Une vie politique océanienne - Aperçu de la culture politique polynésienne

La Polynésie française, collectivité d'outre-mer, demeure assez éloignée des caractéristiques propres aux autres collectivités territoriales de la République. Les médias, qui aujourd'hui analysent l'actualité judiciaire de cette terre située à 18.000 Km de la métropole, font souvent des erreurs liées à une méconnaissance certaine du fonctionnement de cette collectivité. Mais on retrouve couramment cette méconnaissance à travers toutes les institutions de la République dont le Parlement.

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Map in french of the Pacific Community (EEZ in deep blue). (© 2012 / Spiridon Ion Cepleanu, under a Creative Commons license)

Carte de la Communauté du Pacifique (ZEE bleu sombre)
(© 2012 /Spiridon Ion Cepleanu,
sous licence Creative Commons)
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Topographic map of French Polynesia with French names  (© 2008 / L. Claudel, under a Creative Commons license)

Carte topographique de la Polynésie française
(© 2008 /L. Claudel,
sous licence Creative Commons)

Il y a deux aspects incontournables pour saisir la complexité de la vie politique et institutionnelle de la Polynésie: la spécialité législative et l'autonomie. Ces deux aspects, assez méconnus, ont des conséquences lourdes sur le fonctionnement de la société polynésienne.

La spécialité législative signifie que les lois de la République ne s'y appliquent pas. Certes, les lois appelées «lois de souveraineté» s'imposent de droit. Il s'agit des lois applicables sur l'ensemble de la République en fonction de leur objetcomme les lois constitutionnelles, les lois organiques, les règles relatives aux juridictions nationales, l'état des personnes, les principes généraux du droit, etc. Pour toutes les autres lois, il faut qu'elles mentionnent expressément dans le texte leur applicabilité sur un territoire précis. Cette disposition écarte de fait l'outre-mer du droit français car les parlementaires d'une part, ne pensent pas à l'outre-mer à chaque loi et d'autre part, ne savent pas si la loi peut être applicable à un outre-mer précis ou non. Ainsi, en raison notamment de son éloignement, des ethnies qui la composent, de sa culture propre, de son ancien statut de colonie, de la possibilité reconnue de s'émanciper, la collectivité territoriale de Polynésie française, comme pour les autres collectivités d'outre-mer, a une réglementation différente de la métropole. Son assemblée peut donc adopter des délibérations et des «lois du pays» qui relèvent en principe de la loi donc du Parlement.

À cela s'ajoute l'autonomie reconnue depuis 1977 mais en réalité surtout depuis 1984 avec les normes exécutives de plein droit et le contrôle a posteriori de l'État. L'autonomie, accordée par la République, signifie que les élus polynésiens peuvent s'émanciper du centre, de la métropole, et disposer ainsi de réels pouvoirs de décisions. La Polynésie peut donc décider de ses propres normes, de son propre développement et le champ des possibles est alors considérable. La Polynésie a, depuis 30 ans, les moyens d'édicter les normes qui lui conviennent vraiment, de choisir un développement conforme à son environnement, à sa culture politique, et d'accroître les échanges avec les puissances voisines (Australie et Nouvelle-Zélande). Autrement dit, les élus polynésiens peuvent librement décider de leur avenir politique, économique et social. Pourtant, le bilan est, après toutes ces années, plutôt décevant: la Polynésie fait face à une crise économique plus structurelle que conjoncturelle et a connu une grande instabilité politique qui, malgré les progrès certains, peut reprendre à tout moment, surtout après le départ du leader autonomiste Gaston Flosse. En fait, il y a un problème de gouvernance dont sont responsables aussi bien les élus polynésiens que l'État qui par ses textes, en l'occurrence la loi statutaire, favorise la mauvaise gouvernance.


Tiki masculin des îles Marquises
(peut-être bientôt inscrites au patrimoinemondial de l'Humanité)
(© 2011 / Christine Regnault)

La responsabilité de l'État

Les institutions de la République ont une responsabilité certaine puisque la loi organique portant sur le partage du pouvoir en Polynésie est d'abord proposée par le Gouvernement puis votée par le Parlement français et non celui de l'assemblée territoriale. Or, c'est déjà dans le statut, qui est une véritable constitution locale, que l'on trouve des dispositions ne favorisant pas la bonne gouvernance: une présidentialisation excessive; un contrôle donné au président sur toutes les distributions, qu'elles soient sociales, économiques ou politiques; une absence de contre-pouvoirs; des pouvoirs du président sur tout, sur l'économie, sur l'administration et même sur les communes pourtant décentralisées, etc. Ce contrôle de l'économie par le politique augmente les risques de dérives. L'économiste Christian Montet explique, par exemple, que «les privés qui réussissent ne peuvent le faire, quelle que soit leur idée sur la politique, qu'en liaison avec le décideur ultime, le président». Il ajoute que «dans à peu près tout le domaine de l'économie, les décisions des agents privés ne peuvent se prendre que dans le cadre de contraintes qui sont fixées et contrôlées par le politique et à la fin, c'est le gouvernement, et donc le président, qui décide». Il faut souligner que le rapport de proximité, inévitable en Polynésie, est plutôt néfaste pour l'économie insulaire. Le même économiste précise que «la proximité des élites économiques et politiques incite à la prise de mesures protectrices de rentes plus qu'à la stimulation de l'esprit d'entreprise et de l'entrée de nouveaux concurrents, des processus de «destruction créatrice» dont on sait depuis Schumpeter le rôle essentiel qu'ils jouent dans la croissance et le développement».

