Pour une histoire ouverte de l'Inde en Asie

L'attention prêtée depuis quelque temps par les médias comme par nos dirigeants politiques à la montée en puissance de la Chine et de l'Inde suscite chez un historien de l'Inde un agacement mêlé d'espoir. Agacement, car il fallait être singulièrement aveugle ou mal informé pour ignorer que ces deux grands pays, représentant au total près de 40% de la population mondiale, allaient nécessairement peser d'un poids croissant dans le monde, au-delà de la question du taux de croissance exact de leurs économies. Espoir, car la prise de conscience qui semble être en train de s'opérer, fût ce tardivement, pourrait nous aider à nous débarrasser de la vision euro (et américano-)- centrique du monde qui a si longtemps dominé les études historiques en Occident, pour aboutir à une histoire plus ouverte et plus globale.

Reste que la prise de conscience est assez inégale : si l'avenir de la Chine paraît à la plupart des observateurs celui d'un progrès continu qui devrait l'amener d'ici une trentaine d'années à rattraper les pays les plus avancés, le diagnostic porté sur l'Inde est en général plus réservé. On souligne les blocages qui demeurent et l'on met en doute la capacité de l'Inde à les surmonter pour s'engager dans la voie royale dans laquelle la Chine semble pour sa part bien engagée. N'étant ni économiste ni futurologue, je me garderai de tout pronostic sur l'évolution prévisible des deux géants de l'Asie, mais je vais essayer de mobiliser l'histoire au service d'une comparaison qui peut jeter un éclairage inédit sur le présent et par conséquent aussi sur l'avenir.

Dans un livre récent qui a beaucoup attiré l'attention (The Great Divergence, Princeton University Press, 2000), l'historien sinologue américain Kenneth Pomerantz a proposé une nouvelle lecture de ce qu'il appelle la « grande divergence » entre l'Europe et l'Asie, qui, pour lui, est un phénomène relativement récent, datant du début du XIXème siècle, et que rien dans la trajectoire antérieure des deux continents ne laissait prévoir. Plutôt que de souligner, comme le font les historiens de « l'essor de l'Occident » les différences structurelles entre les deux continents sur la longue durée, Pomerantz, s'appuyant sur une comparaison entre les régions les plus compactes et les plus avancées de l'Europe d'une part, et d'autre part la Chine du Yang-Tzé (ainsi que dans une moindre mesure le Japon), montre l'étendue des similitudes, et attribue le décrochage de l'Asie au XIXème siècle non à des faiblesses structurelles, mais à l'avantage contingent qu'a constitué pour l'Europe du Nord-Oues la présence d'une source d'energie bon marché, le charbon,ainsi que le contrôle des ressources du Nouveau Monde, évitant ainsi la crise « écologique » qui a frappé l'Asie orientale et qui a produit une certaine stagnation contrastant avec le dynamisme européen. Si je mentionne ici Pomerantz, c'est que son livre, bien que fondé avant tout sur une comparaison entre la Chine et l'Europe du Nord-Ouest, prête une certaine attention à l'Inde. Elle apparaît, avec la Chine et le Japon, comme un site potentiel alternatif d'un décollage économique qui ne s'est pas produit, et l'auteur, s'appuyant sur une historiographie récente, est en mesure de souligner certaines similitudes que l'Inde du XVIIème siècle présentait avec l'Europe comme avec la Chine. Cependant il semble considérer qu'au XVIIIème siècle l'Inde avait déjà décroché par rapport à la Chine et au Japon, et n'était plus vraiment « dans la course ». Sans revenir sur le fond, car cela m'entraînerait dans des développements trop importants, je veux utiliser Pomerantz comme point de départ d'une lecture critique de la place assignée à l'Inde dans l'historiographie dominante, même la plus « avancée ». Cette place continue à être celle d'un « Autre », non seulement de l'Europe (dans le cadre des mécanismes de la pensée « orientaliste » démontés par Edward Said), mais également de l'Asie Orientale.

