La tactique kamikaze - une invention fondamentalement japonaise ?

Le 25 octobre 1944, une escadrille commandée par le lieutenant Seki Yukio, as de l'aviation japonaise, décolle de la base de Mabalacat, sur l'île de Luzon. Depuis le 21 octobre, chaque jour des avions quittent cette base dans le même but: trouver une proie de choix (un porte-avion américain, si possible), fondre sur elle à pleine vitesse et s'écraser sur son pont. Les avions, des chasseurs Zéro, sont porteurs de bombes de 500 kg, ce qui fait que lors de l'impact, le navire subira donc à la fois le choc de l'avion et l'explosion de la bombe. Ils font partie d'une unité nouvellement formée par le vice-amiral Ônishi Takijirô (1891-1945), une «unité d'attaque spéciale» (tokkôtai), qui porte le nom de Shinpu. Les caractères qui composent ce nom signifient «vent divin» et peuvent aussi se lire d'une autre façon: Kamikaze, le nom que l'histoire retiendra.


Les kamikazes étaient officiellement tous volontaires.
Certains étaient très jeunes : ici, au centre, Araki Yukio, 17 ans, en mai 1945,
entouré d'autres membres de son escadrille.
La photo a été prise par l'agence de presse de l'armée, la veille de leur dernière mission.
(© 1945 / versée dans le domaine public)

Cette nouvelle tactique est loin d'être improvisée. C'est bien la première fois qu'un officier donne l'ordre à des pilotes de partir pour une mission-suicide, mais l'idée n'est pas nouvelle.

Le Japon, en octobre 1944, est exsangue. La marine vient de subir une défaite cuisante lors de la bataille de la mer des Philippines les 19-20 juin 1944, perdant presque tous leurs appareils et un tiers des porte-avions engagés. Il ne lui reste que quelques miettes de son aéronavale, qui en 1941 était l'une des meilleures du monde. Devant ce constat, plusieurs officiers, indépendamment, ont l'idée qu'il serait possible de maximiser l'impact des appareils et des hommes restants en les transformant en bombes humaines, mais jusqu'ici l'état-major n'a pas voulu choisir cette option. Il a malgré tout déjà autorisé la mise au point d'engins exclusivement destinés aux attaques suicide, les torpilles pilotées Kaiten et les bombes humaines Ôka, qui sont en cours de développement depuis la fin de l'été mais n'ont pas encore été déployées.

Ônishi choisit cette solution par pragmatisme. Il est chargé de permettre à la flotte japonaise de contrer, avec le peu de moyens qui lui reste, la puissante flotte américaine qui doit permettre au général Douglas MacArthur de reprendre les Philippines. Pour avoir une chance, il faudrait profiter d'un effet de surprise, et donc supprimer les avions américains qui seraient susceptibles de repérer les navires japonais, avec une poignée d'appareils et une poignée d'hommes. Le calcul est simple: c'est certes envoyer ses hommes à une mort certaine, mais un avion kamikaze peut potentiellement à lui seul détruire un porte avion.


Très rapidement, les kamikazes sont instrumentalisés par la propagande.
Ici, la couverture du magazine Shashin Shûhô, n° 347, du 15 novembre 1944,
soit moins d'un mois après la première attaque kamikaze,
met en avant Seki Yukio, commandant de la première escadrille kamikaze.
Pourtant Seki, d'après certains témoignages, était loin d'être convaincu du bien-fondé de sa mission.
Ce n'est pas le seul : beaucoup d'écrits de kamikazes font état de doutes ou de regrets.
(© 1944 / Onoda, Cabinet Printing Bureau of the Empire of Japan, versée dans le domaine public)

Pour Ônishi, il s'agit à ce moment-là d'une tactique ponctuelle, applicable à cette situation précise. Pourtant, l'idée fera tâche d'huile, et se répandra dans la Marine et l'armée de terre au point qu'elle deviendra durant les derniers mois de la guerre la tactique principale de l'aviation japonaise. Le nombre de pilotes kamikazes ne dépassera pourtant pas les quelques milliers (les chiffres font état de 3500 à 4000 pilotes au total.)

La première mission kamikaze, celle commandée par Seki, trouvera une cible de choix, et connaitra un succès immense : l'un des avions touche le magasin à munitions d'un porte-avion américain, le St. Lô, qui prend feu puis sombre. Si ce résultat est reproductible, le Japon tient donc là l'arme la plus efficace qu'il n'ait jamais eu : une poignée d'avion permet de supprimer un bâtiment majeur et de couler des dizaines d'avions ennemis. Les chiffres montrent toutefois que ce succès est en réalité exceptionnel, probablement dû à l'habilité particulière du pilote ou à un hasard particulièrement heureux pour les Japonais. En tout, les kamikazes ne couleront que trois porte-avions de petite taille, en comptant le St. Lô. Pendant la bataille d'Okinawa, ils ne parviendront à couler aucun navire de grande taille. Mais puisque les escadrilles kamikazes ne reviennent pas faire de rapport, ce sont leurs avions d'escorte qui témoignent des succès de leurs camarades et, très souvent, les exagèrent largement. La tactique a donc l'apparence de l'efficacité. Les journaux rapportent des pertes immenses du côté américain, des dizaines de porte-avions coulés à chaque sortie, et l'état-major se gargarise de ces prétendus succès qui permettent d'écarter le spectre de la défaite imminente.

