Vers la fin du Moyen-Âge, le mot « littérature » désigne l'ensemble des connaissances humaines. Puis à partir du XVIIIe siècle ne sont plus concernées que les oeuvres écrites, dans la mesure où elles portent la marque de préoccupations esthétiques. Certes, tant que le Beau demeura une catégorie essentielle, la littérature garda quelque temps encore son prestige. Mais aujourd'hui, à l'âge des cultural studies, pourquoi encore cette littérature dont l'importance semble s'être réduite
comme peau de chagrin ? Quel sens peuvent garder aujourd'hui les études littéraires dans une politique nationale de recherche ? Au Japon, par exemple, depuis une décennie, on discute de « l'inutilité des Facultés
des Lettres » (bungaku-bu fuyô-ron), que l'on remplace parfois par des cursus consacrés à la communication ou à l'étude comparée des cultures.
C'est pourtant dans les textes littéraires que se trouve portée à son plus haut degré la variété des usages de la langue. C'est là, paradoxalement, que chaque idiome manifeste sa rigueur interne tout en laissant place à ses débordements et à ses contradictions. Si nous persistons donc à défendre l'idée qu'un certain sentiment de ce qu'est
l'humanité implique la prise en considération la plus attentive, la plus respectueuse possible, de la diversité et de la singularité des langues du monde, contre toute entreprise de nivellement et d'uniformisation, c'est dans la littérature avant tout que doivent être recherchés l'ordre et les variations qui caractérisent chacune d'entre elles. Comment, celui qui ne s'est jamais mis à l'écoute des textes littéraires saurait-il entendre finement ce que lui disent ses sources, leurs nuances et leurs résonances ? La polysémie et les connotations du vocabulaire ? Les implications des différents genres ou registres d'énonciation ? Dans les textes littéraires d'autre part se croisent l'ensemble des données d'une civilisation, l'ensemble de ses discours, dans toute leur
étendue spatiale, historique et sociale. Alors que les différentes sciences ont besoin d'abstraire le réel, c'est-à-dire de le découper pour pouvoir l'analyser, la littérature, elle, « fait tourner tous les savoirs, elle n'en fixe, elle n'en fétichise aucun » (Barthes). Et c'est
pourquoi elle provoque parfois l'irritation, la gêne ou la
condescendance des spécialistes de « sciences » humaines. Mais c'est aussi pour cela qu'elle est irremplaçable.
En octobre 1979, lors d'un colloque sur « Les études japonaises en France », Bernard Frank et René Sieffert s'accordaient pour remiser aux oubliettes le terme «japonologie » qu'ils souhaitaient remplacer par
celui d'« études japonaises ». Comme le disait Monsieur Frank, ce dernier terme « porte la marque d'une époque où beaucoup se perçoivent avant tout comme les délégués d'une discipline dans ce champ particulier d'application que constitue le domaine japonais ». Et certes, on ne peut
nier que la maîtrise des méthodes, des procédures et des théories d'une discipline particulière soit une condition sine qua non à l'accomplissement d'une recherche de qualité.
Pourtant Bernard Frank ne se résignait pas à renvoyer complètement au magasin des accessoires « ceux qui ont encore un peu les pieds dans la japonologie » et qui refusent de « se laisser enfermer entre les cloisonnements d'une excessive spécialisation ».
Or, sans se limiter étroitement au Japon et aux études japonaises, le littéraire, malgré ses imperfections, n'est-il pas souvent aujourd'hui un des seuls à porter en lui, à côté de ses ambitions de spécialiste « pointu », celles d'un généraliste plus éclectique, parcouru d'un rêve
de totalité, utopique certes, mais tenace ? Et sa place dès lors, loin d'être aussi marginale que pourraient le laisser supposer les priorités budgétaires, n'est-elle pas au contraire cruciale ?
Cette aspiration démesurée condamne évidemment à la modestie et aux scrupules, mais elle répond néanmoins aussi à plusieurs nécessités très pragmatiques (pédagogiques entre autres, ou d'encadrement de la
recherche).
Enfin, les études littéraires, comme les études artistiques, ont toujours à faire à des ˛oeuvres, toujours singulières, toujours irréductibles. D'un côté, certes, celles-ci dépendent d'un écheveau de causalités explicatives, et de même que Norbert Elias a bien pu
s'appliquer à la « sociologie d'un génie » (Mozart), Sartre a construit le monumental L'Idiot de la famille pour tenter de rendre compte de l'écriture de Madame Bovary. Mais d'un autre côté, chaque oeuvre importante constitue toujours une rupture, un passage de la ligne. Elle nous met donc toujours face à de l'inouï, de l'impensé, de l'informulé.
Elle nous force donc à nous interroger sur la nature et les conditions du nouveau.
Bien loin de n'être qu'une pratique d'amateurs ou de dilettantes en quête de je ne sais quel supplément d'âme, l'étude de la littérature peut ainsi devenir la plus ambitieuse des démarches, soucieuse plus que toute autre de respecter la singularité des êtres, de leurs héritages, de leurs expériences et de leurs innovations, mais aussi sans cesse obligée d'intégrer l'apport des différentes sciences, de les combiner et de les compléter, car, pour finir avec Roland Barthes, « la science est grossière, la vie est subtile, et c'est pour corriger cette distance que
la littérature nous importe. »

* Emmanuel Lozerand est lauréat du Prix Shibusawa-Claudel 20O5 avec son ouvrage:
Littérature et génie national - Naissance d'une histoire littéraire dans le Japon du XIXe siècle(Ed. Belles Lettres, Coll. Japon

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décembre 2005
Emmanuel Lozerand
Professeur de langue et littérature japonaises à l'Inalco