Mai 2014 - Imprécision et ambiguïté dans la communication

Le peuple chinois est généralement réputé employer dans les échanges des expressions vagues et ambiguës et avoir une préférence pour des façons «détournées» et suggestives d'exprimer sa pensée. Ceci ne concerne pas seulement le domaine des communications interpersonnelles et des interactions sociales habituelles (renji guanxi) mais s'applique également aux discours officiels. Les racines de ce style de communication se trouvent dans la philosophie morale et la structure de la société chinoise antique - structure de société dont l'origine remonte également à la pensée philosophique antique - et revient finalement à un idéal de maintien à tout prix de l'harmonie sociale (hexie). À cet égard, ce mode de communication demeure encore aujourd'hui un puissant outil pour cette ‘société harmonieuse', qui fut l'idéologie approuvée par l'ancien président Hu Jintao pour la société contemporaine. Mais où sont les limites d'un tel discours après des décennies de bouleversements sociaux et de modernisation ?

Origine et finalité

La manière dont les informations sont communiquées en Chine a tendance - surtout en comparaison avec le style occidental clair et non équivoque de communication - à demeurer vague, ambigüe et suggestive. Plusieurs raisons expliquent pourquoi la communication en Chine affiche ces caractéristiques.

Sur le plan sociologique, suite à une longue histoire de bouleversements politiques et un risque permanent de tomber en disgrâce auprès des autorités, le peuple chinois a acquis un talent toute particulier pour deviner les évolutions du pouvoir avec toutes les directions imprévisibles que cela peut prendre. En effet, comme un adversaire d'hier peut devenir demain un supérieur, il est par conséquent préférable d'apprendre à retenir sa langue. Il s'agit là d'un facteur particulièrement générateur d'angoisse dans des sociétés comme la Chine qui n'ont pas de système juridique solide capable de protéger l'individu et où il y a une forte emphase à «sauver la face» (mianzi ou lian). Le proverbe confucéen «un mot prononcé par un gentleman ne peut pas être repris, même par un attelage de quatre chevaux[1]» continue à être considéré comme l'expression d'une sagesse pratique profondément enracinée dans la mentalité chinoise. En d'autres termes, ce qui a été exprimé une fois ne peut plus être annulé, et c'est pourquoi se contenter d'une communication vague - et même parfois d'une absence de communication ­- est généralement perçu comme la voie la plus sûre pour demeurer en vie.

Du point de vue de la morale sociale, la communication indirecte et ambiguë est fortement liée à l'harmonie sociale, objectif ultime du code moral confucéen. La société confucéenne est dominée par des rôles hiérarchiques stricts et des règles bien définies du comportement qui régissent comment les gens de statuts différents devraient aborder et interagir entre eux dans leurs relations. Compte tenu de l'interdépendance des contextes spécifiques dans lesquels une personne peut se trouver engagée et des différents rôles qu'elle est par conséquent sensée assumer dans une telle société, les gens expriment rarement directement leurs pensées et sentiments. Bien qu'il puisse paraître en surface y avoir une contradiction entre des rôles bien définis et une communication vague, Chang Hui-Ching, expert reconnu dans l'analyse de la communication chinoise, a fait remarquer que «c'est précisément parce que les relations chinoises sont bien définies qu'il y a peu besoin d'être verbalement explicite, les expressions inadéquates pouvant être interprétées dans un sens contraire à l'ordre défini des relations[2].» Cela signifie par exemple que des énoncés inappropriés seront néfastes au développement harmonieux de la conversation en provoquant une perte de face, ce qui aurait ainsi un impact négatif sur la relation. Lors d'une enquête, un jeune employé de Shanghai a expliqué que, dans les échanges sociaux, les Chinois ont tendance à être ‘implicites' et seraient même embarrassés (gangga) s'ils devraient s'exprimer clairement et explicitement dans des questions qui ont rapport à la face et au statut social. Si cela implique, dans telles situations, de faire semblant de ne pas être très clair, alors telle est la conduite sociale à privilégier.

