Restructuration du monde chinois : le début ?

Les dossiers géopolitiques est-asiatiques dans lesquels la Chine joue un rôle peuvent de moins en moins être analysés de façon distincte les uns des autres. La question des Senkaku (Diaoyutai) pose les mêmes questions que celle des forages pétroliers en mer de Chine du Sud. Les références croisées sont de plus en plus fréquentes entre les mouvements sociaux et civiques taiwanais, hongkongais, macanais et cantonais contre la projection par Pékin de son pouvoir sur leurs territoires. Le réarmement japonais prôné par Abe Shinzô et les mises en gardes américaines sur l'assertivité chinoise en mer de Chine du Sud ne sont démotivées en rien par l'adoption par Taipei de positions plus prochinoises que dans le passé. Il y a un stimulant commun à tous ces mouvements, qui font bouger l'Asie de l'Est sur le plan géopolitique : la puissance croissante de la Chine qui s'affirme désormais sans complexe.

La demande de Deng Xiaoping de «rester discret en renforçant ses forces» (韜光養晦 taoguang yanghui) a été peu à peu remplacée par des tentatives, sous Jiang Zemin et Hu Jintao, de rassurer le monde sur l'«émergence pacifique» (和平崛起 heping jueqi) de la Chine, puis ces expressions ont été finalement abandonnées. Auprès de l'Afrique d'abord, puis de l'Amérique latine, ce dont témoigne le nouveau «dialogue sino-latino-américain» (中拉論壇 ZhongLa luntan), la Chine déploie aujourd'hui une politique d'influence. Elle profite ce faisant de l'ambigüité de son statut encore intermédiaire de «grande puissance émergente» pour susciter un ordre nouveau dans lequel elle aurait une place de premier ordre. Plutôt que de contester directement la puissance américaine, avec laquelle les relations restent encore bonnes quand on considère les sujets potentiels de friction avec Washington, elle procède par l'édification de liens croissants avec les pays et continents émergeants.

De l'influence à la puissance

Mais, dans la région est-asiatique, c'est une politique différente qu'elle conduit. La question qui s'y pose n'est plus celle de son influence, mais celle de sa puissance, via l'affirmation de sa souveraineté territoriale, typiquement et fortement géopolitique. Qu'elle cherche à se doter d'une marine ayant une profondeur de projection océanique ; qu'elle continue à fermer à Taiwan la porte des organisations internationales même non politiques ; qu'elle déploie une puissance nouvelle dans les eaux disputées de la mer dite «de Chine» : la Chine donne l'impression d'être présente sur tous les fronts (ce qui n'est qu'une impression, bien entendu), à commencer par la région est-asiatique, et tout particulièrement ces territoires qu'elle considère comme siens.


Carte des ADIZ (zones d'identification et de défense aérienne) de la Mer de Chine orientale.
En orange, la zone de contentieux entre la Chine et le Japon, incluant les îles Daoyutai/Senkaku.
En blanc, la proposition japonaise de ligne médiane, la presse chinoise l'ayant rapportée sous l'appellation
« Ligne que la partie japonaise présente comme médiane ».
(© Chumwa, sous licenceCreative Commons)

Dans ce schéma - renforcer les liens avec le monde le moins sous influence américaine et avancer sur les dossiers géopolitiques régionaux sensibles - la question de Taiwan est comme mise en sourdine : Pékin profite d'une lune de miel toute d'apparences avec le régime de Taipei depuis le retour du KMT à la Présidence de la République insulaire. L'absence de cette tension verbale qu'a connu le détroit de 1995 à 2008 libère la Chine d'un dossier délicat, et quand le Président taiwanais Ma Ying-jeou hésite à condamner la Chine sur l'affaire des Senkaku, il donne un signe à Pékin qu'il a peut-être un allié ambigu, mais en tous cas plus un ennemi.

Une politique pro-grand-chinoise, plus que prochinoise, est en effet en place aujourd'hui à Taipei. Le KMT a été, depuis 2000 et le départ de sa présidence du Taiwanais Lee Teng-hui, repris en main par les fils des dignitaires chinois de Chiang Kai-shek, nourris au biberon de la grande Chine. Ces nationalistes chinois ne sont certes pas, et de loin, la majorité des rangs d'un Kuomintang aujourd'hui largement taiwanisé, mais ils tiennent de nouveau le parti, autour de Ma Ying-jeou. Issus d'une élite qui se voit comme la noblesse de la Chine, qui porterait son identité et sa mémoire, ils considèrent depuis plusieurs années maintenant l'ancien ennemi communiste comme un moindre mal face à ce qui est devenu, sondages à l'appui, un péril bien plus grand à leur yeux pour la nation chinoise : l'indépendantisme taiwanais.

Un retournement historique du Kuomintang vis-à-vis de la Chine

Aussi, depuis 2008, le KMT jongle avec une politique ambivalente, mais qu'il juge réaliste : sauvegarder la souveraineté de la République tout en avançant vers une unification si possible à l'avantage de Taiwan. Il ferme les yeux, dans ce pari, sur le fait qu'une Chine plus irrédentiste que jamais n'a pas changé un iota de ses objectifs fondamentaux - récupérer Taiwan, sans compromis possible - et n'a pas, bien au contraire, cessé son édification militaire face à l'île.

