Faut-il empêcher les pauvres de détruire la planète pour vivre en paix ?

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Mots clefs: environnement, violence, changement climatique en Inde, néo-malthusianisme, think-tank, réfugiés climatiques

Figure 1 : Projection des températures moyennes "au bulbe mouillé" en Asie du Sud, (avec une humidité saturée), en (B) entre 1976 et 2005, en (C) entre 2071 et 2100 avec une température supérieure de 2.25 Celsius en moyenne, en (D), entre 2071 et 2100 avec une élévation de 4.5 Celsius de température moyenne.
Une température de 31 degrés au "bulbe mouillé" est considérée comme dangereuse, une température de 35 degrés au "bulbe mouillé" est fatale en quelques heures. Sources: (Im, Pal, and Eltahir 2017)

Les informations sur la dégradation de l’environnement en Inde sont plus inquiétantes chaque semaine. Le confinement des derniers mois a rendu l’air des grandes villes de nouveau respirable, et leur degré de pollution habituel, en grande partie automobile, d’autant plus manifeste. Un cyclone a frappé la côte est, un autre, inhabituel en cette saison, la côte ouest, et des nuages de crickets ont dévasté les récoltes au centre du pays. Des vagues de chaleurs de plus en plus importantes menacent de rendre inhabitables les parties les plus chaudes du pays, comme le Rajasthan, et Delhi. La température «au bulbe-mouillé», (voir Figure 1), c’est-à-dire la température mesurée en incluant le refroidissement par évaporation — et donc in fine la capacité de refroidissements des mammifères par transpiration — dépasse des seuils critiques. Malgré l’instabilité climatique grandissante, les dégradations environnementales ne cessent pas. L’inquiétude monte au sujet de la viabilité des modèles d’échange que nous connaissons. Les inégalités, la submersion programmée d’une partie des terres agricoles comme des zones urbaines côtières, la baisse des récoltes, sont perçus comme des facteurs annonciateurs d’une future déstabilisation des États qui amènerait directement à des cycles de violence en Inde comme ailleurs. Je propose au contraire d’affirmer que la violence et les dégradations environnementales font cause commune. En Inde, cette violence, qui accompagne le développement économique, s’abat en particulier sur les plus pauvres parmi lesquels on trouve les populations tribales, les Adivasis, qui forment environ 8% de la population du pays (voir Figure 2, Figure 3 et Figure 5), ainsi que sur les Dalits (ceux qui étaient appelés les «intouchables») qui en forment 16%.

Figure 2 : Village Adivasi dans l’État de l’Odhissa, dans une forêt qui sera submergée par un barrage.
Source : Auteur, 2017.

Figure 3 : Les bergers de Ladakh font partie des populations tribales de l’Inde.
Photo : Clara Chevalier, 2016.

Je prends un exemple tiré de la «littérature grise» en l’occurrence des écrits qui ne sont pas d’origine académique mais proviennent de think-tanks, et qui sont destinés aux décideurs. Je montre comment s’y construit un discours qui postule un lien entre dégradation environnementale et violence, tout en faisant porter la responsabilité de celles-ci, non pas sur le mode de production et d’échange de biens, mais sur les plus pauvres. Ces derniers sont pourtant les premières victimes du réchauffement climatique comme des autres dégradations environnementales. Ce sont eux qui verront les premiers leurs choix de vie se réduire, eux qui seront peut-être déplacés de force, contraints à la migration, ou affamés par le renchérissement des denrées causé par la baisse des rendements agricoles. Le titre volontairement provoquant de cet article rend visible l’inanité du discours qui leur fait porter la responsabilité de ce qui les frappe.

