L'OSCE et la présidence kazakhe en 2010


Baïga: course de 16 km, Banyanaul, 2008

Photos,sauf mention contraire : © 2010 - Arthur Dressler

Ce pays, presque inconnu du grand public, assure cette année la présidence de l'Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe. Organisme reconnu au titre de l'accord régional de la Charte des Nations Unies,il propose aux pays du continent européen et à ceux issus de l'ex-URSS, depuis 1994, suite à l'Acte Finald'Helsinki,un espace de dialogue et de prise de décision dans la prévention des conflits, la gestion des crises et le relèvement post-conflit(dimension humaine, politico-militaire, économique et environnementale de la sécurité régionale). On peut s'étonner que cette responsabilité ait été donnée à cette jeune nation musulmane qui vient de gagner son indépendance(1991). Un bref retour historique nous fera comprendre son étonnante trajectoire.

À la croisée des civilisations chinoise, turque, russe et persane,le Kazakhstan est un immense territoiresteppique quia abrité la plus grande population nomade du monde jusqu'à l'orée du XIXème siècle. Sédentarisée de force sous le soviétisme, elle affronte depuis 1991 les affres de l'héritage de ce régime et ceux de la globalisation ultralibérale.

Mais avec des atoutsconsidérables que bien d'autres nations lui envient: 9ème plus grand pays du monde (2,7 millions de km²), avec une population de 17,1 millions d'habitants en 1991, réunissant plus de 130 nationalités et confessions, le Kazakhstan a le privilège de contenirles dernières réserves pétrolières du monde, largement inexploitées car enclavées (14ème exportateurde pétrole), des ressources minérales exceptionnelles en uranium (2ème place), zinc et manganèse (4ème), plomb, cobalt et fer (7ème), or (8ème) et gaz (15ème), sans compter un grand potentiel agricole.


Train de pétrole d'Aktau en direction de la Russie

Ce pays n'a pas eu, jusqu'en 1991,la libre jouissance de ses ressources ni de son développement puisqu'il était intégré dans le vaste complexe militaro-industriel de l'Empire soviétique. Douloureuse expérience qui s'est soldée par la décimation du tiers de la population nomade, confrontée à la famineou fuyantla collectivisation et la violente répression qui suivit ses révoltes répétées, et par la transformation de son territoire en un immense goulag: les «traîtres à la révolution»,Ukrainiens, Polonais, Allemands de la Volga,furent emmenésau Nord, lâchés, sanspapiers d'identité, dans une nature très rude oùil fallut construire toute l'infrastructure d'un pays industriel et agricole. Coréens et Ouïgours fuyant la partition coréenne et la répression chinoise au Xinjiang trouvèrent refugeau Sud. La campagne des terres vierges, qui devait fournir l'Empire en céréales dans les années 50,eut pour résultat l'épuisement rapide de la faible couche arable de la steppe. Un polygone d'essais nucléaires à ciel ouvert, près de l'Altaï, a laissé une nature contaminée pour des milliers d'années. L'exploitation intensive mal régulée du coton a conduit à l'assèchement de la mer d'Aral…

Cette souffrance partagée et endurée par le peuple kazakha forgé le Kazakhstan moderne. En 1986, sous la Perestroïka, c'est la première République à donner le coup d'envoi d'une révolte estudiantine quand M. Gorbachev limoge le Premier Secrétaire kazakh Dinmukhamed Khonaev pour le remplacer par un Russe, G. Kolbin.

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Open-air nuclear explosion field (1949-1962) / © 2010 - Jacques Mongnet - Association Seine et Marne Kazakhstan

Terrain d'explosions nucléaires à l'air libre (1949-1962)
© 2010 - Jacques Mongnet - Association Seine et Marne Kazakhstan
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Beached boat on the shore of the Aral Sea / © 2010 - Jacques Mongnet - Association Seine et Marne Kazakhstan

Bateau à sec sur le rivage de la mer d'Aral
© 2010 - Jacques Mongnet - Association Seine et Marne Kazakhstan

Cette jeune nation, sous la toute nouvelle présidence de Noursultan Nazarbayev, réformateur issu du cercle dirigeant du parti, prend le contrôle de la situation et s'illustre par des décisions emblématiques et stratégiquement importantes: dès son arrivée au pouvoir, M.Nazarbayev affirme sa volonté de gérer pacifiquement le pays en renonçant aux armes nucléaires.Le 29 août 1991, il obtient la fermeture du polygone deSemipalatinsk,demandée depuis 1989 par le mouvement Nevada-Semipalatinsk, conduit par l'écrivain OlzhasSuleïmenov avec les militants anti-nucléaires du Nevada.

À l'opposé de la plupart des pays producteurs de pétrole, dont les élites ont mal géré leurs ressources,et des autres pays en transition, qui ont opté pour la thérapie de choc, le nouveau président choisit un scénario de développement par étapes, Kazakhstan 2030, pour se donner le temps de hisser son pays au rang desgrands puissances mondiales. Il adopte une politique étrangère multilatérale pour échapper à l'emprise russe, tout en proposant à la Russie une alliancesans faucille ni marteau au sein de la Confédération des États indépendants, conscient de la nécessité de reconstruire l'espace eurasiatique à l‘instar de l'Union européenne, qui est pour lui le modèle.

