Contrôle social en Chine contemporaine
Contrôle social en Chine contemporaine
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En mai 2013, l’acte de vandalisme du jeune Ding Jihao, 14 ans, à Luxor (Egypte) est l’occasion pour les media chinois de raviver un débat, récurrent ces trente dernières années, sur le supposé bas degré de « civilisation » (wenming 文明) de la population chinoise en général, et des touristes chinois en particulier. Et, bien que cet incident éclaire davantage sur les manières d'être et d'agir de l’homo touristicus, toute considération nationale mise à part, la conclusion est vite tirée par les media et les acteurs politiques chinois : eu égard aux fréquents incidents ayant impliqué, en Chine comme à l’international, des touristes chinois dans des comportements considérés comme « non civilisés » (bu wenming 不文明) et ternissant l’image de la Chine, il parait nécessaire d’améliorer la « civilisation spirituelle » (jingshen wenming 精神文明) de la population chinoise.
Mais qu’entend-on alors par « civilisation spirituelle » ? Qu’est-ce que le terme wenming 文明 signifie-t-il réellement ? Et, d’une manière plus générale, comment ces concepts sont-ils devenus en Chine contemporaine des instruments de contrôle social ?
Le terme wenming 文明, présent en chinois classique pour exprimer le caractère « avisé » ou « talentueux » d’une personne, est utilisé à partir des années 1860, par emprunt au japonais, pour traduire le concept occidental de « civilisation » qui, dans le lexique politique de l’époque, exprimait tout autant ce qui caractérisait la vie culturelle et matérielle d'une société humaine que l’action même de « civiliser », c’est-à-dire de conformer une population à des mœurs et une culture considérée comme supérieurs. Synonyme de modernité, le concept de « civilisation » s’opposait alors à la barbarie et permettait par ailleurs de justifier opportunément l’entreprise coloniale et « civilisatrice » européenne.
Si l’on retrouve le terme wenming 文明 à l’œuvre en Chine dans les différents projets politiques de transformation de l’individu et de construction du citoyen à la fin du XIXe siècle et tout au long du XXe siècle, ce n’est qu’au début des années 1980 que ce terme prend une dimension centrale, avec l’introduction par Deng Xiaoping du double concept de « civilisation spirituelle » (jingshen wenming 精神文明) et de « civilisation matérielle » (wuzhi wenming 物质文明). Apparu pour la première fois en 1978 lors du troisième Plénum du onzième Comité central (qui marque le lancement des réformes économiques de Deng Xiaoping), ce couple de wenming 文明 poursuit l’objectif d’orienter le pays vers une économie de marché (l’établissement d’une « civilisation matérielle »), un tournant radical avec le système d’alors qu’il s’agira de tempérer et d’accompagner par le maintien, chez l’individu, d’une pensée politique, d’un état d’esprit et d’un comportement idéologiquement corrects et moralement irréprochables (ce qui suppose d’engager la population chinoise dans un processus de « civilisation spirituelle »). Ainsi, si la « civilisation matérielle » signifie essentiellement le développement de la production et de la consommation de marchandises à même d’élever la population chinoise au stade de la modernité matérielle, « la civilisation spirituelle », elle, représente la modernisation morale et culturelle du citoyen chinois, l’inculcation d’une « moralité socialiste moderne assez solide pour affronter les nouveaux défis de l’économie socialiste de marché » (Dynon, 2008, p.84).
Car le développement de la « civilisation matérielle », c’est-à-dire la transition de l’économie chinoise vers une économie de marché, quand bien même socialiste (le modèle économique chinois sera par la suite rapidement qualifié d’« économie socialiste de marché »), entraîne des conséquences sociales brutales, parmi lesquelles la disparition progressive du rôle providentiel de l’Etat, mais également la mise au chômage d’une partie de classe ouvrière et l’accroissement de l’exode rural, autant de populations précarisées qu’il faut encadrer et discipliner. Ce sont donc ces déséquilibres que le processus de « civilisation spirituelle » de la population chinoise est censé réguler, en établissant notamment un cadre moral vertueux doublé d’un discours moralisateur dont l’objectif est de contrôler (essentiellement) les classes paupérisées en réclamant d’elles un comportement exemplaire et respectueux de l’ordre établi et une implication sans faille dans le projet de développement économique de la Chine.
Ainsi, dans les grandes villes chinoises à partir du milieu des années 1990, et alors que les autorités chinoises se retrouvent contraintes d’encadrer un nombre croissant d’individus défavorisés par les réformes (notamment les populations rurales migrantes en ville et dont la force de travail a ensuite considérablement nourri le « miracle économique » chinois) ou désœuvrés (les millions d’ouvriers mis au chômage par la restructuration des entreprises publiques), sont mises en place les premières « Chartes de civilisation » (wenming gongyue 文明公约), dont les préceptes s’imposent en priorité aux nombreux migrants et autres populations indigentes venues faire fonctionner la croissance chinoise dans les chantiers immobiliers des grandes métropoles.