L'utilisation fréquente de l'expression «bu fangbian» («c'est pas idéal!») illustre ce point. Par exemple, lorsqu'un Chinois veut exprimer le fait que quelque chose ne peut se faire parce qu'il n'est pas capable ou en position de le faire, ou tout simplement ne veut pas le faire, quelle que soit la vraie raison, la phrase «bu fangbian» sera souvent utilisée. Cette réponse est moins négative et plus susceptible d'éviter les conflits que de simplement dire non, car elle laisse place à l'interprétation et à une certaine négociation sur les limites du rôle dans lequel on se trouve, sans déranger l'harmonie de la relation.

Cela implique également que les Chinois ne sont pas toujours désireux d'entendre une représentation ou une explication véridique des faits, que celle-ci soit ou ne soit pas vraie. Assez souvent la «véritable» raison ou explication est moins importante que de sauver la face ou de ne pas mettre autrui dans l'embarras, en particulier dans le cas de faits ou d'informations bouleversants et aptes à engendrer des conflits.

Fortement associés à la recherche d'harmonie interpersonnelle et publique, qui conditionne toutes les formes de communication, les vertus confucéennes de modestie et discrétion expliquent également le phénomène d'une communication vague ou ambiguë. L'absence de besoin d'une expression bien articulée signifie, pour reprendre ici les mots du psychologue social Michael Harris Bond, qu'il n'existe «pas de désir [individuel] de transcender un ordre plus large des choses[3].» En effet, par rapport à la culture occidentale, où la communication est souvent perçue plutôt comme une expression de soi, dans des cultures chinoises, la communication est principalement considérée comme un moyen de réaffirmer la position du communicateur dans la société et de préserver l'harmonie sociale[4]. En conséquence, faire semblant d'être ignorant, peu clair ou simplement mal informé, et s'exprimer en termes vagues et modérés représente plutôt une force (a «social virtue») plutôt qu'une entrave à la vie sociale.

Discours officiel : résistance accrue

Ce qui est vrai de la communication interpersonnelle, s'applique également au discours officiel, terme utilisé pour désigner toute communication publique réalisée et contrôlée par des voies officielles et orientée vers l'ensemble de la société. Constamment attentifs à la nécessité de maintenir la stabilité sociale, les autorités chinoises ont toujours exercé une sélection sévère dans le contrôle de la diffusion des nouvelles. Cela se reflète dans les vastes systèmes aux multiples ramifications de censure et d'autocensure par tous ceux qui communiquent dans les médias publics[5]. De là, ça ne doit pas nous étonner que le mot ‘censure' soit si souvent remplacé par les internautes chinois par le terme «crabe de rivière» (he xie), homophone en chinois pour «harmonieux» (hexie).

Non seulement le gouvernement central choisit parfois d'adopter un black-out sur les nouvelles ou de restreindre l'accès à de nouvelles sources, dans d'autres cas, les autorités chinoises préfèrent distribuer de l'information vague et générale plutôt que de rapporter l'histoire complète des faits si ceci peut engendrer des perturbations. Tenir les citoyens ignorants ou vaguement informés des questions troublantes est justifié comme étant favorable - ou comme étant au moins sensé être favorable! - au maintien d'une « société harmonieuse», trop d'informations négatives pouvant engendrer de l'instabilité et du mécontentement social. Quelques exemples sont la couverture de l'actualité officielle inexacte et scandaleusement tardive de l'épidémie de SRAS (2003), le scandale du lait en poudre empoisonné (2008) et les protestations du Tibet à Lhassa (2008), les deux derniers exemples sans doute influencés par les Jeux Olympiques à Pékin en 2008.


