L’Océanie, entre vulnérabilités et convoitises

L’Océanie occupe une place marginale tant dans l’histoire des colonisations que dans celle des relations internationales. Cette région se compose pourtant de milliers d’îles et englobe un espace océanique considérable, s’étirant des îles Hawaii au Nord, à Rapa Nui à l’Est, à la Papouasie-Nouvelle-Guinée à l’Ouest et, à la Nouvelle-Zélande au Sud. Le caractère quasi invisible de l’Océanie dans ces historiographies tient en partie à l’exiguïté et à la dispersion d’une grande partie des îles qui représentent par ailleurs un bassin démographique limité: environ 38 millions de personnes en incluant les populations de l’Australie (24 millions d’habitants) et de la Nouvelle-Zélande (environ 4,3 millions). Les seuls Etats et territoires insulaires représentent donc moins de 10 millions d’habitants dont 6,5 millions pour la seule Papouasie-Nouvelle Guinée, la plus grande et la plus peuplée des îles d’Océanie.


Le monde océanien.
(© 2011 / Atlas de l’Océanie. Continent d’îles, laboratoire du futur, Fabrice Argounès, Sarah Mohamed-Gaillard, Luc Vacher, cartographie de Cécile Marin, Paris, Autrement, p.72-73)

L’Océanie dont les contours géographiques –notamment sur ses bordures occidentales– peuvent être flous, est en outre souvent confondue avec l’appellation générique de Pacifique qui tend à diluer les spécificités des États et territoires insulaires dans un espace Asie-Pacifique fortement défini par ses bordures continentales. De cette mise en perspective découle souvent l’image d’États et territoires océaniens faisant figure de «ventre mou» d’un espace Asie-Pacifique dynamique. En dépit de la grande diversité des situations des archipels, les États et territoires d’Océanie sont ainsi largement perçus par leurs vulnérabilités démographiques, sociales, politiques, économiques, stratégiques, environnementales et climatiques.

Pourtant, ces îles ne cessent depuis la fin du XVIIIe siècle de susciter la convoitise des Occidentaux en quête d’escales et de points d’appuis pour leurs Marines; de richesses naturelles à capter; d’âmes à évangéliser; de terres à mettre en valeur; de main d’œuvres à exploiter etc. Après les premières prises de possession anglaises auxquelles s’oppose, dans les années 1840, une offensive française aux îles Marquises, à Tahiti et en Nouvelle-Calédonie, les prises de possession des îles répondent rarement à un projet colonial clair de la part des États occidentaux. La volonté d’empêcher une nation concurrente d’accéder à un archipel a ainsi pu guider l’action de la Grande-Bretagne, de la France, des États-Unis, de l’Australie etc. Cette tactique qui vise à dénier l’attrait stratégique que pourrait avoir une île pour une puissance rivale, est largement poursuivie durant la Guerre froide au cours de laquelle l’Océanie fait pourtant figure de lac occidental. Mais l’intérêt militaire de certaines îles, dans lesquelles les États-Unis, la Grande-Bretagne, puis la France testent leurs armements atomiques, ou disposent de site de lancement pour leurs fusées et satellites, confère à la région dans son ensemble une importance stratégique qu’aucune action extérieure ne doit venir fragiliser.

Dans les années 1970 et 1980, les actions soviétiques, chinoises, voire libyennes ont pu inquiéter les puissances présentes en Océanie, même si elles représentaient des risques de déstabilisation bien moindre que les tensions internes aux archipels en voie de décolonisation ou nouvellement indépendants. A la fin de la Guerre froide, les grandes puissances manifestent un certain désintérêt stratégique pour la région qui se traduit notamment par une réduction des aides au développement. C’est sur fond de ce relatif désengagement que certaines fragilités internes aux archipels surgissent parfois violemment comme ce fut le cas en Papouasie Nouvelle-Guinée, à Fidji, aux îles Salomon, à Tonga etc. Ces tensions ont fait naître des craintes quant à la stabilité d’une région de plus en plus souvent définie par ses vulnérabilités.

Pour contrer les fragilités de ce monde insulaire, les puissances historiquement possessionnées en Océanie déployent des programmes de coopération et de développement à destination d’Etats océaniens qui peuvent aussi compter sur de nouveaux bailleurs de fonds, tels la République populaire de Chine, Taiwan, l’Inde etc. L’Océanie devient ainsi le théâtre d’une compétition entre des États qui y développent des stratégies locales afin de conforter leur politique globale de puissance. Les États-Unis, la France, la RPC et l’Inde – tous dotés d’un armement nucléaire – s’impliquent ainsi en Océanie, à des degrés divers, et pour des motivations différentes. La région n’est donc en rien laissée en marge des enjeux internationaux tant stratégiques qu’économiques. Consciente de cette compétition qui se manifeste entre autre par une stratégie du dollar destinée à gagner l’appui des États insulaires, Hillary Clinton affirme, lors du 43e Forum du Pacifique (2012): «le Pacifique est assez grand pour nous tous». Indépendamment de la forme qu’ils prennent, ces transferts de fonds qui sont nécessaires aux États océaniens, témoignent donc des enjeux qu’ils représentent tant au sein des rapports de force qui traversent l’Asie-Pacifique, voire l’Indopacifique que sur la scène internationale.

