest, et la Birmanie à l’est.

Cependant la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Inde et les deux pays veulent entretenir des relations convenables, en dépit de leur rivalité et d’incidents de frontière de plus en plus fréquents.

Le voisinage tendu avec la Chine projette l’Inde dans le champ de la rivalité entre les grandes puissances. Pékin s’oppose évidemment à ce que l’Inde devienne membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies.

Puissance régionale incontournable, Delhi aspire à des responsabilités mondiales et s’investit pleinement dans toutes les organisations multilatérales dont elle fait partie.

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figure 2 :Xi Jinping et Narendra Modi à Mamallapuram (octobre 2019) source : twitter/ @PMOIndia


figure 2: Xi Jinping et Narendra Modi à Mamallapuram (octobre 2019)
source: twitter/ @PMOIndia

Le partenaire traditionnel russe

L’Inde avait des relations étroites avec l’Union soviétique, qui fut historiquement son premier fournisseur d’armements et son modèle pour la construction de grands barrages et d’usines sidérurgiques. Après une relative éclipse dans les années quatre-vingt-dix, la coopération stratégique est devenue beaucoup plus étroite avec les visites régulières de Vladimir Poutine, à partir d’octobre 2000. La dernière en date remonte au 6 décembre 2021, durant laquelle de nombreux accords de coopération ont été signés, notamment dans les domaines militaires, de l’énergie et de l’espace. La Russie joue souvent un rôle modérateur dans l’attitude de la Chine et du Pakistan vis-à-vis de l’Inde, notamment dans le cadre de l’Organisation de Coopération de Shanghai.

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figure 3 : Vladimir Poutine et Narendra Modi à New Delhi (décembre 2021) source : Press Information Bureau, Government of India


figure 3: Vladimir Poutine et Narendra Modi à New Delhi (décembre 2021)
source: Press Information Bureau, Government of India

Le rapprochement avec les États-Unis

Les relations entre l’Inde et les États-Unis sont restées compliquées pendant toute l’époque de la guerre froide, Delhi paraissant alors plus proche de Moscou, du fait de son rôle dans le Mouvement des non-alignés. Les essais nucléaires de 1998 ont retardé le réchauffement des rapports indo-américains, jusqu’à la visite de Bill Clinton en mars 2000, vingt-deux-ans après celle de Jimmy Carter. Barak Obama a créé en 2015 un «Dialogue stratégique et commercial». Les tensions de l’été 2020 avec la Chine, sur les hauteurs de l’Himalaya, ont conduit Delhi à chercher un rapprochement avec Washington, mais l’Inde refuse toute forme d’alliance quelle qu’elle soit, y compris après la création de l’AUKUS entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie en août 2021. Début décembre 2021, Joe Biden a obtenu la participation de l’Inde et du Pakistan à son Sommet virtuel sur la démocratie.

Les Américains ont depuis quelques années convaincu l’Inde de faire partie, avec le Japon et l’Australie, du Quadrilateral Security Dialogue (QUAD). L’Inde a participé à quelques manœuvres maritimes avec ces pays, mais elle cherche désormais à donner aussi un contenu non militaire à ce cadre informel de coopération.

Cependant, l’Inde peut désormais compter sur sa participation à l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), dont elle fait partie depuis 2017 à l’initiative de la Chine et de la Russie, pour équilibrer son rapprochement avec Washington.

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figure 4 : Joe Biden et Narendra Modi à Washington (Septembre 2021) source : Press Information Bureau, Government of India


figure 4: Joe Biden et Narendra Modi à Washington (Septembre 2021)
source: Press Information Bureau, Government of India

Beaucoup reste à faire avec l’Union européenne

L’Union européenne n’a pas encore réussi à transformer son vieil accord de 1994 en accord de libre-échange avec l’Inde. Un accord de partenariat diversifié a cependant été signé en 2004.

L’Union européenne a reconnu en 2021 que l’Inde devait devenir un partenaire déterminant dans le cadre de la nouvelle approche Indo-Pacifique.