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Pyramid showing the epicentre of Eurasia in the Semipalatinsk area

Pyramide indiquant l'épicentre de l'Eurasie, region de Semipalatinsk
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Abai Khunanbayev's bust, Semipalatinsk area

Buste d'Abai Khunanbayev, region de Semipalatinsk

Contredisant les pronostics les plus sombres des experts européens, qui prédisaient un scénario d'éclatement,ildote son pays d'une Constitution centralisée à la française, crée une nouvelle capitale, au Nord, proche des zones de turbulence où les populations russes, majoritaires, etcosaquess'agitent pour demander leur rattachement à la Russie, renonçant à sa capitale construite le siècle dernier au Sud pour contrer le péril chinois. Il dissocie la citoyenneté kazakhstanaise du peuple de culturekazakhe, pour créer une citoyenneté inclusive de toutes les populations résidant dans la République et couper court aux velléités de sécession. Ilérigeen idéologied'État lanotion d'Eurasie, à qui il donne une signification à l'opposé de celle que la Russie donne elle-même à l'eurasisme russe, idéologie impériale de substitution, aux lendemains de son implosion. Il crée l'Assemblée des peuples duKazakhstan, dont il devient le président, pourgérer au plus près les 130groupes ethniques et confessionnels. La culture étant pour lui intimement liée à la religion, il commande la construction d'une pyramide de la paix et de la concorde et y convie toutes les religions mondialeset traditionnelles à un rendez-vous tri-annuel pour réfléchir sur la régulation des conflits religieux. Il tente de théoriser le modèle kazakh en modèlede coexistence et de tolérance interethnique, dans la nouvelle route qu'il se trace «vers l'Europe».

Il est important de comprendre cet aspect de la politique kazakhe pour saisir l'essentiel des missions de régulationdes conflits que se donne cette présidence de l'OSCE, à commencer par le conflit afghan et israélo-palestinien. Mais c'est sans doute à son histoire lointaine, à sa culture profonde, que l'on doit cette aspiration à la tolérance par delà les souffrancesendurées qui ont contribué à sceller le destin actuel des kazakhstanais.

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3rd Congress of World and Traditional Religions, Pyramid of Peace and Concord, July 2009

IIIème Congrès des religions mondiales et traditionnelles, Pyramidede la paix et de la concorde, juillet 2009
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3rd Congress: The President of the Kazak Republic, Noursultan Nazaerbayev, and a multi-ethnic Kazak choir

IIIème congrès : Le présidentde la République Kazakhstanaise, Noursultan Nazaerbayev, et une chorale multiethnique des peuples du Kazakhstan

Entre nomadisme et sédentarité,la civilisation des Scytheslaisse la place à celle des Sarmates puis des Turcs,dont l'influenceremonte au VIème, date de l'incorporation du territoire kazakh au Kaghanat turc(à l'origine des sultanats Seldjoukide au XIème siècle et Ottoman au XVIème siècle). L'Islam, apparu au VIIIème siècle, s'épanouit surtout au XIIème siècle à partir de la ville de Turkestan sous les efforts de Khodja Akhmet Yasawi, qui diffuse un islamsoufi, tolérant à l'égard des femmes et des lettres, fécondant des grands esprits comme Abu-Nasr al-Farabi.

Les conquêtes et alliances à des tribus extérieures, d'origine chinoises et mongoles continuent du XIIIème au XVème siècles. La région fut gouvernée par Genghis Khan seulement de 1219 à 1221, puis divisée entre ses fils: la Désintégration du Kaghanat laisse derrière lui desgroupes d'éleveurs nomades, conduits par un khan, affectés sur certains territoires.Les tribus appelées Kazakhes sont d'abord incorporées dans un khanat sous une juridiction ouzbèke au centre et au nord-est du Kazakhstan actuel : au XVème siècle, le khanat ouzbek est le seul qui soit assez solide pour qu'une nationalitéprenne forme. Ces tribuskazakhes feront ensuite partie d'unKhanat kazakh, qui gagne son indépendance dans les années 1456-1465 et s'étend au sud-est actuel du pays, à proximité d'Alma-Ata (Almaty aujourd'hui). Le processus d'extension du khanat kazakh vers l'ouest est tenté après la chute de la Horde d'or à la fin du XVème siècle.

