Ce que la couverture médiatique de l’arrestation de Carlos Ghosn nous apprend des pratiques journalistiques au Japon

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Images of Carlos Ghosn's arret

Nous sommes le 19 novembre 2018. En quelques heures, les images de la police japonaise montant dans l’avion privé de Carlos Ghosn, tout juste arrivé à l’aéroport de Haneda à Tokyo, font le tour du monde. Ces images annoncent la chute de l’homme qui a dirigé pendant plus de quinze ans l’un des plus grands groupes automobiles mondiaux. Pour autant, on n’y voit pas Carlos Ghosn en personne. La vidéo montre en effet les inspecteurs montant dans l’avion et fermant les volets des hublots sans qu’on y aperçoive le principal suspect. La scène relève ainsi davantage de la suggestion, en faisant travailler l’imaginaire des téléspectateurs. Cette mise en scène fait naître quelques interrogations, dont on se servira comme point de départ de notre réflexion.

Une première interrogation concerne la manière dont les journalistes ont pu filmer cette scène. Les images ne viennent pas d’une chaîne de télévision, mais de la presse écrite. Les journalistes qui ont divulgué ce scoop disposaient donc de l’information sur l’arrestation à venir suffisamment en avance pour être en mesure de connaître le lieu et l’heure d’arrivée de l’homme d’affaires, et de cette manière, de préparer les caméras qui ont immortalisé le moment. La thèse de la divulgation complètement volontaire dans un objectif de communication détournée de la part des enquêteurs en charge (leak) nous semble peu probable. Si tel était le cas, l’ensemble des médias auraient été mis au courant, et la nouvelle aurait sans doute été placée « sous embargo » (accord entre les journalistes et une source institutionnelle sur la date de publication d’une information). Le plus probable est que les reporters de l’Asahi Shimbun ont eu vent de l’arrestation avant leurs concurrents. Cette information les aura mis en position de négocier leur exclusivité, en échange de la non-divulgation du scoop avant que l’avion n’atterrisse à l’aéroport (ce qui aurait pu faire échouer l’arrestation).

Enfin, quelle est l'identité des reporters à l’origine de ce scoop ? Cette question restera sans réponse. En effet, que cela concerne le premier article à avoir été publié en ligne sur le site Internet du quotidien trois heures après l’arrivée de l’avion, puis sa version papier publiée dans l’édition du lendemain matin (le 20 novembre), ainsi que la plupart des articles factuels concernant l’affaire publiés par la suite, on ne sait jamais qui sont les journalistes à l’origine des articles qui restent anonymes.

L’arrestation de Ghosn et sa médiatisation « spectacle » par les journalistes sont l’occasion de présenter un certain nombre de traits caractéristiques du journalisme au Japon. Trois points seront détaillés en particulier.

Un certain rapport aux sources : les investigations en clubs de presse

Dans ce type d’affaires, le gros des investigations est mené par des journalistes accrédités à une institution en particulier, en l’occurrence, le parquet de Tokyo. Leur travail consiste essentiellement à mener des investigations en interne de l’organisation, travail rendu possible par l’existence d’associations de journalistes appelées clubs de presse (kisha kurabu). Ces clubs sont tristement célèbres, car régulièrement critiqués pour leur caractère monopolistique et le frein qu’ils constituent à la liberté d’accès à l’information. En effet, seuls les reporters salariés d’une entreprise affiliée à l’Association des éditeurs de presse japonais (Nihon Shinbun Kyōkai) y ont accès, fermant ainsi la porte aux reporters de la presse magazine, aux freelances, ou aux médias étrangers.

Si l’auteur de ces lignes partage cette critique, il remarque aussi qu’on parle moins souvent de ce que les journalistes font vraiment à l’intérieur d’un club. D’un point de vue sociologique, les clubs de presse jouent un rôle central dans le système médiatique japonais. Pour reprendre une notion du sociologue américain Herbert Gans (2004), ils remplissent une fonction « d’amplificateur d’opportunité », en mettant en relation de manière quasi-permanente les journalistes et les sources institutionnelles. En dehors de leur dimension monopolistique, ce qui distingue ces clubs d’autres associations telles que le groupe couvrant la Maison Blanche ou la salle de presse de l’Élysée, c’est leur présence systématique sur l’ensemble du territoire (environs 800 clubs référencés).

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Inside a press club

Dans ces clubs, la plupart des journaux et chaînes de télévisions nationales disposent d’un espace de travail où sont présents 24 heures sur 24 un nombre plus ou moins élevé de reporters. Les journalistes accrédités sont soumis à une double logique. D’un côté, chaque entreprise se trouve sur un pied d’égalité du point de vue des annonces venant des institutions sources. Ces annonces vont constituer la majeure partie des informations publiées. De l’autre, un club est aussi une arène, où chaque média est en compétition avec les autres dans la course à l’exclusivité. Tout collègue devient ainsi un rival potentiel. L’objectif pour un reporter est d’établir une relation suffisamment solide avec une source, afin d’être le seul à disposer d’une information. En raison des très nombreuses interactions ayant lieu dans le huis-clos du club de l’institution couverte, la compétition est intense, et les oreilles des uns et des autres toujours grandes ouvertes sur ce qui se passe dans l’espace de travail du voisin.

L’organisation du travail et la question de l’identité de l’auteur d’un article

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Front page of the Asahi edition of 19th November 2018

Pour les médias les plus importants, comme la NHK (Nippon Hōsō Kyōkai, en français Compagnie de diffusion du Japon, unique groupe audiovisuel public japonais) ou la presse nationale, une dizaine de reporters peut être affectée en permanence à un club central comme celui du parquet de Tokyo. La division du travail y est particulièrement poussée, et les journalistes y opèrent de manière relativement autonome par rapport à leur rédaction. On y trouve d’abord des rubricards, chargés de faire le travail d’investigation à l’intérieur de l’institution source. Chacun s’occupe d’une section particulière telle que la Cour suprême, le bureau du procureur, ou encore la section d’investigation spéciale (tokubetsu sōsabu) qui s’occupe de l’affaire Ghosn.