« Charte de civilisation des habitants de Pékin », T. Boutonnet, Pékin, 2009.
Le texte énonce les préceptes suivants : « 1. [Le citoyen “civilisé”] aime ardemment la patrie, aime ardemment Pékin, promeut l’harmonie de la nation et préserve sa stabilité. 2. [Le citoyen “civilisé”] aime ardemment le travail, aime son poste et respecte sa profession, est honnête, loyal et fait montre d’abnégation et de frugalité. 3. [Le citoyen “civilisé”] respecte la loi et se conforme à la discipline, préserve l’ordre public, se dévoue courageusement pour de justes causes et fait preuve de droiture et d’intégrité. 4. [Le citoyen “civilisé”] embellit la cité, se soucie de l’hygiène, promeut les espaces verts de la capitale et protège l’environnement. 5. [Le citoyen “civilisé”] se soucie de la collectivité, respecte le bien public, se dévoue à l’intérêt public et protège le patrimoine culturel. 6. [Le citoyen “civilisé”] prône la science, respecte les enseignants, se perfectionne sans ménager ses efforts et élève sa qualité. 7. [Le citoyen “civilisé”] respecte les personnes âgées et aime les enfants, aime le peuple et supporte l’armée, respecte les femmes et aide le pauvre et le faible. 8. [Le citoyen “civilisé”] se débarrasse des vieilles habitudes, a une vie saine, adhère au planning familial et maintient sa forme physique. 9. [Le citoyen “civilisé”] a des manières civilisées, accueille les hôtes avec politesse, est généreux et magnanime et prend plaisir à aider les autres ».
Ces chartes, affichées en pleine rue et dans la majorité des lieux publics, dispensent d’une ville à l’autre des règles de conduite similaires et normatives ; et si certains points relèvent des règles de vie en collectivité (protection de l’environnement, respect du bien public), d’autres constituent une véritable incursion dans les dispositions morales et intellectuelles des individus (aimer le travail, aimer ardemment la patrie, élever sa “qualité”) : plus qu’une définition des bonnes manières du citoyen modèle, ces chartes déclinent tout un ensemble de valeurs, un cadre moral auquel les individus sont censés se conformer afin de favoriser l’édification d’une « civilisation matérielle ».
Certes, l’écart est souvent considérable entre le discours et son effet performatif (effet que cette contribution n’a d’ailleurs pas pour objectif d’étudier), mais, au travers de cette charte, on comprend que wenming 文明 en Chine contemporaine sert un projet d’éducation civique et morale du citoyen. Ce terme est par ailleurs régulièrement mobilisé pour stigmatiser ou, au contraire, promouvoir des comportements, des attitudes ou des positions que le pouvoir chinois considère comme corrects et convenables dans le contexte social. En ce sens, wenming 文明 désigne tout autant un ensemble de valeurs morales (politesse, civilité, éducation, bonne manières, hygiène) que le processus de normalisation et de mise en conformité des mœurs, des pratiques et des valeurs morales de l’individu à l’aune de celles des classes supérieures et de l’élite urbaine (le « processus de civilisation » que décrit Norbert Elias).
Ce concept de « civilisation spirituelle » s’est ainsi vu décliné dans un grand nombre de campagnes de mobilisation de masse ou d’éducation civique (la lutte contre la « pollution spirituelle » de 1983, les « huit honneurs et des huit hontes » de 2006 ou la campagne de préparation aux Jeux Olympiques de 2008, pour n’en citer que quelques-unes) et, comme l’indique Léo Kloeckner, ces « campagnes de construction de la civilisation spirituelle sont l’occasion de produire des discours très injonctifs et d’opérer une mobilisation de la population sur le registre de l’amélioration de soi. Les campagnes de civilisation spirituelle sont ainsi devenues, avec le programme de la ville civilisée de la nation, de véritables leviers de contrôle social et de transformation des comportements » (Kloeckner, 2012). Et, de fait, depuis les années 2000, wenming 文明 est également devenu un des concepts centraux de l’action publique (comme en témoigne, par exemple, le concours des « Villes civilisées » initié en 2005) et de la politique intérieure chinoise, et fait d’ailleurs officiellement partie des douze « valeurs centrales du socialisme », lancées en 2007 en opposition à ce que le Parti communiste chinois appelle les « valeurs occidentales ».