L’expansion du shintō dans les colonies : entre religiosité exilée, convictions religieuses et idéologie impériale

Article d’Édouard L’Hérisson

Mots clés: shintō, empire japonais, sanctuaire d’outre-mer, colonialisme, Mandchourie

La perception du shintō moderne est au cœur d’une tension contradictoire. D’un côté, il est placé dans la continuité d’une tradition centrée sur le culte des kami, les divinités et esprits autochtones définis comme tels après l’introduction du bouddhisme au VIe siècle, souvent associés à un lieu particulier et consacrés dans des sanctuaires. De l’autre, il est disqualifié en tant que système instrumentalisé par les autorités sous la forme du shintō d’État (kokka shintō 国家神道). Ces deux dimensions s’entrechoquent au sein des sanctuaires accueillant concomitamment les cérémonies officielles et les cultes du quotidien. Cet aspect est d’autant plus visible dans le cas de l’implantation du shintō dans les colonies où celui-ci est, d’une part, associé à la propagation de l’idéologie impériale auprès des populations locales, d’autre part, décrit comme l’un des ciments identitaires des communautés japonaises. Là encore, les sanctuaires sont le lieu où apparaît clairement cette double nature. Cet article se propose de mettre en lumière la teneur du shintō moderne par le prisme des sanctuaires construits dans la sphère impériale.

Quand les kami traversent la mer

Lorsque les Japonais s’implantent dans les territoires tombant sous le contrôle de l’empire à partir de la fin du XIXe siècle, les kami aussi traversent la mer. Les sanctuaires qui enchâssent les divinités sont de fait liés à la construction de deux marges du Japon moderne: nationales et impériales. Les premières s’étendent à Hokkaidō, Okinawa et l’archipel d’Ogasawara, tandis que les secondes englobent des régions au statut variable, en particulier Taiwan, la péninsule coréenne, et la Mandchourie. Ainsi se définissent les terres intérieures (naichi 内地), et les terres extérieures (gaichi 外地). L’intérieur délimite le sol national, lieu de création de l’identité du peuple japonais moderne ; l’extérieur délimite quant à lui l’ambition impériale, le prisme à travers lequel le Japon se place au niveau des puissances occidentales.

Le cas du sanctuaire de Sapporō, construit en 1871 (renommé sanctuaire de Hokkaidō en 1964), est le plus représentatif du processus d’intégration territoriale à l’espace national (Figure 1). À la suite d’un édit impérial du 21 septembre 1869 demandant la consécration de divinités propres à la protection de Hokkaidō, les autorités y consacrent une triade de divinités représentant l’effort de défrichement des nouvelles terres: Ōmononushi, Sukunahikona et Kunitama; les trois kami des pionniers (kaitaku sanshin 開拓三神). Reflet de la volonté de l’ériger en pilier de l’entreprise de colonisation, l’édifice est appelé «grand protecteur» (sō chinju 総鎮守) et représente le premier lieu de culte shintō de nature coloniale résultant d’une invention religieuse des autorités modernes. Il est en effet l’archétype des structures érigées en vue de s’approprier le territoire par le biais des kami. Suivront les sanctuaires de Taiwan (1901), de Karafuto (1911), de Corée (1925) (Figure 2), de Nan.yō (1940) et du Kwantung (1944). Ceux-ci se veulent être à la fois les symboles de l’expansion et le point de ralliement des communautés émigrées autour d’un culte officiel. Ils peuvent dès lors être inscrits dans le cadre général du shintō d’État et prouvent qu’il y a une continuité religieuse directe entre l’élaboration de l’espace national et de l’espace impérial.

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Wikimedia Commons, consultée le 16 avril 2021


figure 1: le sanctuaire de Hokkaidō aujourd’hui.
Source: Wikimedia Commons, consultée le 16 avril 2021.

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figure 2 : le sanctuaire de Corée (sanctuaire de Chōsen).  Source : Chōsen jingū hōsankai (ed.), Mitama no fue Chōsen jingū go-chinza jūshūnen kinen. 1937.

figure 2: le sanctuaire de Corée (sanctuaire de Chōsen).
Source: Chōsen jingū hōsankai (ed.), Mitama no fue Chōsen jingū go-chinza jūshūnen kinen. 1937.

Les sanctuaires bâtis dans l’espace impérial ne se limitent cependant pas à ces grands protecteurs. On en dénombre en effet près de mille huit cents (Figure 3). L’historiographie les classe en général en deux catégories: les lieux populaires, construits par les émigrés afin d’assurer le ciment identitaire de la communauté en exil; les lieux étatiques, érigés sous l’impulsion des autorités en vue de propager l’idéologie impériale. Les premiers sont donc tournés vers l’intérieur et le soutien d’une religiosité spécifique, tandis que les seconds sont tournés vers l’extérieur en tant que relais du pouvoir.

