Mondialisation ou Asiatisation ?

Au cours des trois dernières décennies, les partisans et les critiques de la mondialisation la considéraient comme un synonyme d'Américanisation. Caractéristique de cette mondialisation américaine, l'Amérique corporatiste marquait sa domination du monde par l'omniprésence des Arches Dorées de MacDonald's et les panneaux rouge vermillon proclamant “ Things go better with Coke” (Les choses vont mieux avec un Coca-Cola). Les panneaux Coca-Cola, avec des slogans différents, et les arches sont toujours là, mais la mondialisation américaine est éventée.

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A Chinese export freighter

Cargo chinois destiné à l'exportation

Les nouveaux champions de la mondialisation d'aujourd'hui sont les pays pauvres en développement d'hier, et spécialement l'Asie – menés par la Chine et l'Inde. Les produits ‘Made in China' remplissent les rayonnages des supermarchés de l'Ouest, nous rappelant que la Chine est le second plus gros exportateur mondial, la seconde plus grosse économie, et le premier créancier. En Inde, longtemps connue pour son sous-développement, les compagnies informatiques dirigent maintenant les ‘back offices' du monde et les milliardaires indiens font la tournée des magasins dans l'Ouest développé. La montée de l'Asie en tant que nouveau mondialisateur est rien moins que spectaculaire et, pourtant, vue sous l'angle de l'histoire, n'a rien de si surprenant. Les deux pays les plus peuplés, qui ont dominé l'économie mondiale pendant plus d'un millénaire jusqu'au 18e siècle, ne font que reprendre le terrain perdu après un bref passage à vide.

La Chine et l'Inde ont longtemps joué un rôle critique dans le processus d'interconnexion que l'on nomme la mondialisation. Les civilisations riveraines, bénéficiant d'une riche agriculture, de ressources naturelles et de fortes populations capables d'assurer la production de biens, ont fourni au monde les moyens d'une vie meilleure ­– depuis les épices à la soie en passant par la joaillerie et la porcelaine. Quand, à l'aube du 21 mai 1498, l'aventurier portugais Vasco de Gama entra dans le port de Calicut, en Inde, il fut ébloui. Il décrivit le port comme “débordant de marchandises en tout genre, grâce au trafic maritime en provenance d'autres contrées, de la Chine au Nil”. Les cités portuaires chinoises, de Guangzhou à Huating (ultérieurement rebaptisée Shanghai) étaient des places de commerce tout aussi affairées, de même que l'entrepôt de Malacca, qui faisait la jonction entre les mondes chinois et indien. De larges communautés de marchands étrangers y affluaient, pas si différents, en cela, des hommes d'affaires mondiaux contemporains qui s'implantent à Shanghai et Pékin.

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Kublai Khan giving a paiza - a gold permit to travel - to Marco Polo (from “The Travels of Marco Polo”)

Kublai Khan donnant un paiza - permis de voyage en or - à Marco Polo (tiré du “Livre des merveilles”)

Marco Polo a écrit, au sujet du port de Quanzhou, ou Zaitun : “C'est le port où tous les navires d'Inde arrivent chargés de moult marchandises onéreuses, d'une multitude de pierres précieuses d'extrême valeur et de grosses perles rares… dans ce port, on assiste à un mouvement permanent de telles quantités de biens et de pierres précieuses que c'est une merveille à contempler.” Avant l'époque du commerce maritime, la destination finale de la Route de la Soie – la cité de Changan (Xian à notre époque) – était le plus grand centre urbain du monde, avec près de deux millions d'habitants, comprenant des commerçants de nombreuses confessions : musulmans, juifs, chrétiens nestoriens et bouddhistes.

Les produits de luxe de l'Asie attirèrent les commerçants européens, qui avaient souvent l'impression d'être des enfants dans une boutique de bonbons sans un sou en poche. Les commerçants asiatiques n'étaient pas intéressés par les babioles et les fourrures européennes ; ils voulaient des métaux précieux en échange de leurs produits. Ce n'est qu'après l'arrivée fortuite de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde que les Européens firent la découverte des abondants stocks d'argent et d'or incas, qu'ils purent échanger en Asie contre ces produits de luxe.

Afin de pouvoir exploiter les mines et les plantations du Nouveau Monde, les Européens se tournèrent vers l'Afrique pour obtenir des esclaves. Dans un commerce triangulaire, l'argent d'Amérique latine achetait du thé, des épices, de la porcelaine et des textiles en Asie ; cet argent achetait des vêtements indiens pour les échanger ensuite contre des esclaves africains qui allaient travailler dans les plantations de café et de canne à sucre qui alimentaient de ces produits les consommateurs européens. L'Europe importa plus de 1700 tonnes d'or et 73000 tonnes d'argent du Nouveau Monde, dont plus d'un tiers trouva son chemin vers la Chine et l'Inde.

Le lingot d'acier indien était un produit fortement recherché pour les fameuses épées damasquinées. Les fonderies modernes chinoises fournissaient des produits qui étaient alors envoyés en Europe. L'historien Robert Hartwell a estimé que la production de fer en Chine en 1078 était de l'ordre de 150000 tonnes par an – plus que la production entière de fer et d'acier en Europe en 1700. Il n'est pas surprenant que, selon les calculs de l'historien Angus Madison, la Chine et l'Inde aient ensemble produit, en 1700, près de la moitié du Produit Intérieur Brut mondial.