En l’espèce, l’exemple pris est issu d’un rapport du Global Military Advisory Council on Climate Change: «Climate Change & Security in South Asia», rédigé par trois anciens hauts gradés des forces armées indiennes, pakistanaises et bengalies (Ghali et al. 2016). Le rapport s’empare de la cause de l’environnement et militarise le problème, c’est-à-dire qu’il tend à apporter aux questions posées par le réchauffement climatique ou la destruction des ressources des réponses en termes de préparation militaire. Ce n’est pas négatif si les armées sont chargées d’opérations de secours dans les catastrophes environnementales, comme lors du cyclone Fani dans l’Odisha en 2018. Cela peut l’être, si la préparation militaire tient lieu de politique environnementale, ou si cette préparation ne pense l’adaptation que sous la forme de violences à venir. Et dans ce cas les dégradations environnementales sont perçues comme génératrices de violences multiples qui peuvent aller jusqu’à la guerre et auxquelles il faut pouvoir répondre, ainsi que de situations de secours aux populations qu’il faut pouvoir anticiper. L’Inde étant un pays fédéral (voir Carte 1) c’est l’armée et les forces de police «centrales» qui sont déployées dans ces derniers cas pour porter assistance aux autorités locales, comme elles le sont d’ailleurs pour sécuriser les installations minières ou pour réprimer les révoltes qui régulièrement agitent les forêts indiennes, notamment celles de l’État de Chhattisgarh (Carrière 2020).


Carte 1 : Carte politique de l'Inde. Source: Rajeshodayanchal at Malayalam Wikipedia
Source: https://commons.wikimedia.org/wiki/File:India-map-en.svg

Je propose une traduction en français d’un passage de ce rapport:

«Il a été dit que ‘la pauvreté est la plus grande source de pollution’ car les pauvres n’ont rien d’autre que leur environnement immédiat à exploiter pour vivre. Comme les impacts du changement climatique vont directement affecter cet environnement par les sécheresses, l’érosion, le manque d’eau, il y a un risque croissant de sur-exploitation, de migrations induites et une demande croissante de maintien de l’ordre, ce qui entraîne des conflits. Le serpent se mordrait la queue si la réduction de la pauvreté se faisait au prix par exemple de la couverture forestière, élément essentiel de l’adaptation contre le (sic) changement climatique.» (Ghazi, Muniruzzaman, and Singh 2016, 18)[1]

Ce paragraphe est particulièrement révélateur, et montre en peu de mots l’enchaînement d’idées que l’on retrouve dans des pans entiers de cette littérature grise. Examinons-le attentivement.

La première phrase de ce texte est tirée d’un discours d’Indira Gandhi à Stockholm en 1972, mais le texte ne le mentionne pas et change le sens de ces mots, qui à l’époque appelait à un développement économique responsable. Premièrement, si les pauvres polluent parce qu’ils n’ont que leur propre environnement à exploiter, on peut en déduire que les riches préservent le leur en exploitant celui des autres. C’est d’une certaine façon l’essence de ce que l’on peut appeler le colonialisme environnemental. D’une part, les pauvres ne peuvent faire gérer par d’autres les conséquences de leurs styles de vies, comme le traitement des déchets. D’autre part, on note également que les trois auteurs présupposent que l’exploitation d’environnements lointains n’est pas la cause de la pollution. Enfin, et surtout, ils n’interrogent pas les causes macro-économiques ou historiques de la pauvreté, qui résident dans l’exploitation des ressources des plus pauvres au profit des plus riches. La mise en accusation des plus pauvres renvoie aux théories néo-malthusiennes. Celles-ci voient dans la croissance des populations, particulièrement les plus pauvres, un risque pour la planète, sans interroger les différences d’impact entre les styles de vie des populations les plus riches et ceux des populations les plus pauvres.

Deuxièmement, les auteurs énumèrent certains des impacts déjà visibles du changement climatique, de l’érosion des sols et du manque d’eau. Ils passent de ce constat au risque croissant de sur-exploitation. Mais n’est-ce pas plutôt la sur-exploitation qui génère l’érosion? Bien sûr ici le propos est très général, mais le passage par des cas particuliers tend à étayer l’hypothèse inverse: c’est bien la destruction des forêts par l’industrie du bois et l’abattage illégal qui favorise l’érosion au Rajasthan, et non l’érosion qui cause la surexploitation. De fait, la surexploitation et les dégradations environnementales vont de pair, comme le recours massif aux pesticides ou les brûlis des champs dans l’Haryana.

