L'Iran n'est pas compliqué si on prend les moyens de le comprendre

L'Iran est aujourd'hui, comme aux temps de Montesquieu, un bon exemple de l'image que les « Occidentaux » ont d'un «'Orient compliqué », qui inquiète et fait souvent peur. Par ignorance. Pour éviter de comprendre, on a pris l'habitude de jeter tout ce qui est gênant et se trouve à l'est du Bosphore dans une boite, pour ne pas dire une poubelle, sur laquelle on a inscrit « Orient compliqué ».

Mais depuis quelques décennies l'Iran est sorti de sa boite après que la Chine, l'Inde, la Turquie et bien sûr le Japon ont fait de même, et cela dérange nos habitudes mentales. Cette situation est d'autant plus problématique que le gouvernement iranien arrivé au pouvoir grâce à la première révolution post-soviétique, s'est mis en marge de la communauté internationale qui en retour a marginalisé l'ancienne Perse. Pour le Français moyen l'Iran c'était Persépolis, la poésie persane, le caviar, le pétrole et les couvertures de Paris Match avec le chah et sa femme Farah. C'est aujourd'hui le voile noir des femmes, les turbans, le despotisme et depuis peu la crainte d'une arme nucléaire.

Tout cela est vrai, mais ce sont surtout des idées reçues dont on ne voit pas les logiques. Le travail du chercheur en sciences sociales n'est donc pas facile. Comment montrer que ce pays et ses habitants peuvent être analysés et compris comme les Espagnols ou les Canadiens et même les Anglais ? Même au CNRS et dans les milieux académiques, il est parfois difficile de faire comprendre que l'on peut avoir des collaborations scientifiques solides avec les collègues iraniens et qu'il n'y a pas fatalité, de pré-détermination qui rendrait vain toute tentative d'analyse rationnelle.

Nous avons la chance d'avoir en France le plus grand nombre au monde - après les USA où les forces sont très dispersées - d'universitaires et chercheurs travaillant à temps complet sur l'Iran des origines à nos jours, dans toutes les disciplines. Mais nul n'est prophète en son pays. Il reste bien difficile de se faire entendre pour informer et proposer des analyses rationnelles afin de comprendre ce pays paradoxal et passionnant, mais que l'on peut très bien comprendre si on se donne la peine d'écouter et si on prend les moyens de comprendre.

Tous les moyens sont donc les bienvenus pour tenter de briser le mur des idées reçues. Traverser la Perse en vélo en plein été est un moyen assez exceptionnel pour ne pas être saisi.

Tourner le dos à l'opposition tradition / modernité

L'irruption de la « modernité » dans les sociétés pré-industrielles a été un fait majeur de l'histoire des XIXe et XXe siècles. En Iran, qui n'a jamais « bénéficié » des avantages de la colonisation, le dualisme entre tradition et modernité est longtemps resté pour les historiens et sociologues un paradigme pour comprendre les dynamiques sociales et politiques. Ce modèle semble bien dépassé de nos jours. Pendant longtemps, on avait coutume de placer l'islam du côté de la tradition, mais peut-on qualifier de « traditionnel » le clergé chiite iranien qui gère le pays depuis bientôt trois décennies, négocie la question du nucléaire, l'entrée à l'OMC et maîtrise parfaitement les arcanes du « business » international ? Peut-on qualifier de « moderne » un ingénieur formé dans les années 1950, produisant depuis cinq décennies le même modèle de voiture, et qui n'a pas la moindre idée des méthodes de gestion et de la compétitivité scientifique et technologique actuelles ? Dans toutes les sociétés du monde, l'opposition entre la continuité et le changement, entre la tradition et la modernité, reste pertinente, mais c'est là une méthode assez sommaire pour comprendre une société en mutation. Quand il s'agit de comprendre les sociétés américaine ou française, on use de méthodes et de concepts plus sophistiqués. Tant que l'on n'usera pas de méthodes « modernes » pour comprendre l'Iran, ce pays restera « compliqué ».

Depuis trois décennies, la société iranienne et la place politique de l'Iran ont profondément changé, par suite de drames, de conflits et de despotisme, mais aussi en raison des luttes et ambitions des iraniens eux-mêmes. Pour la première fois en 1979 - année de la révolution islamique - la population des villes et celle des alphabétisés a dépassé celle des ruraux et des illettrés. C'était là le résultat des progrès réalisés à la suite de la « Révolution blanche » lancée par le chah dans les années 1960. En 1976, 17% des femmes étaient alphabétisées en milieu rural, mais 63% en 1996 ; le nombre moyen d'enfant par femmes avait très peu baissé entre 1966 et 1986 (6,8 enfants) malgré les lois sur l'émancipation des femmes décrétées sous le régime impérial, mais en 2004 on atteignait seulement 2,2 enfants par femme en moyenne. Cette baisse est la plus forte jamais enregistrée en temps de paix dans l'histoire de l'humanité. Depuis 2001 les filles sont plus nombreuses que les garçons dans les universités... Une hirondelle ne fait pas le printemps, la situation économique et morale des iraniens, notamment des jeunes est souvent dramatique, mais cela montre que les règles ont changé. La nature du système a changé, même si l'Iran éternel et les héritages magnifiques - ou sordides - du passé restent bien vivants.