Aspect de la rue à Pékin pendant le SRAS en 2003
(© 2003 /Lynn Robbroeckx)

Conditionné par des milliers d'années de censure et un accès très limité à des sources d'information exactes autant que par la constante menace de tomber en disgrâce, l'homme de la rue ne désire souvent même pas être informé avec précision, ni n'en éprouve non plus le besoin. Un jeune assistant de bureau interrogé sur le manque d'information autour de la répression d'étudiants à Tiananmen en 1989 faisait par exemple le commentaire suivant: «À mon avis, la plupart des Chinois ne sont pas tellement intéressés par la politique. L'histoire n'a presque rien à faire avec leur vie réelle». Et un jeune de 27 ans interrogé sur la même question répondait en disant : “Pour les jeunes de ma génération, ce n'est pas du tout une question importante. Je ne comprenais pas du tout ce qui se passait réellement [à l'époque].[6] » Une raison pour ce manque d'intérêt pour une connaissance véridique des faits est que pour la plupart des gens, recevoir de l'information claire et correcte est peu susceptible de changer, voire améliorer, leur situation actuelle et leur vie quotidienne. Bien au contraire, cela pourrait aussi amener encore plus de soucis. Recevoir de l'information peu fiable, vague, ou aucune information du tout est devenu une coutume à laquelle les Chinois semblent s'être habitués et qui, dans le passé, a rarement été remise en question. Ce qui importe, c'est d'accepter sa position sociale avec la connaissance et l'information à laquelle on a ou n'a pas accès en vertu de cette position, et pour le reste, rester focalisé sur les nécessités du jour.

Cependant, malgré cette attitude démissionnaire profondément ancrée culturellement, il y a dans la population chinoise une résistance croissante et de plus en plus explicite contre la communication peu fiable et équivoque des médias officiels. Des individus et des groupes de citoyens ont commencé à interroger et résister à la censure étatique, en articulant la colère grandissante d'être maintenus dans l'obscurité. En particulier dans le domaine de la bureaucratie corrompue, la colère l'emporte sur la résignation et la prétendue ignorance. Depuis l'antiquité, les fonctionnaires confucéens portent la forte responsabilité sociale et morale de servir le peuple et de jouer dans la société un rôle de modèles. L'homme de la rue ne tolère plus dans la lutte contre la corruption les fonctionnaires faisant semblant de ne pas être au courant et donnant des informations ambiguës sur des pratiques corrompues qu'ils ont lancé pour leur enrichissement personnel. Par exemple lors du séisme au Sichuan en 2008, des ingénieurs civils, des blogueurs et des militants ont uni leurs forces pour attirer l'attention sur le scandale de corruption présumée d'officiels impliqués dans la construction d'écoles qui s'étaient effondrées.


Article de mars 2014 d'un blog "dissident"
谁是四川“腐败重灾区”的罪魁祸首?
(Qui est le principal responsable dans l'affaire de la corruption au Sichuan,
cette région si durement touchée ?)
Cette affaire de corruption a eu pour conséquence l'effondrement de plusieurs écoles
durant le tremblement de terre de 2008
(http://blog.gmw.cn/blog-144796-603610.html)

Donc d'un côté, dans le domaine de la communication interpersonnelle, imprécision et ambiguïté dans la communication demeurent des vertus sociales hautement appréciées, qui à leur tour contribuent à l'harmonie dans la société. En revanche, d'un autre côté, laisser le peuple dans l'ignorance fait perdre de sa légitimité à la stratégie officielle toute centrée sur le maintien de l'harmonie, et le mécontentement grandit surtout quand il s'agit de dissimuler la corruption. De toute évidence, la tâche de modération de la circulation d'informations dans les médias deviendra de plus difficile avec le temps. Tôt ou tard, les dirigeants politiques, tant aux niveau central que local, devront reconnaître les limites de ce mode traditionnel de communication centré toute entier sur la stabilité sociale, et adopteront une voie médiane plus transparente pour communiquer avec les gens.

Mieke Matthyssen
Chercheur, Département Sinologie
Université de Ghent, Belgique

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mai 2014
Mieke Matthyssen
Sinologue, Université de Ghent, Belgique