En revanche, il n’est pas absurde de penser avec les trois auteurs de ce rapport que la dégradation des sols entraîne une migration, cela s’observe. En Inde, les migrations entre campagnes et villes sont communes, mais il s’agit souvent moins d’un départ définitif que d’un moyen de conserver les terres et un style de vie en partant en ville chercher le travail complémentaire qui manque au village, pour mieux revenir. Par exemple, neuf dixièmes des quarante gardiens de sécurité privé que j’ai interrogés à ce sujet durant mes recherches de thèse à Delhi étaient originaires d’un autre État. Près de la moitié d’entre eux était originaire de l’état rural et pauvre du Bihar. La migration temporaire est une solution d’adaptation, certainement pas un danger: à Delhi elle fournit aux riches la main d’œuvre nécessaire à leurs désirs, dont celui de sécurité et d’exclusivité (Carrière 2018). L’exode rural existe bien entendu également, et il est bien alimenté par la misère rurale et les déplacements de populations aux profits des projets industriels, comme dans la vallée de la Namrada (voir Figure 4) où la construction de barrages a déplacé des dizaines de milliers de personnes.

Figure 4: En attendant le déluge.
Source: Down To Earth, «As Sardar Sarovar dam's gates get shut, 192 villages fear submergence» Jitendra, (2018)

Le barage Sardar Sarovar devrait submerger 192 villages lorsqu’il sera rempli a capacité. Depuis le début de la construction en 1987, le barrage a noyé 244 villages et forcé le déplacement de 250000 personnes.

Les migrations, en Asie du Sud en tout cas, ne génèrent pas de conflits internationaux: il ne s’agit jamais d’une invasion. L’Inde a clôturé sa frontière avec le Bangladesh, et régulièrement des malheureux trouvent la mort le long de ces barbelés. Les protestations du Bangladesh ne mènent pas à un ultimatum. De fait, la question des migrations climatiques reste ouverte. En Inde continentale, il est délicat dans la plupart des cas d’attribuer le choix de la migration au changement climatique, plutôt qu’aux conditions économiques, au moins avant quelques années — la montée du niveau de la mer s’accélère, et le cas des îles Salomon disparues est encore l’exception. Surtout, la décision de migrer dépend du capital social, humain et économique des individus concernés. On ne peut donc pas, comme le font Ghazi, Muniruzzaman, et Singh, passer de l’immigration aux conflits en supposant une causalité évidente de l’une à l’autre sauf à reproduire le sombre imaginaire raciste et identitariste du Camps des Saints (Raspail [1973] 2016), et à délaisser une approche scientifique rigoureuse, et toute politique rationnelle. Dans son livre publié une première fois en 1973, devenu classique à l’extrême droite, Jean Raspail imagine l’arrivée sur les côtes européennes d’un million de migrants originaires d’Asie du Sud qui détruisent l’Europe en exigeant d’en partager les richesses. L’image de migrants en grandes colonnes de malheureux frappe l’imagination. En Inde, elle ne renvoie pas aux réalités des migrations climatiques, mais aux images de la Partition de 1947: dans ce cas comme dans d’autres, ce sont bien les violences qui ont provoqué le départ des réfugiés, et non les réfugiés qui ont provoqué la violence.

Enfin, les trois officiers notent que la réduction de la pauvreté ne doit pas se faire «aux dépens, par exemple, de la couverture forestière». La réduction de la pauvreté est évidement souhaitable. Mais en Inde, la réduction de la couverture forestière est allée au contraire de pair avec l’appauvrissement des populations, souvent tribales, qui y vivent. Pour simplifier une géographie comme une démographie particulièrement complexe, on peut dire que les forêts indiennes sont le lieu de vie des Adivasis, qui revendiquent d’être les premiers habitants du sous-continent. Ils sont les victimes de discriminations systématiques depuis la colonisation britannique. L’exploitation du bois depuis l’époque coloniale, réalisée aujourd’hui par les industries extractives ou papetières (Benbalaali 2018), s’est toujours faite dans la violence, et en utilisant la force face aux oppositions. Les forêts ne doivent pas être comprises comme une ressource vide, ou gênante pour l’exploitation d’une autre, mais comme un espace habité par des individus qui l’aménagent. Si la destruction de l’environnement et la pauvreté peuvent aller de pair, on peut proposer à contrario que l’intégration de ces populations dans la société indienne, ainsi que le respect de leur gestion de l’environnement, permette de mieux protéger les forêts.