Dans la pensée dominante, cette « altérité » de l'Inde est liée à sa fermeture, à son existence de planète séparée ayant ses propres règles, tournant sur une orbite différente de celle du reste de l'humanité. Bien que cette conception qui voit l'Inde en marge du développement de l'humanité ait ses lettres de noblesse, ayant été pour la première fois articulée par Hegel dans un texte célèbre de la Phénoménologie de l'Esprit , puis reprise sous une forme différente par un aussi grand esprit que Louis Dumont dans son Homo Hierarchicus, elle s'accorde de plus en plus mal avec ce que nous avons de l'histoire du sous-continent. Ce dernier, loin de constituer un isolat, a toujours été inséré dans de grands courants d'échanges trans-asiatiques, échanges de populations, de marchandises, d'idées, de textes, etc., dont l'inventaire, qui vient seulement de commencer, est l'une des grandes tâches de l'histoire de demain. A travers la barrière himalayenne, monde chinois et monde indien ont toujours entretenu des relations actives, les missionnaires du bouddhisme ayant traversé les cols les plus élevés de la planète pour aller prêcher le message de l'Eclairé auprès de Chinois qui devinrent des adeptes enthousiastes du bouddhisme au moment où il disparaissait d'Inde, comme en témoignent les voyageurs chinois qui, à leur tour, bravèrent les périls du voyage pour se rendre en pèlerinage aux lieux de l'Illumination du Bouddha. Au XIVème siècle, les marchands hindous fréquentaient régulièrement le port chinois de Qanzhou (Zaitun), où l'on a excavé les restes d'un temple. Des expéditions de l'amiral Zheng Jo au début du XVème siècle qui touchèrent la côte sud-ouest de l'Inde, restent à Cochin des filets de pêcheurs qui témoignent d'une influence chinoise. Les Portugais qui arrivèrent sur les côtes de l'Inde à partir de la fin du XVème siècle, à la recherche d'épices et de chrétiens, trouvèrent l'Océan Indien quadrillé par un réseau commercial centré sur le Gujarat : comme l'écrivait Tomé Pirés dans sa Suma Oriental, « Cambay (alors le principal port du Gujarat) a deux bras, qui s'étendent l'un jusqu'à Aden (où arrivait la route maritime de la Mer Rouge) et l'autre jusqu'à Malacca », emporium où se rencontraient les mondes de l'Inde, de l'Insulinde, de la Chine et du Japon. Après avoir tenté de détruire ce réseau qu'ils croyaient à tort contrôlé par leurs ennemis « Maures », les Portugais furent contraints de s'y insérer, et c'est ce que firent à leur tour les Hollandais, puis les Anglais, qui, pour financer leurs achats d'épices aux Moluques, allèrent chercher sur les côtes de l'Inde les tissus qui constituaient la principale monnaie d'échange dans les îles à épices. La conquête de l'Inde par l'East India Company dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle et les deux premières décennies du XIXème siècle ne constitue pas l'aboutissement logique inévitable de la participation des Européens au commerce de l'Asie, mais est la conséquence directe de la rivalité franco-anglaise en Inde du Sud, qui amena l'East India Company à forger un instrument militaire puissant qu'il lui fallait financer sur place, en mettant d'abord la main sur les revenus fonciers de la riche province du Bengale.

Ce bref rappel historique a simplement pour but de faire sentir à quel point l'histoire de l'Inde, en dehors même du phénomène de la conquête turque, afghane et moghole, qui s'étala sur plus de six siècles, est une histoire ouverte sur l'extérieur et connectée avec d'autres histoires, avant tout asiatiques, mais aussi européennes, connections qui ne se réduisent pas à des phénomènes de conquête militaire. L'Inde n'a pas attendu 1991 pour s'ouvrir sur l'extérieur, comme voudraient nous le faire accroire les gazettes. En fait, pendant la période coloniale britannique (en dehors de l'appréciation variable qu'on peut porter sur son bilan, sur lequel le consensus n'est pas près de régner), l'Inde, loin d'être soumise à un régime d' « exclusif » colonial, était l'un des marchés les plus ouverts du monde. Contrairement à ce qui passa aux Indes néerlandaises, également marché ouvert, cette ouverture ne fut pas à sens unique : car, si de nombreux Britanniques, surtout Ecossais, trouvèrent en Inde des débouchés et purent y réaliser des fortunes, la participation de l'Inde à l'économie mondiale ouvrit des perspectives intéressantes aux nombreuses communautés marchandes de l'Inde, à commencer par les Parsis, qui jouèrent un rôle essentiel dans le commerce de l'opium, qui fut le principal mécanisme d' « ouverture » de la Chine. Mes propres recherches ont porté en particulier sur l'expansion mondiale de réseaux marchands de la province du Sind pendant la période coloniale (The Global World of Indian Merchants, Cambridge University Press, 2000). L'un de ces réseaux, basé dans la ville d'Hyderabad du Sind (actuellement au Pakistan), s'est ainsi spécialisé dans la vente de soieries et de curios d'abord indiens, puis de plus en plus chinois et japonais, dans un espace allant de l'Indonésie à l'Amérique Centrale, en passant par le Moyen-Orient, l'Afrique du Nord, l'Afrique Occidentale, l'Amérique du Sud, les Caraïbes et l'Europe Centrale. En fait la période de relative « fermeture » économique de l'Inde, qui correspond en gros aux années 1920-1980, est d'abord une conséquence du déclin de la position britannique après la Première Guerre Mondiale, qui amène la Grande-Bretagne à essayer de contrôler de plus près les flux commerciaux et financiers indiens, en même temps que la montée du mouvement nationaliste, coïncidant avec un renforcement du capital indien (comme je l'ai montré dans un travail antérieur paru en 1985, Indian Business and Nationalist Politics, Cambridge University Press) exerce une forte pression en faveur de l'adoption d'un régime protectionniste. Edifiée largement à l'abri de barrières douanières dans l'entre-deux-guerres et pendant la Deuxième Guerre Mondiale, l'industrie indienne n'était pas en mesure, une fois l'indépendance acquise en 1947, d'affronter la concurrence internationale. D'où le compromis entre Etat « socialiste » et capital privé qui fonda la politique économique de l'Inde entre 1955 (début de la période des plans quinquennaux) et 1980 (qui voit, avec le retour d'Indira Gandhi au pouvoir, le début d'une évolution « libérale » qui s'accéléra après 1991). Mais la fermeture de l'Inde ne fut jamais totale. Les communautés marchandes originaires d'Inde, en particulier du Gujarat et du Sind, continuèrent à jouer un rôle actif, parfois même dominant, dans l'économie de nombreux pays d'Afrique et d'Asie, tandis que les émigrants de la classe moyenne arrivés à partir du milieu des années 1960 aux Etats-Unis(ainsi qu'au Canada et en Australie) jouent un rôle croissant dans le secteur de haute technologie, au même titre que les Chinois. La capacité des hommes d'affaires indiens à opérer sur une échelle mondiale, parfois mise en doute, est clairement démontrée par l'exemple du groupe Mittal, fondé par un homme d'affaire Marwari, appartenant à l'une des communautés d'affaires traditionnelles de l'Inde, et devenu en vingt ans le numéro un de l'acier dans le monde, son fondateur ayant été récemment déclaré par Fortune possesseur de la troisième fortune mondiale après Bill Gates et Warren Buffet. Aucun homme d'affaires chinois n'a eu un succès comparable. La diaspora d'affaires indienne, si son rôle est moins en évidence que celle de la diaspora chinoise, n'en constitue pas moins un important centre de richesse et d'expertise à l'échelle mondiale. Son articulation avec l'économie indienne reste cependant encore assez limitée, et il y a là probablement une différence significative avec le cas de la Chine. On sait que l'essentiel des investissements « étrangers » en Chine sont en fait soit des investissements chinois ayant fait le détour de Hong Kong ou d'autres places, soit des investissements de Chinois d'outre-mer. Cela n'est pas le cas en Inde : bien que la diaspora ait récemment augmenté ses investissements en Inde, ils restent encore limités. Par contre l'internationalisation de certaines grandes firmes indiennes, comme celle des Tata (dont j'ai retracé brièvement l'histoire dans un numéro spécial de l'Histoire de juin 2003), est un phénomène qui a récemment pris une certaine ampleur.

