Abritée derrière de solides fondamentaux, la Chine incarne pour bon nombre de spécialistes la proposition formulée il y a deux siècles par Adam Smith, selon laquelle les efforts des individus pour améliorer leurs conditions personnelles sont à eux seuls susceptibles de conduire à la richesse d'un pays indépendamment de l'ineptie des gouvernants et des améliorations du système politique. Cette vision est pourtant dangereuse dans la mesure où elle nous amène à penser qu'il existe aujourd'hui en Chine une neutralité du système politique à l'égard du développement économique. La nouvelle équipe dirigeante, issue du XVIème Congrès du Parti Communiste, devra en effet affronter des défis économiques qui requièrent une amélioration de la gouvernance publique et l'instauration de contre pouvoirs dans son système politique.

Le premier défi à relever est celui de la modernisation du système bancaire chinois dont la crise profonde menace la stabilité du système financier. Les autorités ont tardé à reconnaître le problème et continuent aujourd'hui à sous-estimer le montant des prêts non performants qu'elles chiffrent à 25% du montant total des actifs des banques, ceci après trois tentatives de recapitalisation s'élevant à près de 200 milliards de dollars. Les sociétés de rating étrangères estiment que la réalité se situerait plutôt entre 40% et 50% des actifs pour une ardoise proche de 450 milliards de dollars soit 43% du PIB. La dernière tentative de recapitalisation a conduit à la création de quatre sociétés de défaisance chargées de récupérer 175 milliards de dollars de prêts non-performants auprès des banques pour les revendre, et de faire pression sur les entreprises publiques qui sont à l'origine de ces défaillances pour qu'elles se restructurent et changent leur mode de gouvernance. Un récent rapport de la Banque Internationale des Règlements décrit clairement ce que beaucoup suspectaient, à savoir la difficulté des quatre sociétés de défaisance à revendre ces 175 milliards d'actifs et leur incapacité à modifier les modes de gouvernance des entreprises. Les optimistes avancent que la Chine n'est pas logée à la même enseigne que le Japon ou que les autres pays émergents d'Asie du Sud-Est, ceci malgré un montant de prêts non-performants beaucoup plus important. Leur principal argument repose sur le fait que la croissance chinoise permettrait de diluer le montant des prêts non-performants dans l'économie. Cette argumentation est très largement réfutable dans la mesure où l'origine des problèmes tient aux faiblesses du système de gouvernance des entreprises et de la capacité de l'Etat à endiguer la corruption. Ces problèmes sont loin d'être réglés et tout indique que les défaillances des agents économiques en matière de remboursement des crédits sont toujours monnaie courante. Il est donc aujourd'hui impératif d'insuffler dans les processus décisionnels des contre-pouvoirs, des mécanismes de contrôle qui limitent les stratégies de rentes des agents économiques et améliorent la rentabilité des investissements.

Le deuxième défi concerne la montée des inégalités. Après vingt ans de réformes, la Chine est devenue un des pays au monde où les inégalités en termes de revenus sont les plus fortes. La montée des inégalités est un processus normal dans les phases de décollage d'une économie, surtout pour les anciennes économies planifiées très égalitaristes. Durant les années 1980, toutes les classes sociales ont plus ou moins profité de la croissance. Mais aujourd'hui, des pans entiers de la population paysanne et urbaine voient leur revenu stagner ou se dégrader. La corruption qui est largement déterminée par l'accès au pouvoir politique, joue également un rôle central dans la perception sociale des inégalités. La répartition des richesses par une fiscalité redistributive, pourtant de plus en plus nécessaire dans un tel contexte, est encore largement absente. Elle aura néanmoins toutes les peines du monde à se développer si la corruption n'est pas endiguée, les agents économiques préférant alors jouer au passager clandestin. Le régime de protection sociale est financé de manière inadéquate, à un niveau municipal, empêchant ainsi la solidarité nationale de jouer. Les villes de l'intérieur et du Nord-est qui affrontent les restructurations massives d'un secteur d'Etat encore dominant dans l'économie locale bénéficient de financements très largement insuffisants pour faire face à leurs besoins. Les tentatives du gouvernement pour régler ce problème, en vendant notamment des actifs d'Etat (logements, privatisation des PME d'Etat, ventes d'actifs publics cotés en bourse) sont restées infructueuses. Si la contestation sociale grandissante est pour l'instant contenue par un savant dosage de pratiques autoritaires et de charité locale gérée par des organisations liées au Parti, les autorités doivent réagir rapidement et trouver des solutions à plus long terme dont certaines impliquent des aménagements institutionnels et politiques.

Enfin, le troisième défi se rapporte à l'environnement. La Chine fait aujourd'hui les frais de 50 ans d'une gestion catastrophique des ressources existantes. Les problèmes qu'elle doit affronter sont typiques d'une économie en développement, mais ils sont d'une ampleur sans commune mesure avec ceux qu'on dû affronter les pays développés au moment de leur décollage industriel. Un récent rapport du PNUD indique que la pollution de l'air dans les villes chinoises est en moyenne 3 fois supérieure aux niveaux enregistrés par Tokyo à la fin des années 1960, et 8 des villes les plus polluées au monde sont des villes chinoises. Près de 90% des rivières en milieu urbain sont impropres au contact humain en raison de la pollution, et près de 550 millions de personnes habitant dans le nord et le nord-ouest de la Chine disposent en eau d'1/12ème de la moyenne mondiale, soit des niveaux équivalents à ceux de territoires désertiques. Le gouvernement multiplie les initiatives en privilégiant des projets pharaoniques tels que le barrage des Trois Gorges ou bientôt la construction de trois canaux gigantesques amenant les eaux du fleuve Yangtzé vers les plaines du nord. Paradoxalement, ces projets sont plus faciles à mettre en œuvre pour un Etat autoritaire que des solutions visant à améliorer la gestion des ressources existantes et qui devraient pourtant avoir la priorité selon le PNUD comme par exemple la fermeture des usines polluantes, l'application de la législation sur la pollution, des réformes de la tarification de l'eau, l'ouverture de l'administration à la population locale dans la définition et la conduite des projets. Ces solutions sont néanmoins plus coûteuses politiquement dans la mesure où elles impliquent des réformes de la gouvernance publique à tous les échelons de l'administration.

En résumé, ces trois grands défis montrent que les questions de la gouvernance publique et des contre-pouvoirs dans les processus décisionnels devraient être au coeur de la politique économique de la nouvelle équipe chinoise. Faire l'impasse sur ces questions pourrait mener la Chine vers une crise plus ou moins profonde à l'image de celles qui ont frappé de nombreux pays émergents depuis ces trente dernières années.

(Publié dans le journal Le Monde du 28.01.2003)

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mars 2003
Jean-François Huchet, Maître de conférences en science économique à l'Université de Rennes 2
Maître de conférences en science économique à l'Université de Rennes 2