Cholon : une « petite Chine » au cœur de Saigon

Pour le voyageur qui débarque aujourd’hui à Ho Chi Minh-Ville, Cholon évoque avant tout un des quartiers de la ville, correspondant grosso modo au cinquième arrondissement (quận 5) et jouxtant les arrondissements centraux. Cette apparente banalité masque cependant le destin hors du commun de ce qui fut longtemps une ville à part entière dont l’émergence à la fin du 18e siècle est liée à la révolte des Tây Sơn en lutte contre les Nguyễn. Ces derniers, seigneurs du Sud, se partageaient le territoire vietnamien avec les Trịnh, seigneurs du Nord, chacune des deux familles affirmant régner au nom de l’empereur Lê et dans le respect de la suzeraineté de la Chine sur le pays. C’est dans ce contexte troublé qu’un groupe de Chinois de Biên Hòa (localité située au nord de l’actuelle Ho Chi Minh-Ville) dû fuir, en 1779, les attaques des rebelles. Ils se réfugièrent en bordure d’un cours d’eau (le futur «arroyo chinois») situé non loin d’une petite cité vietnamienne du nom de Saigon (éponymede la rivière Sài Gòn) et y fondèrent une bourgade qui deviendra Cholon (Chợ Lớn, signifiant en vietnamien «le grand marché»). Saigon et Cholon vont dès lors connaître deux destins parallèles. L’installation des Français à partir de 1859 va favoriser la mise en réseau progressive des deux cités à travers la construction de deux routes puis d’une ligne de tramway en même temps qu’étaient aménagées les berges de l’arroyo reliant les deux villes. Cholon gardera longtemps son autonomie jusqu’à la création en 1931 d’une entité urbaine unique appelée «Saigon-Cholon», appellation qui sera simplifiée en «Saigon» en 1956. Si cette intégration unifia les deux villes sur le plan administratif, elle ne fit pas pour autant disparaître les particularités ethniques et culturelles de Cholon.

Une cité bâtie par des Chinois

On ne saurait en effet parler de Cholon sans revenir sur l’histoire des Chinois du Vietnam (Hoa) dont le nombre s’est progressivement accru au gré des migrations liées aux avatars de l’histoire de Chine. La première immigration d’importance en Cochinchine eut lieu suite à la chute de la dynastie Ming en 1644 et l’arrivée au pouvoir des Qing. Pour assurer leur pouvoir, ces derniers durent au cours des années qui suivirent réprimer plusieurs révoltes, provoquant l’exil de milliers de soldats, mandarins, lettrés, moines bouddhistes, restés fidèles à l’ancienne dynastie. Parmi eux, un groupe de 3000 hommes sous la direction de deux généraux chinois, Dương Ngạn Địch (Yang Yandi, 楊彥迪) et Trần Thượng Xuyên (Chen Shangchuan, 陳上川), proposa en 1679 ses services au roivietnamien Nguyễn Phúc Tần installé à Hué. Celui-ci les poussa à s’installer en Cochinchine qui relevait à l’époque du royaume khmer, comptant sur leur présence pour y renforcer son influence. Ils y fondèrent plusieurs bourgades dont celle de Biên Hòa et contribuèrent de manière décisive au développement de l’agriculture, en particulier de la riziculture. Par la suite, la révolte des Taiping (1851-1864) provoqua l’arrivée de nouveaux réfugiés qui vinrent encore grossir le nombre de Chinois en Cochinchine. A leur arrivée en 1859, les Français découvrirent cette communauté chinoise solidement implantée à Cholon. Comprenant le bénéfice qu’ils pouvaient tirer d’une collaboration avec elle, ils l’organisèrent en cinq congrégations correspondant chacune à un groupe géodialectal spécifique et la laissèrent s’administrer elle-même notamment pour ce qui était des propriétés collectives (hôpitaux, cimetières, écoles). De leur côté, les autorités coloniales traitaient des diverses questions économiques, légales et fiscales directement avec les représentants de la communauté. Cette organisation permit aux Hoa de conserver leur spécificité et, dans ce contexte très favorable, de développer pleinement leurs diverses activités économiques. La fin de la colonisation et l’émergence du Sud-Vietnam ne changea pas fondamentalement leur situation. En dépit des pressions du gouvernement de Saigon visant à les «vietnamiser», ils surent conserver leur autonomie, renforçant même leur emprise sur l’économie sud-vietnamienne. Toutefois, la défaite de 1975 et la réunification du Vietnam sous l’égide de Hanoi changea radicalement la donne. Considérés comme inassimilables dans le nouveau Vietnam socialiste, les Hoa firent l’objet de pressions répétées jusqu’à la crise de 1978 qui les poussa à fuir le pays, la plupart comme boat people et dans des conditions souvent dramatiques. Si le nombre exact de ces réfugiés n’est pas connu, on considère que l’exode concerna au moins 500000 dont la majeure partie trouva refuge en Australie, en Europe et en Amérique du Nord. En 1986, les autorités vietnamiennes initièrent une politique de renouveau (Chính sách Đổi Mới) visant à encourager les investissements des Vietnamiens de l’étranger (Việt kiều). Un temps prudents, ceux-ci, parmi lesquels des Hoa, reprirent pied dans leur pays d’origine tout en conservant une marge de sécurité dans leurs pays d’accueil.