L' Inde a donc des atouts non négligeables, dans la course à la croissance qui s'est maintenant engagée avec la Chine, l'un de ces atouts étant qu'elle a une meilleure connaissance du monde extérieur, legs de contacts très anciens avec les pays voisins et d'autres plus lointains, qui n'ont jamais été insérés dans le cadre d'un système « tributaire » de type chinois. Ce qu'elle fera de ces atouts, et surtout la manière dont elle saura étendre à l'ensemble de sa population les bénéfices d'une participation accrue à l'économie mondiale, dépendra du cours que choisiront ses dirigeants et ses élites au cours des prochaines années, sans oublier que dans un système démocratique tel qu'en connaît l'Inde, l'acquiescement du peuple est nécessaire et ne peut jamais être tenu pour acquis. Car le peuple indien, malgré la pauvreté persistante d'une partie importante de la population, est probablement plus conscient de ses droits démocratiques que le peuple chinois. Cela peut être une chance pour l'avenir plutôt qu'un handicap.

Une meilleure connaissance de l'histoire des deux grands pays de l'Asie permettrait de mieux contextualiser les évolutions contemporaines et d'éviter certaines généralisations hâtives. Il serait souhaitable qu'une plus grande interaction se développe entre spécialistes de l'Inde et de la Chine (et des autres régions de l'Asie), afin qu'on aille vers une véritable histoire de l'Asie. Pour ma part j'ai essayé d'y contribuer en participant au volume de la Nouvelle Clio sur l'Asie orientale et méridionale aux XIXe et XXe siècles et en publiant un article sur les communautés indiennes en Chine (« Indian communities in China 1842-1949 » in R. Bickers et C. Henriot (eds), New Frontiers, Manchester University Press, 2000) qui est probablement le premier sur la question, et qui a fait récemment l'objet d'une traduction en chinois (paru dans Foreigners in Shanghai 1842-1949, Shanghai, 2003) .

Je suis par ailleurs engagé dans la création d'une équipe de recherche sur l'Inde et l'Asie au sein du Centre d'Etudes de l'Inde et de l'Asie du Sud et je profite de la tribune qui m'est offerte pour inviter des collègues non-indianistes à venir participer à ses travaux.

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mai 2005
Claude Markovits
Directeur de Recherche au CNRS, Centre d'Etudes de l'Inde et de l'Asie du Sud (UMR 8564)