Un « paradigme Fukushima » au cinéma

Consultez tous les articles du mois

Mots-clés: Cinéma, Fukushima, Anthropocène, Japon, scepticisme

Neuf années se sont écoulées depuis que le tremblement de terre et le tsunami du 11 mars 2011 ont entraîné la catastrophe nucléaire la plus grave depuis Tchernobyl dans la centrale de Fukushima Daiichi (Tohoku, Japon). Les cinéastes japonais s’en sont bien vite saisis, et le cinéma qui est né de cette catastrophe a durablement transformé le medium lui-même, ainsi que le monde qu’il projetait. Nous prendrons pour exemple de ces transformations Tenzo de Tomita Katsuya (Semaine de la critique, Cannes 2019), l’un des films les plus marquants de ces dernières années sur le sujet.

Le cinéma depuis Fukushima

Le Festival International du Documentaire de Yamagata a rassemblé dès 2011 des films pour un programme dédié (Cinema With Us), alimentant un fonds d’archives ouvert en 2014. Ce fonds documentaire régional constitue avec les archives de films amateurs de la Médiathèque de Sendai et les archives nationales de UniJapan, un ensemble en constante augmentation. Car, on le sait, la catastrophe multiforme de Fukushima a mutéd’un événement dévastateur (18 500 morts et disparus, 160 000 évacuations forcées, des cortèges de maisons dévastées, d’arbres arrachés, de routes éventrées) à l’installation dans une crise durable en raison de la continuation des fuites radioactives. En sorte que notre réflexion sur le cinéma depuis Fukushima, qui a débuté par l’étude du corpus de films de 2011, s’est logiquement prolongée en direction de la «catastrophe civilisationnelle» pointée par le philosophe Jean-Luc Nancy (L’équivalence des catastrophes, 2012). Cette catastrophe participe de la révélation aux yeux des citoyens japonais et du monde, des destructions humaines des espaces terrestres, marquant ce que les scientifiques ont appelé «the human epoch» (Nature, 11 mars 2015): l’entrée dans une nouvelle époque géologique de réactivité de la Terre aux activités humaines, l’Anthropocène.

Face à ce réel transformé qui déborde les cadres de notre perception spatio-temporelle nous obligeant à penser des phénomènes qui nous englobent (des «hyperobjets» comme la biosphère ou la somme des déchets nucléaires, d’après Timothy Morton (Hyperobjets, 2013)) et des temporalités inouïes (la demi-vie de quatre millions d’années de certains éléments radioactifs), le cinéma dont l’ambition native est de nous rendre présent le monde, s’est trouvé à la fois mis au défi de représenter l’invisible des pollutions radioactives et de rendre compte des souffrances des populations de ce nouveau monde durablement abîmé. Le médium lui-même en a été profondément transformé.

Des films ont accompagné depuis 2011 notre perception de nos formes de vie menacées, et donné une acuité nouvelle au sentiment sceptique d’exil du monde et des autres où le philosophe américain Stanley Cavell voit un trait de la condition humaine (Les Voix de la raison, 1979). En même temps qu’ils nous donnent les moyens de penser les nouvelles catégories qui articulent notre expérience, ces films nous éduquent au monde qui vient. L’idée d’un «paradigme Fukushima» au cinéma fait donc signe vers une double reconfiguration de notre rapport au monde et du médium cinématographique.

Tenzo de Tomita Katsuya suit l’amitié de deux moines : l’un réel (Chiken Kawaguchi), l’autre joué par un moine-acteur (Ryûgyô Kurashima) inspiré de la vie d’un bonze de Fukushima devenu ouvrier sur des chantiers après la catastrophe. Tomita, figure majeure du cinéma japonais indépendant, partage les doutes de ces moines exposés à la souffrance des sinistrés qui traversent la crise une bouteille de saké à la main. Révélé en 2012 par Saudade tourné dans le milieu des travailleurs précaires du bâtiment à Yamanashi, Tomita Katsuya a une trajectoire peu commune: chauffeur routier et ouvrier, il tournait le dimanche avec ses propres moyens. Tenzo, son film le plus personnel, déploie deux questionnements récurrents du paradigme Fukushima au cinéma.