Une caricature du Président Ma dans la presse anglophone d'opposition à Taipei parue en décembre 2013.
(© 2013 / TaCo, Taipei Times)

Ces évolutions se traduisent par l'ouverture toujours plus grande de l'île aux investissements chinois, jusqu'à cette économie de la culture si sensible pour les identifications nationales. Et la Chine profite des échanges de population et des investissements croisés aujourd'hui massifs pour faire pression sur les hommes d'affaires taiwanais, afin qu'ils influencent la décision politique voire les votes à Taiwan. Elle augmente de façon saisissante le nombre d'agents de renseignement dans l'île. Et elle suscite la multiplication de nouvelles organisations, associations, partis politiques, forums, fondations, publications qui prônent désormais ouvertement à Formose l'unification avec la Chine. Mais ce qui inquiète encore plus la société civile taiwanaise est l'apparente inertie, voire la franche connivence, du Parti nationaliste chinois au pouvoir à Taipei, qui ne rend pas compte de ses négociations avec Pékin, ne publie pas les évaluations de l'impact de ces échanges nouveaux, pourchasse judiciairement l'opposition, et instrumentalise police, justice et médias pour diaboliser tout discours ou manifestation s'opposant à la marche forcée de ces accords.

La liberté guidant le peuple... avec le drapeau taiwanais. Sur le panneau « Protégeons la démocratie, luttons contre les manipulations obscures », en référence aux négociations entre les deux rives conduites sans supervision législatives par le KMT, mouvement des tournesols. (© 2014 / S. Corcuff)

Dans ce contexte, les mouvements sociaux taiwanais dénoncent le KMT sur tous les plans depuis 2008 : de sa politique chinoise aux démolitions urbaines abusives, de son soutien aux centrales nucléaires en zones sismiques à son instrumentalisation de la justice, en passant par l'absence de mécanisme d'encadrement des négociations avec la Chine et de ratification des accords par le Parlement. Tous ces mouvements demandent le respect des normes de l'État de droit et la protection de l'indépendance et de l'identité insulaire face à la pression chinoise grandissante. L'occupation civique de la rue est aujourd'hui un phénomène récurrent à Taiwan : les mouvements se suivent les uns les autres à un rythme inconnu jusque-là, témoignant d'une agitation sociétale sans précédent.

Or cette agitation sociale et civique se développe de plus en plus dans d'autres régions frontalières de la Chine. À Hong Kong, le mouvement Occupy central s'est senti pousser des ailes avec l'occupation du Parlement taiwanais en mars-avril 2014 par le mouvement des Tournesols. À Macao, la rue a été prise dans la foulée pour obtenir le retrait d'un projet de loi considéré comme scélérat au sujet de pensions de retraite dorée promises aux grands dignitaires de l'administration. À Canton enfin, des militants courageux, isolés, mais déterminés, luttent contre ce qui les unit : le système d'État-parti. Ils se réfèrent parfois aux militants taiwanais du mouvement des Tournesols qu'ils ont pu suivre en déjouant la censure, postant parfois des messages de solidarité sur des sites taiwanais.

Les voix de la liberté

Tous dénoncent une Chine qui déborde vers ses marges pour imposer via ses relais une influence croissante sur des décisions politiques que les sociétés civiles critiquent pour leur autoritarisme et leur manque de démocratie. Devant les liens économiques tissés entre la Chine et ces trois territoires, qui nourrissent des cohortes d'hommes d'affaires dont la logique est distincte de celle des administrateurs des bureaucraties souveraines et des sociétés civiles soucieuses de l'État de droit, les militants inquiets apparaissent aujourd'hui comme les dernières (ou les premières) voix de la liberté.

Et le quasi-alignement de Taipei sur les positions chinoises sur l'affaire des Senkaku, comme la rhétorique presqu'antijaponaise du KMT de M. Ma, donnent à penser que le Japon, et derrière lui les États-Unis, ne peuvent être rassurés par cet allié décidément indécis qu'est Taiwan, divisé par sa question nationale, face à une Chine dont l'assertivité grandissante provoque inquiétudes et malaise dans l'archipel nippon.

Combiné à l'accent mis par Washington sur le renforcement de la présence américaine en Asie, qui se fait de plus en plus précis depuis la proclamation par la Chine de sa Zone de défense et d'identification aérienne en mer de Chine de l'Est comprenant les Diaoyutai, cela signifie-t-il un prélude à un changement géopolitique fondamental en Asie orientale ? Ce dernier est peu probable à moyen terme, car personne ne veut ni ne peut en l'état des choses sacrifier sa relation économique à la Chine. Les puissances attendent vraisemblablement plutôt de voir comment la situation va évoluer.


Taiwan dans son environnement stratégique régional (© 2006 / ENS-LSH)

En l'absence d'accrochages militaires, un scénario possible est celui d'une gestion molle, contextuelle et rapide d'une succession de mini crises à venir au sujet des territoires à la souveraineté discutée dans la zone depuis quarante ans. En cas de crise sino-japonaise majeure sur les Senkaku / Diaoyutai, la possibilité du déclenchement d'un conflit important ne serait pas à exclure ; et pour cette raison les accrochages restent pour l'instant dans le domaine des provocations.

C'est ainsi plutôt du côté de la restructuration (ou la déstructuration) du monde chinois en interne, sans qu'une crise sur les territoires disputés avec les voisins ne soit en cause, qu'il faut peut-être chercher les causes de l'évolution globale de la région à venir. La restructuration du monde chinois a, en effet, semble-t-il cette fois vraiment commencé. Mais il est difficile à ce jour d'entrevoir vers quoi elle nous mène : intégration ou désintégration, restructuration/recomposition ou déstructuration.

Stéphane Corcuff
Chercheur en sciences politiques
Centre d'études français sur la Chine contemporaire (CEFC)
UMIFRE MAEEDI / CNRS

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août 2014
Stéphane Corcuff
Chercheur au Centre d'études français sur la Chine contemporaine (UMIFRE MAEEDI / CNRS)