La "stratégie casino" au Laos et au Cambodge : un pari risqué sur l'avenir

Le Laos et le Cambodge ont toujours fait figure de parents pauvres dans le champ des études asiatiques, et d'autant plus en ce qui concerne l'analyse politique de leur situation contemporaine. Pourtant, depuis la fin du monde bipolaire qui a laissé la place aux politiques de libéralisation économique dans les derniers régimes communistes de la région, les changements socio-économiques se sont accélérés sans pour autant laisser entrevoir un renouveau sur le plan politique. La transition néolibérale dans ces deux pays semble loin d'ouvrir la voie à une transition démocratique, contrairement à ce que revendique le courant de la «transitologie»-Samuel P. Huntington en tête-qui mêle étroitement réformes économiques d'inspiration néolibérale et processus de démocratisation. Cette théorie accorde notamment une place fondamentale aux élites qui sont censées être le moteur du processus de démocratisation.

La transition néolibérale au Laos et au Cambodge

Or, dans ces deux pays, la conversion à l'économie de marché a précisément aidé les anciennes élites révolutionnaires à se maintenir au pouvoir. L'alliance avec les investisseurs privés-et notamment chinois-a permis aux dirigeants de s'accaparer les biens publics et de créer ainsi un socle de richesses favorable à la constitution d'une élite devenue gestionnaire d'un État privatisé. Cette économie politique de la prédation au sein de laquelle l'État est devenu l'outil principal d'accumulation primitive, se fait au détriment des plus pauvres, en particulier les populations rurales et les minorités ethniques, à travers l'élaboration d'une stratégie d'éviction foncière de celles-ci, et légitimée par la construction du mythe d'un « État développeur » qui satisfait aux exigences des bailleurs internationaux.

Au Laos par exemple, les dirigeants communistes ont habilement repris à leur compte le discours de l'intégration régionale porté depuis 1992 par la Banque Asiatique de développement (BAD) à travers le Programme GMS (Greater Mekong Subregion) qui rassemble les cinq pays de la région du Mékong, ainsi que deux provinces chinoises, le Yunnan et le Guangxi. Ce projet transnational a pour ambition de transformer l'ancien champ de bataille de la Guerre froide en « Marché commun asiatique » grâce à la suppression des frontières et l'amélioration des réseaux de transport, permettant ainsi la libre circulation des biens et des personnes. L'intégration régionale est présentée comme une opportunité inespérée pour le Laos de sortir de la pauvreté, de tourner le dos à son enclavement (land-locked country), et de jouer un rôle clé en devenant le pivot des principaux corridors économique du GMS (land-linked country).


Les Corridors économiques du programme GMS
Carte de Christian Taillard, reprise dans
« Un exemple réussi de régionalisation transnationale en Asie Orientale :
les corridors de la Région du Grand Mékong»,
L'Espace Géographique, 2009/1, vol. 38, p. 1-17.

Dès le départ, la BAD a soutenu financièrement l'État laotien dans son ambition de devenir le carrefour du GMS et la « batterie de l'Asie du Sud-Est »-le gouvernement projette pour cela de construire plus de 70 barrages dont une dizaine sur le cours principal du Mékong. La BAD a également aidé techniquement le Laos à mettre en place sa stratégie pour attirer les investissements étrangers que le gouvernement a promu à travers le slogan « Turning land into capital ». Concrètement, la logique consiste à promouvoir le développement du pays en tirant profit de son principal avantage comparatif, c'est-à-dire l'abondance de ses terres et de ses ressources naturelles encore inexploitées, en attirant les investisseurs grâce à des concessions favorables sur lesquelles ils se chargeront de réaliser des méga-projets (plantations industrielles, agriculture commerciale, mines, barrages, zones économiques spéciales, etc.) qui rapporteront d'importantes recettes pour l'État, permettant ainsi de réduire la pauvreté en fournissant de l'emploi et des revenus pour les communautés locales (cf. http://www.decide.la/en/ pour avoir une vue globale, croisée et localisée des projets).