Les résultats n'apparaissent pourtant pas brillants lorsqu'on les examine à posteriori. Seul un peu moins de 15% des appareils sacrifiés ont réussi à toucher une cible, et les dégâts n'étaient pas toujours considérables. Mais on ne peut donc pas simplement balayer d'un revers de la main la tactique kamikaze à cause de son taux d'échec élevé : malgré tout, elle représente pour les Alliés une menace véritable, au point de provoquer chez les hommes une sorte de psychose, une peur panique à chaque fois qu'un avion japonais s'approchait. D'après un correspondant de guerre américain, «l'attente terrible, l'anticipation de la terreur, rendue plus vive par l'expérience, conduit certains hommes à l'hystérie, la folie, la dépression la plus profonde.» Et en dix mois de guerre, les kamikazes ont réussi à infliger presque autant de pertes aux navires alliés que pendant le reste de la guerre du Pacifique.


Pour les Alliés, les attaques kamikazes sont terrifiantes,
parce qu'incompréhensibles et presque impossible à arrêter.
Elles contribuent à créer l'image d'un soldat japonais fanatisé et inhumain.
Ici, des marins combattent le feu allumé par un impact kamikaze
sur le porte avion léger Belleau Woods, le 30 octobre 1944.
En arrière plan, le Franklin, un des plus grands porte-avions américain,
également touché. (© 1944 / U.S. Army, versée dans le domaine public)

Au-delà de leur intérêt tactique, qui reste malgré tout limité tant le coût en hommes et en matériel est élevé, au Japon les kamikazes représentent un outil de propagande extraordinairement efficace. L'image du sacrifice de ces jeunes gens (les plus jeunes ont dix-sept ou dix-huit ans) est censée galvaniser le peuple et soutenir le moral des troupes, et c'est pourquoi les missions sont très rapidement publicisées dans la presse et dans les actualités au cinéma. Les kamikazes deviennent les héros par excellence que chacun se doit d'émuler. Comment se plaindre de la disette ou des bombardements quand la fleur de la jeunesse japonaise n'hésite pas, elle, à sacrifier sa vie pour protéger la nation?

Cette propagande a un revers. Pour les commentateurs américains de l'époque, les kamikazes démontrent au contraire l'inhumanité, la sauvagerie, l'altérité fondamentale d'un ennemi redoutable et fanatique. Cela permet de justifier en retour la violence des GI américains contre les soldats japonais capturés et les populations civiles d'Okinawa, ou encore les bombardements incendiaires sur les villes japonaises. Un tel ennemi doit être réduit en cendres, puisqu'il n'a plus rien d'humain.

Pourtant, la tactique kamikaze n'est pas un phénomène si exceptionnel que cela, et surtout, elle ne provient pas d'une particularité japonaise fondamentale. Certes, la glorification du sacrifice avait été érigée en principe dans l'éducation et l'idéologie de guerre dans le but de transformer une génération de jeunes hommes en soldats parfaits. Les idéologues japonais, en utilisant un passé souvent imaginaire tiré librement des chroniques de samurai et autres légendes guerrières, voulaient prouver qu'il existait un esprit de sacrifice inné chez les japonais, partie intégrante de ce Yamato damashii, l'âme du Japon ancien, mélange d'héroïsme martial et de sentimentalisme larmoyant qui serait caractéristique du cœur japonais.

Mais ce n'est que l'application d'un mécanisme de recrutement des esprits qui se retrouve dans nombre de guerres, le culte du sacrifice et du soldat tombé au combat déjà identifié par George Mosse pour la Première guerre mondiale. Ériger en exemple le sacrifice du soldat est un moyen courant de fabriquer des héros pour galvaniser l'opinion. Tous les livres d'histoire soviétiques mentionnent Nikolai Gastello (1908-1941), nommé Héros de l'Union soviétique après avoir écrasé volontairement son avion contre des chars allemands près du village de Dekshany en Biélorussie. Aux États-Unis, pendant les premiers jours de la guerre du Pacifique, on érige en héros le capitaine Colin Purdie Kelly Jr. (1915-1941) qui, quelques jours après Pearl Harbor, aurait volontairement écrasé son avion endommagé sur le croiseur Haruna après avoir ordonné à son équipage de sauter de l'appareil. L'histoire est certainement largement apocryphe.


Colin Kelly, considéré par certains comme le premier pilote suicide américain,
se serait volontairement écrasé sur un navire japonais le 10 décembre 1941.
En réalité, il est probable que Kelly se soit abîmé en mer,
mais, après la défaite de Pearl Harbor, l'armée américaine elle-aussi n'hésite pas
à exploiter la valeur de propagande des attaques-suicide.
Peinture commémorative de 1942 par Deane Keller.
(© 1944 / U.S. Army, versée dans le domaine public)

Cependant, certaines caractéristiques font que le cas du Japon est unique. Non seulement il s'agit d'ordres de l'état-major au lieu d'actions individuelles et spontanées, mais le Japon a formé des hommes et créé des appareils dans le seul but qu'ils se sacrifient dans une attaque suicide. On ne peut qu'être frappé de la violence d'un système qui livre sciemment ses soldats à la mort alors que même les plus acharnés des dirigeants ne pouvaient ignorer que la guerre ne pouvait plus être gagnée. Mais si l'armée japonaise est la seule à avoir érigée l'attaque-suicide en tant que stratégie officielle et à l'avoir utilisée à très grande échelle, elle est loin d'être la seule à avoir exploité les sentiments patriotiques parfois sincères de ses hommes pour des résultats finalement médiocres.

Constance Sereni
Constance Sereni est maitre-assistante à l'unité de japonais de japonais de l'université de Genève. Après avoir étudié les lettres d'étudiants japonais morts à la guerre, elle a soutenu sa thèse intitulée « Rapatriements et rapatriés. La formation de l'identité du hikiagesha, 1945-1958. », sous la direction du prof. Michael Lucken, le 21 novembre 2014 à l'INALCO, Paris. Elle travaille actuellement sur la question des kamikazes ainsi que la mémoire des bombardements de Tokyo.

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septembre 2015
Constance Sereni
Maître-assistante, unité de japonais, Université de Genève