Reconnaître la souffrance des victimes

Tenzo s’inscrit d’abord dans une tendance du cinéma japonais à tenter de «répondre» ou de remédier à la première vague de films de « tourisme du désastre» (tournages dans les décombres «sublimes» du tremblement de terre et du tsunami) par la reconnaissance de la souffrance des victimes. Victimes du tsunami et du tremblement de terre, mais aussi victimes à moyen et long terme de la catastrophe nucléaire dont nous savons que ses effets sanitaires se prolongeront longtemps. Le cinéma, si adapté aux peintures spectaculaires de ruines et de destructions, est ici mis au défi d’exprimer la peur d’un danger invisible (les radiations), et un désespoir qui avance masqué quand chacun est pressé d’afficher sa foi dans la reconstruction.

Dans Nuclear Nation I (2012) & II (2014), Funahashi Atsushi filmait le quotidien des habitants de Futaba relogés dans un lycée de Saitama. Somakanka. Memories of a Lost Landscape (2011) et Horses of Fukushima (2013) de Matsubayashi Yojiu ou encore de No Man’s Zone (2012) de Fujiwara Toshi, interrogent longuement les sinistrés. Des fictions expriment également la peur des conséquences sanitaires (dans la filiation de Vivre dans la peur (Ikimono no kiroku, 1955) de Kurosawa Akira), comme Arekara (2012) et Sharing (2014) de Shinozaki Makoto ou Odayaka (2012) de Uchida Nobuteru, les déchirures au sein des familles ou entre voisins (The Land of Hope (Kibo no Kuni, 2012) de Sion Sono, Women on the Edge (2012) ou Japan’s Tragedy (2012) de Kobayashi Mashiro). Les cinéastes ont cherché des dispositifs cinématographiques pour prendre en charge la souffrance des victimes sans forcer leur pudeur dans une situation de catastrophe continuée. Leurs solutions sont diverses. Que l’on pense, par exemple, au dispositif théâtral imaginé par Sakai Ko et Hamaguchi Ryusuke pour recueillir les souvenirs des survivants du tsunami dans leur trilogie documentaire The Sound of the Waves (Nami no oto, 2011), Voices from the Waves (Nami no koe, 2013) et Storytellers (2013).

Tomita rapporte dans Tenzo l’expérience d’un moine père d’un enfant de trois ans atteint de multiples allergies. Réduit à rendre visite à ses fidèles dans leurs habitats temporaires, ou à répondre sur une ligne d’écoute téléphonique dédiée, le père moine est lui-même une sorte de chambre d’écho aux destructions du tissu humain dans la région.

Image
tenzo

Tenzo, Tomita Katsuya

Le calvaire du moine sillonnant la région dévastée avec sa camionnette rencontre celui des habitants qu’il est censé réconforter. Jusqu’au jour où les rôles s’inversent, et où le moine fond en larmes.

Image
tenzo

Tenzo, Tomita Katsuya

Le cinéaste a pourtant gommé l’issue tragique du suicide de ce moine de Fukushima. La revendication de reconnaissance de la douleur des victimes conduit à reconsidérer l’héritage de deux grands documentaristes-activistes, Tsuchimoto Noriaki (Minamata Series, 1971-1975) et Ogawa Shinsuke (Sanrizuka Series, 1968-1973), chez ces cinéastes qui se tiennent aux côtés des populations sinistrées du Tohoku.

Par-delà documentaire et fiction : l'inquiétante étrangeté

Dans Tenzo, Tomita tisse documentaire et fiction pour rendre compte d’un monde où réel et artifice sont intrinsèquement mêlés. Le film est né d’une commande de l’école bouddhiste Sōtō, connue pour l’articulation du zen à l’alimentation, d’une vidéo promotionnelle pour le Congrès mondial des écoles bouddhistes. Il s’est transformé sous la plume de Tomita et de son co-scénariste Aizawa, en une fiction où se croisent deux moines. Le film mélange prises de vues réelles et images de synthèse pour rendre compte d’un monde étrange, où les activités humaines (ici le nucléaire) ont presque vidé l’environnement de ses habitants humains et non-humains, et transformé le paysage. Le mélange d’images de natures différentes nous rappelle que le cinéma est lui-même partie prenante de ce double artificiel et anthropogénique de la Terre (earth) dans lequel nous vivons, que l’environnementaliste Bill McKibben appelle «eaarth» (Eaarth: Making a Life on a Tough New Planet,2010) - voir Jennifer Fay, Inhospitable World. Cinema in the Time of the Anthropocene, 2018. Les moines sont assaillis de visions, de rêves et de cauchemars, de projections dans le passé et dans l’avenir, car la réalité a cessé d’être efficacement appréhendée par les cadres de perception qui prévalent dans la fiction classique.