Si la pratique de l'autonomie ne favorise pas l'économie, il en est de même sur le plan politique. Sur le plan institutionnel, par exemple, le président peut exercer seul le pouvoir, celui de chaque ministre n'étant que délégué par le président. Le président de la Polynésie ne se prive pas alors d'exercer pleinement ses compétences et parfois dans son propre intérêt. Dès lors, on peut s'étonner que le Parlement accorde des pouvoirs qui permettent l'éclosion d'un système quasi autoritaire au sein de la République.

Enfin, les relations entre les majorités nationale et locale conditionnent la réalité des contrôles. Or, on sait depuis Montesquieu que si les contrôles ne sont pas vraiment exercés, cela entraîne inévitablement des dérives. En Polynésie, la neutralité de l'État n'a jamais été clairement démontrée.


La mairie de Pirae. Construite à l'époque où elle était le fief de Gaston Flosse,
elle constitue unexemple des constructions fastueuses du président.
A l'époque, lacommune avait 12 000 habitants.
(© 2002 / Werner Bringold -Tahiti Pacifique Magazine)

La responsabilité des élus polynésiens

Si la loi organique, qui définit la répartition des pouvoirs entre l'État et la Polynésie mais aussi entre les institutions polynésiennes, peut favoriser la mauvaise gouvernance, c'est surtout son interprétation et son application par les acteurs locaux qui rendent possible les dérives. Le haut-commissaire Paul Roncière confirmait qu'un statut «ne vaut que par la manière dont il est mis en œuvre et vécu». Et ajoutaitavec prudence que «les pratiques institutionnelles locales sont très imaginatives». Dès lors, on peut observer les effets de cette interprétation du statutqui se caractérisent par le contrôle du président de la Polynésie française sur le gouvernement, la centralisation du processus de décisions, les décisions prises par un nombre restreint de personnes, le contrôle sur les communes, le contrôle sur les entreprises, le contrôle sur les médias, le désir de limiter la liberté d'expression, d'intervenir ou d'exercer des pressions sur le monde économique et d'abuser du pouvoir. En fait, le pouvoir autonome n'invente pas une gouvernance propre mais profite de la situation pour accroître son emprise sur la société. À cela s'ajoute une forte tendance à d'une part, imiter les institutions de la République et d'autre part, à recopier les textes métropolitains au lieu «d'inventer» des institutions ou des normes plus adaptées.

Bernard Rigo (professeur d'anthropologie à l'université de Nouméa), explique bien «les difficultés des pays océaniens à concilier exigences démocratiques et persistance des logiques océaniennes». Le rapport affectif entre le peuple et ses leaders politiques freine l'institutionnalisation et les réformes profondes pour sortir du «culte du cargo». Certes, c'est surtout en Mélanésie que sont développés les «cultes du Cargo» (le mouvement John Frumà Tanna au Vanuatu par exemple) mais ce culte est aussi présent en Polynésie avec l'espoir constant d'une aide extérieure à défaut de réformer la gouvernance.

Il est intéressant de noter que ni les autonomistes, ni les indépendantistes n'ont cherché à corriger le statut de la Polynésie afin de favoriser une bonne gouvernance. Mais, il ne s'agit pas pour l'État d'allouer des fonds supplémentaires mais de modifier les relations de pouvoir et le partage de compétences. Autrement dit, c'est par la répartition des pouvoirs de décision entre plusieurs acteurs, un accroissement des contrôles et la mise en place d'institutions indépendantes que l'on peut lutter contre le clientélisme, les risques de corruption et l'immobilisme. Mais la décision de revoir le partage du pouvoir ne peut être prise que par tous les acteurs, c'est-à-dire l'État et les élus polynésiens. Mais est-ce raisonnable de penser qu'un pouvoir, habitué à une surenchère statutaire excessive, pourrait renoncer à certaines de ses compétences?

Dr Sémir AL WARDI
Maître de conférences en science politique
Directeur du laboratoire GDI (EA 4240)
Université de la Polynésie française

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A colonial style for the palace of an autonomist president (© 2012 / Christine Regnault)
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A colonial style for the palace of an autonomist president (© 2012 / Christine Regnault)
Un style colonial pour le palais d'un président autonomiste
(© 2012 / Christine Regnault)
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septembre 2014
Semir Al Wardi
Maître de conférences, Université de la Polynésie française