Le travail se fait en équipe. Chaque reporter est ainsi chargé de ramener des morceaux d’informations sous forme de mémos (memo awase). Le travail de recoupement de l’information se fait encore principalement en interne. Un journaliste est ensuite chargé de rédiger la première version de l’article. Cette version sera elle-même relue et complétée par le chef d’équipe, qui dirige les reporters du média. Ce dernier est généralement un vétéran aux réseaux suffisamment étendus pour avoir accès aux hautes sphères du parquet et vérifier les informations recueillies. Dans tous les cas, les éditeurs et la direction en chef de la rédaction seront aussi là pour décider de la manière dont la nouvelle sera publiée dans les pages et en ligne.

Cette description rappelle le caractère fondamentalement collectif de cette activité professionnelle. Dans le cas japonais, la situation justifie que les articles soient très souvent anonymes dans les pages des journaux. L’autre raison de la forte présence de l’anonymat est la volonté des journalistes de brouiller au maximum les pistes menant à leurs sources en interne, afin de ne pas leur causer préjudice.

Une certaine culture professionnelle : le shakaibu journalism

Un dernier élément doit être identifié. Comme l’indiquent les pages dans lesquelles les articles relatifs à cette affaire ont été majoritairement publiés, ce scoop est à attribuer aux reporters du service Société de la rédaction, le shakaibu. En effet, malgré le caractère politique et économique de l’affaire, les malversations financières restent généralement la chasse gardée des journalistes de ce service. À la télévision comme dans la presse écrite, le service Société est souvent la partie de la rédaction la mieux dotée en ressources humaines (plus de cent reporters pour les grands médias). Il est chargé de couvrir les faits divers et les affaires criminelles, mais aussi les questions d’éducation. C’est aussi le premier service à intervenir lorsque survient un cataclysme naturel.

Les journalistes qui y travaillent bénéficient d’une reconnaissance professionnelle forte qui tranche avec la position moins prestigieuse de ce segment dans les médias en France, où le journalisme politique et les nouvelles internationales sont bien plus considérées. Rappelons d’abord que la grande majorité des jeunes reporters japonais commencent leur carrière en couvrant les affaires policières en région. Preuve qu’il s’agit d’une voie royale dans les organisations, quatre des présidents des principaux quotidiens ainsi que celui de l’agence de presse Kyōdō (équivalent japonais de l’Agence France Presse) sont issus de ce service.

Pour se rendre compte de l’importance de cette spécialité journalistique au Japon, on peut également regarder le rattachement des différents journalistes ayant gagné le prix de la Nihon Shinbun Kyōkai (équivalent japonais du prix Pulitzer) ces vingt dernières années. Le résultat est sans appel. Sur les 92 prix décernés dans la section édition (henshū bumon) entre 1997 et 2017, 52 ont été décernés à des reporters du shakaibu, contre 21 pour le service Photographie, et seulement 2 pour le service Politique, 4 pour le service Économie et 5 pour le service Nouvelles Internationales. S’ils n’ont pas remporté le prix cette année lors de l’édition 2019 le 4 septembre dernier, il ne fait aucun doute que les reporters du service Société de l’Asahi Shimbun faisaient partie des favoris pour l’obtention de cette précieuse reconnaissance. Ce sont finalement leurs collègues du shakaibu du journal régional Akita Sakigake Shinpō qui ont décroché la palme cette année.

Le scoop de l’arrestation de Ghosn nous a permis d’identifier certaines pratiques emblématiques du journalisme au Japon. Cependant, il faut rappeler le contexte économique auquel fait face la grande presse traditionnelle, au Japon comme ailleurs. À l’ère de la digitalisation des contenus et des formats et du non-renouvellement du lectorat traditionnel, les ressources économiques disponibles diminuent. Or, les investigations de ce type nécessitent des moyens humains considérables. Les entreprises capables d’accréditer une équipe entière à la couverture permanente du club d’une institution sont de moins en moins nombreuses. Par ailleurs, la course au scoop, tout en restant une source de reconnaissance professionnelle considérable pour les journalistes, ne constitue plus le principal moyen de distinction d’un journal par rapport à ses concurrents. L’avenir est donc incertain pour ce qui a longtemps fait la force des grands médias d’information japonais.

César Castellvi - Postdoctorant (Inalco), Jeune chercheur associé (Centre de recherche sur le Japon de l’EHESS)


Références

Castellvi César, "Quel avenir pour la presse japonaise ? Réflexions sur un modèle original et ses limites", Japon Pluriel, n°12, Éditions Picquier, p. 661-671.

Castellvi César, Le journaliste et son entreprise au Japon : étude sociologique du travail et des carrières dans un modèle professionnel en mutation, Thèse de doctorat en sociologie, EHESS, 2018, 540 p.

Castellvi César, "Signer pour survivre ? La signature du journaliste au cœur des transformations de la presse japonaise", Terrains & Travaux, ENS Paris-Saclay, n°30, 2017, p. 55-77.

Freeman, Laurie Anne, Closing the Shop: Information Cartels and Japan’s Mass Media, Princeton University Press, 2000, 280 p.

Gans Herbert, Deciding what’s news: A Study of CBS Evening News, NBC Nightly News, Newsweek, and Time, Northwestern University Press, 2004, 416 p.

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Constance Sereni
Senior Research and Teaching Assistant, Japanese studies, University of Geneva