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Imaginary drawing of a pepper harvest (from “The Travels of Marco Polo”)

Dessin imaginaire de récolte de poivre en Inde (tiré du “Livre des merveilles”)

Le règne de l'Asie sur le commerce mondial et les échanges culturels a lentement cédé face à l'émergence de l'Europe, avec sa révolution industrielle et sa puissance militaire. Le monopole de l'Inde sur le marché des textiles en coton fut brisé par les moulins à textile britanniques fonctionnant à la vapeur. L'Inde a dépéri tandis que les dirigeants coloniaux britanniques forçaient les travailleurs à cultiver l'indigo et l'opium pour l'export, et submergeaient la Chine d'opium en échange des exportations chinoises. Blessées, une Chine impériale toujours plus repliée sur elle-même et une Inde colonisée reculèrent du devant de la scène mondiale. Même après l'indépendance, un socialisme brutal en Chine et un état socialo-bureaucratique en Inde prolongèrent leur sous-développement.

Le retour de l'Asie commença dans les années 1980, avec les réformes de Deng Xiaoping en Chine et, une décennie plus tard, celles de Manmohan Singh en Inde. Les réformes ont largement retiré les obstacles qui empêchaient ces nations d'utiliser leurs compétences millénaires en matière de productivité. Alors qu'elle ouvrait ses portes à la technologie et aux capitaux étrangers, et que son économie s'ouvrait aux entreprises privées, la Chine connut une poussée de croissance – une progression annuelle du PIB de 9,6% pendant deux décennies. Les entreprises étrangères affluèrent en Chine pour profiter de sa main d'œuvre bon marché, faisant du pays, dans le même temps, l'usine du monde. De moins de 2% des parts mondiales des productions, la Chine est passée à 8,3% en 2004, devenant le plus grand fournisseur mondial en vêtements, jouets, chaussures et électronique de consommation. En 2010, la Chine supplanta le Japon au rang de seconde économie mondiale, après avoir délogé l'Allemagne de sa place de premier exportateur. La part chinoise des exportations mondiales est passée de moins de 1% dans les années 1970 à plus de 12% l'année dernière (2010). Dans la même période, la part des USA est tombée de près de 14 points pour atteindre 8%.

Pour alimenter son moteur à exportations, la Chine a ratissé le monde pour obtenir de l'énergie, des minéraux et autres ressources naturelles, et est ainsi devenue la plus grande source d'aide pour l'Afrique. D'ici 2035, la Chine consommera un cinquième de l'énergie mondiale. Elle achète déjà 22% des exportations de matières premières australiennes, 12% de celles du Brésil, et 10% de celles de l'Afrique du Sud. L'impact des exportations de la Chine elle-même s'est traduit par une réserve record de trois mille milliards de dollars, dont neuf cents concernent la dette américaine. Une Chine riche est apparue comme une aide durant une crise financière. Les achats chinois d'obligations du gouvernement grec ont aidé à atténuer la crise récente de ce pays. Si une preuve supplémentaire était nécessaire concernant la montée de la Chine en tant que superpuissance économique mondiale, elle fut apportée en décembre 2010, lorsque les officiels portugais ont voyagé en Chine pour y chercher de l'aide afin d'éviter le défaut de paiement “à la Grecque”.

En même temps que l'imposante croissance économique de la Chine, sa culture bénéficie également d'un regain de vitalité. Le gouvernement chinois a aidé à la mise en place de 500 Centres Confucius, pour enseigner le chinois dans 80 pays. Selon Pékin, 40 millions de personnes apprennent le chinois dans le monde.

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Two Indian programmers, the India's main technological export

Deux programmeurs indiens, l'exportation technologique majeure de l'Inde

La montée récente de l'Inde trouve son origine dans le choc provoqué par la crise de 1991, qui a forcé l'Inde à démanteler le système des “permis raj” et à s'ouvrir sur le monde. La position dominante qu'occupe depuis longtemps l'Inde dans le domaine des mathématiques s'avéra très opportune alors que la révolution de la Silicon Valley offrait des occasions sans précédent de faire des affaires. La première de ces occasions apparut avec la crainte relative au Bug de l'An 2000 – lorsque l'aide de l'Inde en programmation fut sollicitée par des centaines d'entreprises étrangères. De même que les entreprises occidentales affluèrent sur la Chine pour l'efficacité et les faibles coûts de ses moyens de production et d'assemblage, elles découvrirent que les compétences indiennes en anglais, math et ingénierie étaient idéales pour gérer les back offices, fournir des composants et offrir des services, depuis les centres d'appels aux centres de recherche. Les connections à fibre optique, peu onéreuses et traversant les océans, ouvrirent de nouvelles autoroutes pour le commerce des services.

Bien que l'Inde soit loin derrière la Chine, elle est l'une des économies à la plus forte croissance et la 12e économie mondiale. Sa croissance régulière a fait exploser ses coffres et a donné l'occasion aux compagnies riches d'aller chasser les talents à l'étranger – pour un total de 100 milliards de dollars d'investissements indiens à l'étranger simplement en quatre ans durant la dernière décennie. Alors qu'elle retrouve ses capacités industrielles, l'avantage démographique de l'Inde, avec une population jeune (alors que la population chinoise grisonnante commence à prendre sa retraite) pourrait aider l'Inde à devenir une autre usine du monde.

Il ne s'agit pas encore d'un terme à la mode, pas plus qu'il n'est devenu familier, mais, bientôt, la mondialisation pourrait être appelée l'Asiatisation.


Nayan Chanda est le directeur de publication de YaleGlobal Online (www.yaleglobal.yale.edu) et l'auteur de “Bound Together: How Traders, Preachers, Adventurers and Warriors Shaped Globalization” (Yale University Press, 2007 – paru en France sous le titre “Au commencement était la mondialisation”, CNRS Éditions, 2010)

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janvier 2011
Nayan Chanda
Directeur de publication de YaleGlobal Online