Un centre économique majeur

Pendant deux siècles, Cholon s’est distinguée par son rôle économique, perceptible jusque dans son nom. L’activité de ses habitants était en effet essentiellement tournée vers le négoce, activité qui prit de l’ampleur en raison de plusieurs facteurs: l’arrivée des Français, l’accroissement de la communauté chinoise, sa solidarité interne ainsi qu’une réglementation coloniale favorable. Les Hoa étaient très présents dans les secteurs agricole, de la construction navale (jonques), du bois (scieries, menuiseries…), de l’industrie du papier, du textile, du charbon, des métaux (étain, aluminium, fer) ainsi que dans l’artisanat. Ils exerçaient en outre une domination particulière sur le secteur rizicole. C’est à Cholon en effet qu’aboutissait la plus grande partie du riz produit en Cochinchine. Grâce à un réseau bien structuré, les Chinois contrôlaient toute la ligne de production à l’exception de la culture elle-même, assurée par des paysans vietnamiens. Le riz était directement acheté aux producteurs par des intermédiaires chinois, envoyé à Cholon, traité et entreposé par des grossistes avant d’être acheminé via l’arroyo jusqu’au port de Saigon puis, de là, exporté vers l’étranger. Si la crise de 1978 a mis un coup d’arrêt à cette intense activité, la politique de renouveau de 1986 a encouragé les Hoa à tenter un retour au Vietnam. Ils ont dû toutefois s’adapter à un nouveau contexte économique ainsi qu’au changement de la configuration ethnique de Cholon, une partie des habitants Chinois ayant été remplacée par des Vietnamiens. Ces obstacles n’ont cependant pas empêché nombre d’entre eux de développer avec succès de nouvelles affaires.


L’arroyo chinois vers les années 1910
source : virtual-saigon.net

Il existe aujourd’hui encore différents lieux qui témoignent de cette période. Deux d’entre eux, le marché Bình Tây et l’arroyo chinois, méritent une attention particulière car ils ont connu des destins très différents. Le grand marché Bình Tây a été financé par un mécène chinois du nom de Quách Đàm. Inauguré en 1930, il a traversé toutes les vicissitudes de l’histoire récente du Vietnam sans jamais cesser son activité. Cette vaste construction carrée compte aujourd’hui plus de 2300 stands tenus en grande partie par des commerçants chinois et où sont vendus aliments, épices, textiles et objets divers. Très animé, le marché reste, comme à l’époque coloniale, l’un des centres importants de l’activité économique du quartier. L’arroyo chinois, de son côté, fut tout au long du 20e siècle le cordon ombilical reliant Cholon à Saigon. C’est par cette voie que transitaient toutes les denrées et marchandises commercialisées depuis Cholon. Cette intense activité était marquée par la présence d’innombrables jonques servant d’habitation ou destinées au transport. Sur ses berges, densément bâties, se dressaient de nombreux entrepôts, rizeries ainsi que divers bâtiments industriels, témoins de la vitalité économique de cet axe fluvial. Cependant, le départ des Hoa en 1978, le développement du réseau routier dans les années 2000 puis le réaménagement des berges ont mis fin au rôle économique de l’arroyo devenu aujourd’hui un espace aquatique déserté, sans fonction urbaine précise.