Les casinos: le nouveau modèle de développement en vogue

Le développement ces dernières années de casinos au Laos et au Cambodge est emblématique de cette transition néolibérale. L'objectif poursuivi est d'attirer les touristes étrangers, plus spécifiquement les Chinois, les Thaïlandais, et les Vietnamiens-où le jeu d'argent est strictement interdits et réprimés dans ces pays-pour créer une dynamique touristique et attirer d'autres investissements grâce à une fiscalité avantageuse. Au Laos et au Cambodge, la loi interdit uniquement à ses citoyens de jouer dans les casinos, et en pratique, son application reste flexible. Le succès économique de Macao (44 milliards de dollars de recettes en 2014) puis de Singapour (6,5 milliards de dollars de recettes en 2014) qui a assoupli sa politique prohibitive en 2010, n'a fait que renforcer la conviction des gouvernements laotiens et cambodgiens que les casinos possédaient un fort potentiel de croissance économique.

Au Cambodge, les casinos se sont développés à partir de 1993 dans les villes frontalières, à Koh Kong, Poipet, Pailin, Chong Jom, près de la Thaïlande, à Bavet, Ha Tien, Phnom Den près du Vietnam, puis à Sihanoukville et enfin dans la capitale même, Phnom Penh. On compte aujourd'hui près de 57 casinos dispersés à travers le pays. En 2014, l'industrie du jeu a généré 25 millions de dollars de recettes fiscales, en progression de 15% par an. NagaWorld, le plus gros casino du Cambodge, est en pleine expansion et a pu renouveler sa licence jusqu'en 2065. C'est en se lançant dans l'industrie du jeu que son propriétaire, Chen Lip Keong, un Chinois Malaisien est devenu milliardaire. NagaCorp, sa compagnie basée à Hong Kong, a enregistré en 2013 un profit net de 140 millions de dollars sur la base d'un chiffre d'affaires de 345 millions de dollars, soit une augmentation de 24% par rapport à 2012.

Si les revenus générés par les casinos sont de plus en plus importants pour l'économie cambodgienne, ils sont toutefois dépendants de la situation géopolitique régionale. Par exemple, en 2009 et 2010, les différends frontaliers avec la Thaïlande ont fait drastiquement chuter la fréquentation des casinos situés à la frontière au profit de Savan Vegas Casino au Laos. Seul Poipet, où se trouve la plus importante concentration de casinos au Cambodge, a réussi à maintenir son activité (entre 7.5 et 12.5 million de dollars par an). À l'avenir, il sera de plus en plus difficile pour le Cambodge de conserver son attractivité si le Vietnam décide finalement d'autoriser ses citoyens à fréquenter les casinos sur son territoire afin d'enrayer la fuite des revenus vers le Cambodge ou Singapour.

La concurrence commence à se faire rude également avec le Laos. Le premier casino, Dansavanh Casino Resort, a été construit en 1996 à une soixantaine de kilomètres de Vientiane, sur les bords du lac de la Nam Ngum. Le groupe Syuen, des Chinois de Malaisie, a investi 200 millions de dollars et gère le casino en joint-venture avec l'armée qui possède 25% des parts. À partir des années 2000, les projets de casinos se sont rapidement multipliés, notamment sous la forme de zones économiques spéciales. Dans le Sud, Sanum Investment Ltd., un groupe enregistré à Macao, gère depuis avril 2009 le casino Savan Vegas établi tout près de la zone économique spéciale de Savan-Seno à Savannakhet. Le casino accueille entre 8 000 et 10 000 visiteurs par mois, dont une très grande majorité de Thaïlandais mais aussi des locaux. Le gouvernement possède 20% des parts, de même que ST Group, une compagnie privée laotienne. Sanum a investi 85 millions de dollars au Laos et prévoyait de développer d'autres casinos jusqu'à ce que le gouvernement réclame au groupe 23 millions de dollars de taxes rétroactives. En 2012, les machines à sous appartenant à Sanum sont saisies à Thanaleng, près de Vientiane et confiées aux partenaires laotiens du groupe; Paksong Vegas dans la province de Champasack est annulé ainsi qu'un autre projet de casino dans la zone économique spéciale de Thakhek. Sanum a porté l'affaire auprès de la Banque mondiale pour un arbitrage international afin de récupérer 400 millions de dollars d'investissements perdus.