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figure 5 : Sommet virtuel Inde-Union européenne (2020) source : Photo: Twitter/@vonderleyen


figure 5: Sommet virtuel Inde-Union européenne (2020)
source: Photo: Twitter/@vonderleyen

Partenariat stratégique avec la France

L’Inde a conclu des accords de partenariat stratégique avec un grand nombre de pays. Le premier, signé avec la France dès 1998, donne lieu à un dialogue stratégique intense.

De nombreuses entreprises françaises sont installées en Inde.

La coopération militaire se développe. L’armée de l’air indienne possède une cinquantaine d’avions Mirage-2000 modernisés. Trente-trois des trente-six avions Rafale achetés par l’Inde à la France ont déjà été livrés fin 2021. Trois sous-marins Scorpène construits à Mumbai avec Naval Group sont opérationnels, trois autres le seront bientôt.

Mais d’autres discussions sont en cours. Le Président Macron s’est entretenu avec le Premier ministre indien en marge du Sommet du G 20 de Rome et de la COP 26 de Glasgow en novembre 2021. La Ministre française des Armées s’est rendue à Delhi le 16 décembre 2021 pour y évoquer les développements de la coopération stratégique et militaire, dans une ambiance de forte concurrence.

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figure 6 : Emmanuel Macron et Narendra Modi à Chantilly (Août 2019) source : site web de l’Elysée


figure 6: Emmanuel Macron et Narendra Modi à Chantilly (Août 2019)
source: site web de l’Elysée

Conclusions

L’Inde met en évidence la position stratégique centrale qu’elle occupe entre l’Europe et l’Asie, et compte bien jouer un rôle clé dans la stratégie Indo-Pacifique par le contrôle qu’elle exerce sur l’océan Indien.

L’Inde pratique une politique étrangère «tous azimuts», à sa mesure, qui doit nécessairement s’appuyer sur un développement économique durable et une situation politique intérieure stable.

Le 15 août 2022, l’Inde fêtera le soixante-quinzième anniversaire de son indépendance. À cette occasion, Narendra Modi, Premier ministre depuis huit ans, devra prononcer le traditionnel discours-programme du haut du Fort Rouge, monument édifié au XVIIe siècle par l’empereur moghol Shah Jahan. Il devra alors justifier sa gestion hasardeuse de la pandémie, qui a ravagé le pays pendant deux ans, et donner une perspective claire en vue des élections législatives de 2024. Celles-ci pourraient d’ailleurs se traduire par un changement de majorité si le parti du Congrès et les partis régionaux parvenaient à s’entendre.

Les perspectives de croissance économique varient selon les sources, mais il semble bien que les résultats de l’année financière avril 2021-mars 2022 devraient permettre de compenser la contraction de l’année 2020-2021 et de replacer l’Inde sur une trajectoire de forte croissance à moyen terme, nécessaire pour absorber les millions de jeunes arrivant chaque année sur le marché du travail.

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figure 7 : Discours de Narendra Modi à Fort Rouge (Août 2014) source : https://www.narendramodi.in/text-of-pms-speech-at-red-fort-6464


figure 7: Discours de Narendra Modi à Fort Rouge (Août 2014)
source: https://www.narendramodi.in/text-of-pms-speech-at-red-fort-6464

Claude Blanchemaison
Ancien ambassadeur de France en Inde

Bibliographie succincte

Claude Blanchemaison, Inde, contre vents et marées, Ed. Temporis, 2021

Géopolitique de l’Inde, Hérodote (n°173), Ed La Découverte, 2019

S. Jaishankar, The India Way (Strategies for an Uncertain World), Ed HarperCollins Publishers India, 2020

Arundhati Roy, Mon cœur séditieux, Ed Gallimard, 2019

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Figure 8 : Cérémonie de présentation des Lettres de Créance à New Delhi


Figure 8: Cérémonie de présentation des Lettres de Créance à New Delhi

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figure 7 : Discours de Narendra Modi à Fort Rouge (Août 2014)
février 2022
Claude Blanchemaison
Ancien ambassadeur de France en Inde