Face à une vision occidentale qui souligne les fragilités insulaires, une perspective océanienne tend à valoriser les étendues océaniques et les échanges qui lient les archipels les uns aux autres. Tel est le cas de la notion de «mer d’îles» proposée par Epeli Hau’ofa, à laquelle fait écho celle de « Grands États océaniques» mise en avant par le Forum du Pacifique en 2012.


Les richesses de la mer.
(© 2011 / Atlas de l’Océanie, Op.cit., p.58-59)

Sans céder à une vision angélique –les fragilités des États insulaires sont bien réelles– il faut relever que ces archipels détiennent certains atouts. Ils disposent d’immenses Zones Économiques Exclusives qui peuvent susciter la convoitise du fait de leur richesse en poissons et de leurs potentielles réserves en minerais et en hydrocarbures. L’Océanie n’échappe ainsi ni à la recherche de nouvelles ressources énergétiques ni au nécessaire contrôle des voies de transports de ces énergies. L’Australie s’approvisionne ainsi en gaz en Papouasie Nouvelle-Guinée dont les gisements pétroliers comme les réserves d’or, de cuivre, de cobalt, de nickel… attirent de nombreuses entreprises, notamment chinoises et américaines. De par leur position géographique, certains de ces archipels ont en outre un intérêt stratégique pour le stationnement de forces armées; rappelons l’importance de Guam pour les États-Unis ou encore le projet chinois d’installer une base militaire à Tonga. De même, les îles situées à proximité de l’équateur sont propices à l’accueil de sites nécessaires aux programmes spatiaux. L’Inde souhaite ainsi donner plus d’indépendance à sa politique spatiale en installant à Fidji une station de contrôle. Enfin, bien que ces États insulaires puissent être qualifiés de micro-États, ils n’en jouissent pas moins des qualités reconnues à un État souverain et jouent un rôle non négligeable au sein des forums internationaux.

A titre d’exemple, la République Populaire de Chine et Taiwan se sont livrés jusqu’en 2006 à une guerre du carnet de chèques pour obtenir la reconnaissance diplomatique des États insulaires. Depuis 2014, l’Inde développe ses relations avec l’Océanie et dans ce but, organise à Fidji le premier sommet Inde-États insulaires du Pacifique. Les 14 États océaniens qui participent à ce sommet, reconduit en 2015 et 2016, représentent autant de potentiels appuis diplomatiques pour l’Inde qui souhaite obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies. Outre l’intérêt que représentent en eux-mêmes ces États insulaires qui peuvent être un débouché pour les productions industrielles, le récent intérêt de l’Inde pour la région traduit une ambition plus large au sein d’une aire Indopacifique en plein développement et marquée par sa rivalité avec la République Populaire de Chine.


Le cimetière chinois de Tahiti.
(© Christine REGNAULT)

En dépit de vulnérabilités parfois fortes, l’Océanie est l’un des théâtres de l’aire Asie-Pacifique ou d’une région Indopacifique en devenir. En ce sens, ces îles peuvent constituer de possibles pôles d’influence pour des puissances aux ambitions globales. La multiplication des acteurs intéressés par cette région complexifie les relations régionales tout en donnant aux États insulaires l’opportunité de développer des politiques étrangères répondant à leurs intérêts propres. Les jeux de puissance qui se jouent actuellement en Océanie, sont donc loin de se réduire à des enjeux locaux. Ils mettent à la fois en lumière la place qu’occupe cette région sur la scène internationale et la conception que les États océaniens se font des relations internationales.

Sarah MOHAMED-GAILLARD
Maître de conférences en histoire contemporaine
USPC, Inalco, CESSMA UMR245

Sarah MOHAMED-GAILLARD est maitre de conférences en histoire contemporaine à l’INALCO où elle enseigne l’histoire de l’Océanie. Ses recherches portent sur la politique de la France dans ses collectivités d’outre-mer du Pacifique et sur les relations régionales et internationales en Océanie au XIXe et XXe siècles. Elle est notamment l’auteur de "L’Archipel de la puissance ? La politique de la France dans le Pacifique Sud de 1946 à 1998, publié par PIE-Peter Lang en 2011 et de "L’histoire de l’Océanie de la fin du XVIIIe siècle à nos jours", paru en 2015 chez Armand Colin.

Brève bibliographie:

Fabrice Argounès, Sarah Mohamed-Gaillard, Luc Vacher, Atlas de l’Océanie. Continent d’îles, laboratoire du futur, cartographie de Cécile Marin, Paris, Autrement, 2011, 80 p.

Greg Fry, Sandra Tarte (eds.), The New Pacific Diplomacy, ANU Press, Pacific Series, Canberra, 2015, 326 p.

Epeli Hau’ofa, «Our sea of Islands» dans We are the Ocean, selected works, University of Hawai’i Press, Honolulu, 2008, p.27-40.

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août 2016
Malgorzata Chwirot
Maître de conférences en histoire contemporaine USPC, Inalco, CESSMA UMR245