Casinos et zones économiques spéciales au Laos (© 2015 / Danielle Tan)

Dans le nord du pays, le gouvernement a octroyé des concessions de presque 100 ans à des investisseurs privés chinois pour transformer les marges pauvres du Triangle d'or-célèbre pour avoir été le principal foyer de production d'opium et d'héroïne dans le monde-en nouvelle Mecque du jeu. Les deux zones économiques spéciales, Golden Boten City, à la frontière chinoise, et celle du Triangle d'or, dans la province de Bokeo, sont devenues de véritables enclaves chinoises, où les histoires de meurtres, de pirates, de blanchiment d'argent, de drogue et de prostitution défrayent régulièrement la chronique. En avril 2011, le gouvernement laotien ferme le casino de Boten mais décide de donner une autre chance à Hong Kong Fuk Hing Travel Entertainment Group, la compagnie qui gère la zone économique spéciale.

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Golden Boten City en mars 2008
Concession de 30 ans (renouvelable deux fois) -
103 millions de dollars d'investissements - 1640ha.
(© 2008 / Danielle Tan)Golden Boten City en Juillet 2012 - une ville fantôme (© 2012 / Danielle Tan)

Malgré la résistance affichée des villageois expropriés par Kings Romans Casino et les suspicions de blanchiment d'argent et de trafic de drogue qui entachent la compagnie, le gouvernement laotien continue de soutenir activement ce projet de 10 000 ha dans lequel il possède 20% des parts. Ce qui n'est guère étonnant car le groupe, enregistré à Hong Kong, a investi plus de 644 millions de dollars depuis 2007 et compte injecter au total 2,2 milliards de dollars d'ici 2020 pour construire une véritable ville moderne dotée d'un aéroport, d'un parc industriel et d'un complexe éco-touristique.


Kings Romans Casino en août 2012 (© 2012 / Danielle Tan)

Alors que le vice-Ministre Somsavath Lengsavath à déclaré à la presse (The Nation, 9 septembre 2013) que les casinos n'apportaient aucune contribution positive au développement, «Nous n'en voulons plus», le gouvernement laotien vient pourtant d'approuver récemment la construction de deux autres casinos: l'un près des chutes de Khonephapheng, dans la province de Champassak; l'autre dans la province de Savannakhet. Ce dernier méga-projet de 10 milliards de dollars, nommé “Asean Paradise Savan City”, impliquera le gouvernement (30%), le Groupe Asean Union (une société malaisienne), et Savan City Compagny, enregistrée à Hong Kong, mais qui appartient à l'investisseur thaïlandais Chanchai Jaturaphagorn.

Beyond the State's Reach. Casino Spaces as Enclaves of Development or Lawlessnes?

Si de nombreux analystes voient ces casinos comme des enclaves de non-droit, mes recherches tentent de montrer que ces États sont moins passifs qu'il n'y paraît. Leur stratégie de développement, à la frontière du licite et de l'illicite, participe aussi à la formation de l'État et à la consolidation des élites au pouvoir.

Danielle TAN
Chercheure associée à l'Institut d'Asie Orientale (IAO-ENS Lyon)
ATER à Sciences Po Lyon
tandanielle@hotmail.com

Dans le cadre du projet«Rethinking Asian Studies in a Global Context» mené par IIAS et financé par la Fondation Andrew W. Mellon (cf. http://rethinking.asia/forum-3-3), je co-organise avec l'Université de Macao et celle de Singapour un séminaire international sur l'impact des casinos en Asie au Center for Khmer Studies, à Siem Reap, 21-23 août.


Pour plus d'information,
cf. http://rethinking.asia/event/beyond-states-reach-casino-spaces-enclaves-development-or-lawlessness

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juillet 2015
Danielle Tan
Chercheure associée à l'IAO