Le marché Bình Tây vers les années 1950
source : virtual-saigon.net


Le marché Bình Tây en 2014
© Laurent Gédéon


L’embouchure de l’arroyo chinois en 1929
source : virtual-saigon.net

L’embouchure de l’arroyo chinois en 2014
© Laurent Gédéon

Cholon dans l’imaginaire colonial

Évoquer Cholon, c’est réveiller un imaginaire endormi qui renvoie à la longue présence coloniale française en Indochine, plus précisément à Saigon, longtemps appelée la «perle de l’Extrême-Orient». Dans ce contexte, Cholon était perçue comme «la ville chinoise», un lieu d’amusement et de plaisirs où l’on allait s’«encanailler». La cité était aussi porteuse d’une promesse d’exotisme tournée vers la Chine, certes géographiquement proche mais difficilement accessible et mystérieuse pour nombre de colons et de Vietnamiens. Se rendre à Cholon, permettait donc de «rêver» la Chine à travers le quartier chinois. De ce passé révolu surgissent quelques noms qui furent longtemps familiers aux Français de la colonie tels le casino «Le Grand Monde» ou les cabarets l’«Arc-en-Ciel» et le «Palais de Jade».


La rue de Canton vers les années 1910
source : virtual-saigon.net

Une spécificité qui perdure

Cholon demeure aujourd’hui une étape incontournable des tour-operators à Saigon. Les guides promettent «une immersion dans le quartier chinois» à travers une rapide visite du marché Bình Tây et celle de quelques temples. Mais l’essence du quartier est complexe et ne se laisse pas appréhender si aisément. Discret en raison des événements passés, le caractère chinois de Cholon n’en est pas moins réel. Mais pour le saisir, il faut faire preuve de tact, observer avec attention les devantures des magasins, le rechercher au fond des échoppes ou dans d’étroites venelles, l’identifier dans des patronymes dont certains ne sont portés que par les Sino-vietnamiens, l’entendre dans les chansons chinoises qui résonnent parfois jusque dans la rue ou à travers des bribes de conversation où le vietnamien laisse parfois place au cantonnais. Le visiteur qui se sera ainsi donné le temps d’apprivoiser Cholon s’en verra récompensé par des rencontres humaines et la découverte de richesses ignorées qui l’amèneront à toucher l’âme d’une cité à part, au carrefour de deux cultures.

Laurent Gédéon
Maître de conférences en géopolitique à l'université catholique de Lyon
et chercheur à l'Institut d'Asie Orientale
(UMR 5062, ENS Lyon/Lyon 2/IEP Lyon).
Ses recherches se développent sur deux axes :
- La ville de Ho Chi Minh-Ville et son quartier chinois, Cholon
- La géostratégie maritime de la RPC et les enjeux
qui en découlent en Asie-Pacifique.
Il est également codirecteur du projet
Virtual Saigon : http://virtual-saigon.net/

Contact : laurent.gedeon@ens-lyon.fr

Bibliographie

Laurent Gédéon, « Les Hoa du Vietnam, un exemple d’interculturalité complexe », Etudes Interculturelles, 1/2008

Laurent Gédéon, « Le rôle économique des minorités chinoises en Asie du Sud-Est : le cas des Hoa du Vietnam », Etudes Interculturelles, 3/2010

Jean-Michel de Kermadec, Cholon, ville chinoise, Société Asiatique d’Editions, Saigon, 1955

Gontran de Poncins, D’une ville chinoise, Ed. André Bonne, Paris, 1958 (réédition par Actes Sud en 1994 sous le titre Une ville chinoise)

Tsai Maw-Kuey, Les Chinois au Sud-Vietnam, Bibliothèque nationale, Paris, 1968

Mots clés
Chinois, Cholon, Hoa, Saigon, Ho Chi Minh-Ville, Vietnam

Illustrations compléméntaires :


Autre vue de l’embouchure de l’arroyo chinois, décembre 2014
© Laurent Gédéon


Petites échoppes, avenue Trần Hưng Đạo, décembre 2014
© Laurent Gédéon


Une venelle, rue Tống Duy Tân, décembre 2014
© Laurent Gédéon


Petites échoppes, rue Hồng Bàng, décembre 2014
© Laurent Gédéon


Pagode taoïste de Bà Thiên Hậu, rue Nguyễn Trãi, décembre 2014
© Laurent Gédéon


Pagode taoïste de Bà Thiên Hậu au début du 20e siècle
source : virtual-saigon.net

Coordination du numéro : Aurélie Varrel, Myriam de Loenzien
Responsable éditoriale : Céline Bénéjean celine.benejean@cnrs.fr

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août 2018
celine Benejean
Maître de conférences en géopolitique, université catholique de Lyon, IAO