Un équilibre difficile entre Iran, islam et international

L'Iran d'aujourd'hui n'est plus construit autour d'une simple dialectique entre nationalisme et islam, identifiés respectivement à modernité et tradition. Depuis la découverte du pétrole en 1908 à Masjed Soleyman, l'Iran est impliqué dans la vie internationale. Les dynamiques scientifiques, industrielles, artistiques, économiques, intellectuelles qui animent la vie du monde du XXIe siècle sont en oeuvre en Iran, quel que soit le gouvernement en place.

L'identité de ce pays est donc le résultat d'une concurrence, d'un équilibre dynamique difficile entre trois forces complémentaires que sont
- l'Iran, avec son héritage national, culturel social, naturel,
- l'islam chiite autour duquel s'est construit l'Iran moderne depuis le XVIe siècle et qui reste la référence culturelle de l'immense majorité de toute la population, comme en France le catholicisme, et
- l'international c'est à dire la science, les arts, la vie actuelle dans un monde globalisé où l'Iran veut jouer pleinement son rôle.

Par le passé, chacune de ces composantes a dominé les autres : Réza Chah, le fondateur de l'Iran moderne (1923-1941) était ultra nationalisme et avait écrasé l'islam, son fils Mohammad-Réza (1941-1979) a sur-valorisé l'international assimilé alors aux États-Unis, tandis que la République islamique a imposé l'islam comme unique référence.

Depuis quelques années, cette dure expérience historique a été analysée en profondeur par les intellectuels et hommes politiques iraniens, et un courant de réforme, a touché tous les milieux pour tenter de trouver un meilleur équilibre entre les trois composantes de l'identité iranienne contemporaine. Mohammad Khatami, président de 1997 à 2005 a fait une première tentative dans ce sens, et malgré les apparences, le nouveau président Ahmadinejad s'inscrit dans la même problématique, mais avec des modalités bien différentes : changement social ne signifie pas changement politique.

La crise du nucléaire montre combien les questions scientifiques et de nationalisme sont prioritaires sans pour autant négliger l'islam qui reste un cadre de référence. Cette crise est d'une extrême gravité, mais elle peut être salutaire car son enjeu dépasse les questions strictement technologiques ou militaires. Pour l'Iran c'est en effet avant tout un instrument pour enfin être pris au sérieux, comme puissance régionale indépendante, qui demande à être reconnue dans toute sa diversité, dans toutes ses composantes, y compris islamique.

Depuis longtemps l'Europe a reconnu le changement de régime politique à Téhéran, mais pas les États-Unis qui exigeaient un changement de régime avant de normaliser leurs relations. Depuis le 31 mai 2006, le gouvernement américain a décidé de participer aux discussions avec l'Iran. C'est un tournant décisif, non pas pour soutenir la politique du gouvernement iranien actuel - ou futur - mais pour reconnaître qu'il existe au Moyen-Orient un nouvel acteur majeur dont la population, indépendamment de son gouvernement, a fait depuis 30 ans une révolution interne difficile mais durable.

Pour comprendre ce nouvel Iran, le travail ne manque pas pour les chercheurs en sciences sociales comme pour les chercheurs en sciences expérimentales, théoriques ou technologiques, et surtout pour les entreprises de haut niveau, qui pourraient trouver en Iran une nation qui est sur le point de devenir un partenaire de premier rang, comme l'Inde ou la Chine.

Du moins si la folie des hommes ne réduit pas à néant la longue marche des Iraniens, de toute opinion, depuis un siècle.

*Bernard Hourcade est géographe, ancien directeur de l'UMR 7528, Mondes iranien et indien à Paris-Ivry. (www.ivry.cnrs.fr/iran) et ancien directeur de l'Institut Français de Recherche en Iran.

Ses travaux portent sur la géographie sociale culturelle et politique de l'Iran et notamment de la ville de Téhéran.
Principales publications sur l'Iran:
Téhéran capitale bicentenaire. Peters, Téhéran- Louvain, 1996 ( Coll. Ch. Adle).
Atlas d'Iran. Reclus, Paris, 1998 (H.Mazurek, M. Taleghani, MH Papoli-Yazdi).
Iran: identités nouvelles d'une république, Belin, Paris, 2002.
Atlas de Téhéran métropole. Téhéran. TGIC, 2005. (en ligne sur www.tehran-gis.com/atlas)

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L'Iran n'est pas compliqué si on prend les moyens de le comprendre
juillet 2006
Bernard Hourcade
Directeur de recherche au CNRS