Figure 5 : Chasseur Adivasi dans l’Odisha. Photo: Jagdish Singh, 2017

L’argument employé par l’Inde, jusqu’à une époque récente, dans les négociations pour le climat, était de refuser les restrictions sur l’utilisation du charbon au motif que sa croissance économique, et donc le niveau de vie de sa population, en dépendait. Elle ajoute n’être responsable que d’une infime partie des gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle (1850): 3%, à comparer aux États-Unis qui ont émis 27% de ces gaz (Agarwal and Narain 2003).

La réponse à l’urgence environnementale — chaque jour plus impérieuse — dépend de choix politiques à toutes les échelles, et la réduction des gaz à effet de serre comme l’adaptation peuvent être d’autant plus difficiles et violentes si elles sont guidées par une méconnaissance des enjeux ou par une «course à l’armement environnemental» qui les militariserait. En effet, ce n’est pas la pauvreté qui est à la source des dégradations environnementales, ni celles-ci de la violence, mais un système d’exploitation qui produit les deux. Il importe de mettre en cause les sources de la pauvreté comme des dégradations environnementales sans faire peser sur leurs premières victimes la responsabilité d’un système dont elles ne bénéficient même pas.

Damien Carriere

Post-doctorant “résident” à l’IRSEM et au laboratoire CESSMA a Paris 7

Références bibliographiques :

Agarwal, Anil, and Sunita Narain. 2003. Global Warming in an Unequal World: A Case of Environmental Colonialism.

Benbalaali, Dalel. 2018. “Bhadrachalam Sheduled Area, Telangana.” In Ground down by Growth: Tribe, Caste, Class and Inequality in Twenty-First-Century India, edited by Alpa Shah, 115–42. London: Pluto Press.

Carrière, Damien. 2018. “Filtering Class through Space : Security Guards and Urban Territories in Delhi, India.” Minneapolis, MN, Paris, France: University of Minnesota, University Paris Sorbonne Cité.

———. 2020. “Les Forces de Police Armées en Inde, entre croissance et polyvalence.” Note de recherche de l’IRSEM, no. 94 (Avril): 16.

Ghazi, Tariq Wasem, A.N.M. Muniruzzaman, and A.K. Singh. 2016. “Climate Change & Security in South Asia.” Cooperating for Peace. Brussels: Global Military Advisory Councinl on Climate Change.

Im, Eun-Soon, Jeremy S. Pal, and Elfatih A. B. Eltahir. 2017. “Deadly Heat Waves Projected in the Densely Populated Agricultural Regions of South Asia.” Science Advances 3 (8): e1603322.

Jitendra. 2018. “As Sardar Sarovar Dam’s Gates Get Shut, 192 Villages Fear Submergence,” August.

Raspail, Jean. 2016. Le camp des saints, précédé de Big Other: roman.


[1] It has been said that “poverty is the biggest polluter” as the poor have nothing but their immediate environment to exploit for their livelihoods. As the impacts of climate change will directly affect that environment by droughts, erosion, water shortages, there is increasing risk of over-exploitation, induced migration and growing stress on law and order, resulting in conflicts. The snake would bite its own tail, if poverty abatement would go at the cost of e.g. forest cover, an essential element in adaptation against climate change.

Image
Village Adivasi dans l’État de l’Odhissa, dans une forêt qui sera submergée par un barrage.
septembre 2020
Damien Carriere
post-doctorant “résident” à l’IRSEM, CESSMA, Paris 7