Á Fukushima les pires dangers demeurent invisibles, les survivants entendent la voix de leurs morts. Bref, le réel n’est donc pas accessible au régime habituel du documentaire et tend vers ce que Freud appelle «l’inquiétante étrangeté» (1919), où le cinéma trouve son élément naturel d’après le philosophe américain Stanley Cavell (La Projection du monde, 1971). Pour cette raison, Sakai et Hamaguchi ont fait place dans leur documentaire à «la voix des morts» parmi les témoignages de survivants. Et Nobuhiro Suwa a, quant à lui, basé son dernier film, The Phone of the Wind (Kaze no Denwa, 2020), sur l’existence attestée d’une cabine téléphonique pour parler aux morts qui, dans un jardin privé de Otsushi, a attiré plus de 30 000 visiteurs depuis 2011.

Pour peindre la vie intérieure dévastée du moine de Fukushima, Tomita a mis en scène les séquences pseudo «documentaires» de vie domestique afin de permettre des échappées fantastiques. Cet entrelacement répond au principe bouddhiste d’interdépendance qu’une nonne expose au cours d’un entretien; opérant à tous les niveaux du vivant jusqu’aux planètes et aux galaxies, et que Tomita érige en principe de mise-en-scène. Le montage embrasse la captation des gestes quotidiens de cuisine et des rituels religieux associés, des visions cosmologiques ou encore des images plus impures, popularisées par la démocratisation des outils numériques, telles destime-lapses(défilés d’images réalisées à des instants différents, qui figurent un effet d’accélération dans le plan) ou encore une mosaïque de photos qui se fond dans un mur sculpté. Son hybridité figure la participation de chaque organisme (plante, animal, être humain) et de chaque instant (repas, tâche domestique, méditation) à une peinture à la fois intime et globale de l’état spirituel du Japon depuis Fukushima.

Á la fin du film, dans une belle scène de clair-obscur, les deux lignes du film se rencontrent: celle du documentaire joué et celle de la fiction adaptant la réalité. Ryûgyô revient d’un pèlerinage en Chine sur la trace du maître Dôgen. Il discute d’interdépendance avec son ami Chiken à la lumière intermittente d’un phare :«Veux-tu dire que nous faisons tous partie du cycle de la vie? Peux-tu en dire autant à Fukushima?». L’obscurité semble les absorber. Que reste-t-il de ce principe bouddhiste depuis Fukushima ? semble demander le film. Comment penser cette synergie désormais abîmée?

Il appartient au paradigme Fukushima au cinéma d’exploiter la parenté ontologique du médium cinématographique avec l’entr’expression des choses du monde et leur capacité de réflexion (pour le dire avec Leibniz). Ces films nous privent du privilège de détenir le point de vue à partir duquel le cinéma, art du regard, a toujours organisé (ou désorganisé) la projection du monde avec ses moyens propres, réalistes et magiques tout à la fois. Quelle meilleure manière de nous renvoyer à l’expérience fondamentale de notre scepticisme?

Élise Domenach

Maîtresse de conférences en études cinématographiques, Ecole normale supérieure de Lyon
Membre de l’Institut d’Asie Orientale (CNRS-UMR5062)

Bibliographie:

Domenach Élise, Fukushima en cinéma. Voix du cinéma japonais / Fukushima in Film. Voices from the japanese cinema, UTCP Booklet, Tokyo University Press, 2015.

Domenach Élise, Bragard Magali, Tomita Katsuya, Le moine et le cinéaste. Entretien avec Tomita Katsuya, Esprit, 2019.

Fay Jennifer, Inhospitable World. Cinema in the Time of the Anthropocene, Oxford University Press, 2018.

Ferrier Michaël et Doumet Christan (dir.), Penser avec Fukushima, Nantes, Éditions Cécile Dufaut, 2016.

Macé Marielle (dir.), Critique «Vivre dans un monde abîmé», n°860-861, 2019.

Morton Timothy, Hyperobjects: Philosophy and Ecology After the End of the World, University of Minnesota Press, 2013.

Filmographie(et liens vod) :

Tenzo (2019) de Tomita Katsuya

No Man’s Zone (2012) de Fujiwara Toshi

The Land of Hope (Kibo no Kuni, 2012) de Sion Sono

Nuclear Nation II de Funahashi Atsushi

Image
a
Alexis Darbon
Associate Professor at Bordeaux Montaigne University (TELEM), associate researcher at Georges Washington University (CAP)