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Khodja Akhmet Yasawi Mausoleum in the city of Turkestan

Mausolée de Khodja Akhmet Yasawi à Turkestan
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Map of Kazakhstan during the Soviet era / © Institut de géographie - University Paris 1

Carte du Kazakhstan à l'époque soviétique
©: Institut de géographie - Université Paris 1

Il se dote d'un code en 1520 et se maintient pendant deux siècles.On date l'apparition des trois Jouzes actuelles entre la dislocation de la Horde d'or et le début du XVIIIème siècle (les Jouzes, traduites par «hordes» en français, demeurent encore de nos jours des entités politico-familiales influentes, associées étroitement aux territoires où habitent les Kazakhs).Les menaces réitérées des tribus mongoles Djoungars, à la fin du XVIIème siècle accélèrent la demande de protection faite aux Russes, qui se transforma de fait en conquête, etl'on peut dire que, jusqu'à la soviétisation, «l'osmose» entre les deux peuplesfut secouée de révoltes sporadiquesliées à la progression de la colonisation agricole et militaire russe menée par les cosaques jusqu'au début du XXème siècle, dans ces avant-postes de l'Empire ottomand'une importance stratégique grandissante.

Elle a fécondé au passagede grands esprits, au contact de ses illustres exilés: un desplus célèbres fut Chokan Valikhanov, compagnon de Dostoïevski dans son exil. Ouvrant ainsi une fenêtre sur l'Occident,elle contribue à ce que les Kazakhs appellent les Lumières kazakhes. Un personnage en est devenu le symbole: Abai Khunanbayev réalise le passage au tournant du siècle de la culture orale à la culture écrite, et met auservice du peuple son immense culture entre Orient et Occident. Il diffuse même, dans la steppe, la déclaration des droits de l'hommeet du citoyen.

Aussi, dès les premiers sursauts de la Révolution de 1917,l'intelligentsia kazakhe éduquée à St Pétersbourg produit une floraison de militants de l'émancipation des peuples, à l'origine d'un mouvement culturel très puissant qui jette, dans les années 20, les basesd'une philosophie de la coexistence multiculturelle des peuples.Première exposée aux purges staliniennes, sonmessage disparaît. Il est réhabilité de nos jours: ses successeurs spirituels perpétuent l'image d'une culture kazakhe, profonde et riche, où la tolérance estla valeur suprême.

C'estcette culture de la steppe que cette présidence de l'OSCE nous invite à connaître, à travers l'action proposée par son président qu'illustre cette phrase d'Olzhas Suleïmenov, un de ces ardents continuateurs, actuel ambassadeur permanent de la République duKazakhstan auprès de l'Unesco à Paris: «Les souffrances que le peuple Kazakh a connues sont si terribles que les douleurs des autres peuples nous sont familières. Nous sommes très proches des autres peuples et [...] favorables à l'idée du rapprochement de toutes les cultures du monde».

Le même auteur, dans «Le livre dela glaise»,écrit aussi : «Le nomade historique est une réalité qui a chaque jour plus de complexité. Il est désormais à l'étroit dans le cadre des représentations traditionnelles des savants à l'ancienne. On n'a encore qu'une idée très faible du rôle qu'il a joué dans l'histoire de l'humanité.»Dans l'élan donné par cette présidence qui organise un sommet sur la tolérance a Astana en juin 2010, l'Unesco ouvrel'année du rapprochement entre les cultures par un concert de musiciens kazakhs virtuoses, salle Gaveau,le 27 avril 2010. Elle va instituer le 29 août «Journée internationale contre les essais nucléiares». Le Kazakhstan va présider en 2011 l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI)... L'actualité sur le Kazakhstan va donc être très riche en événements qui invitent à poursuivre la découverte de ce pays.

Wanda Dressler
Chercheure CNRS
Laboratoire «Dynamiques sociales et recomposition des espaces» (Ladyss)
UMR CNRS - Universités Paris 1, Paris 7, Paris 8 et Paris 10

Bibliographie

Wanda Dressler (Dir) Le second printemps des nations, sur la chute d'un Empire, questions nationales et minoritaires enPologne, Estonie, Moldavie et Kazakhstan, Bruyland, Bruxelles,1999.

Wanda Dressler (Dir), L'Eurasie,mythe ou réalité en construction, Bruyland , Bruxelles,2009.

L'essentiel des relations internationales, dossier Spécial Kazahkstan «2010, le Kazakhstan à la tête de l'OSCE», n°29, janvier/février 2010, en particulier les articles suivants : "Le grand défi eurasiatique du Président Nazarbayev" de Simon Chancel ; "Entretien avec Olzhas Suleimenov", "Entretiens avec Karim Massimov, Premier Ministre", "Un modèle de cohabitation inter ethnique" de Dmitri Friedman ; "Voyage à travers le pays oublié" de Pierrre le Beller ; "Enjeux géopolitiques, le Kazakhstan en Asie centrale" de Pierre Gentelle ; "Le dialogue, Unique moyen d'assurer l'harmonie et le développement mondiaux" de Kassym-Jomart Tokaev ; "Le pont entre l'Orient et l'Occident" de Dulat Bakishev ; "Le potentiel énergétique du Kazakhstan" de Leslie Palti-Guzman, etc..

Liens

Site du photographe Arthur Dressler

Association France-Kazakhstan Seine-et-Marne


Capitale d'Astana, quartier d'affaire et palais présidentiel

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avril 2010
Wanda Dressler
Chercheure CNRS au Ladyss