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figure 3 : sanctuaires d’outre-mer construits dans les territoires sous contrôle entre 1868 et 1945. Source : illustration personnelle


figure 3: sanctuaires d’outre-mer construits dans les territoires sous contrôle entre 1868 et 1945.
Source: illustration personnelle

Les trois dimensions des sanctuaires d’outre-mer

Edward Saïd a montré combien les exilés sont en quête d’identité. Ils doivent la reconstruire à l’étranger par le biais de récits, de symboles, mais aussi d’un bâti porteur de ces éléments symboliques. Dans un tel contexte, les lieux de culte sont parmi les structures les plus efficaces dans la recréation de l’identité nationale. Il n’est donc pas étonnant que l’une des premières tâches entreprises par les pionniers soit l’érection d’un sanctuaire afin d’y effectuer les cultes qui jalonnent l’année – aussi bien populaires tels que les shichi-go-san (visites accompagnant la croissance des enfants à trois, cinq et sept ans) qu’étatiques comme les anniversaires de l’empereur et de la fondation nationale. Cet aspect rejoint la thèse durkheimienne, selon laquelle les cérémonies religieuses sont des moments d’effervescence collective. Ainsi, les fêtes organisées dans les sanctuaires ont pour objectif de recréer l’atmosphère du pays natal, mieux, de mettre en place concrètement, durant l’espace-temps particulier de la fête, un bout de Japon en terre étrangère.

Cette dimension du shintō recouvre ce que l’on pourrait appeler son versant populaire, celui d’une religiosité ne dépassant pas les frontières de la communauté japonaise. Une telle vision départit néanmoins les sanctuaires de leur complexité réelle. En effet, ces derniers sont certes les lieux d’exécution des cultes du quotidien, mais ils sont aussi, et toujours, des expressions de convictions religieuses d’une part, des avatars du pouvoir impérial de l’autre. Ces deux dimensions se rejoignent d’ailleurs puisque les individus à l’origine des projets de construction sont des membres de l’élite, qu’elle soit religieuse – en particulier les missionnaires des sectes shintō Taishakyō (rattachée au sanctuaire d’Izumo) et Jingūkyō (rattachée au sanctuaire d’Ise) – ou coloniale – notamment les officiers de l’armée et de la marine intégrant les gouvernements coloniaux –; ils œuvrent donc à la propagation de la voie des divinités au sein de l’empire. Deux exemples tirés de l’implantation du shintō en Mandchourie sont particulièrement révélateurs.

Le premier est celui du sanctuaire de Dalian (péninsule du Liaodong). Fondé en 1907, il est considéré comme un lieu de culte érigé par et pour la communauté japonaise (Figure 4). Il est pourtant construit à l’initiative de Matsuyama Teizō (1878-1947), un missionnaire de Taishakyō, secte reconnue par l’État en 1882. Leader religieux influent dans toute la partie sud de la Mandchourie, ses convictions religieuses transparaissent dans le processus d’érection de la plupart des premiers sanctuaires de la région. Le second concerne l’ensemble des édifices construits dans les colonies paysannes s’installant dans le nord de la Mandchourie à partir des années 1930 (Figure 5). Appelés les «sanctuaires des groupes de pionniers», ils incarnent de manière emblématique le versant populaire des sites religieux associés à la cohésion des individus en situation de déracinement. En dépit de cette réalité, derrière ces sanctuaires repose la figure de Kakei Katsuhiko (1872-1961), constitutionaliste qui devient l’un des principaux idéologues du shintō d’État. Les sanctuaires shintō ne peuvent donc se départir de leur nature impériale, ni de leur nature religieuse.

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figure 4 : première fête de printemps au sanctuaire de Dalian en 1908.  Source : Minami Manshū tetsudō kabushiki-gaisha, Manshū shashinchō, 1929. 1929


figure 4: première fête de printemps au sanctuaire de Dalian en 1908.
Source: Minami Manshū tetsudō kabushiki-gaisha, Manshū shashinchō, 1929.

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figure 5 : un aperçu des colonies de pionniers paysans en Mandchourie. L’emblématique sanctuaire d’Iyasaka figure en haut à droit de l’illustration. Source : Minami Manshū tetsudō kabushiki-gaisha sōmubu shomuka (ed.), Manshū gaikan 2596 nenpan. 1936


figure 5: un aperçu des colonies de pionniers paysans en Mandchourie. L’emblématique sanctuaire d’Iyasaka figure en haut à droit de l’illustration. Source: Minami Manshū tetsudō kabushiki-gaisha sōmubu shomuka (ed.), Manshū gaikan 2596 nenpan. 1936.

La plasticité des politiques d’implantation du shintō

Moteur sous-jacent de la construction des sanctuaires, l’idéologie impériale est associée explicitement à ces derniers lors de la mise en place des politiques religieuses des années 1930. Cette décennie marquée par l’Incident de Mandchourie (1931) et l’ouverture du conflit sino-japonais (1937), est le théâtre d’un affermissement des politiques centré notamment sur les sanctuaires. Si les mesures prises à Taiwan, dans la péninsule coréenne et en Mandchourie apparaissent communes – visites obligatoires lors des cérémonies étatiques, hiérarchisation des lieux de cultes, nouvelles constructions de sanctuaires –, les visées sont différentes. À Taiwan, les principales cibles sont les temples bouddhistes de faible envergure et les édifices où sont pratiqués les cultes populaires locaux, qu’il s’agit de détruire au profit des sanctuaires. L’objectif est donc de centraliser le bouddhisme et de diminuer l’influence de la religion populaire. En Corée, la consécration récurrente de Kunitama, littéralement l’âme du pays, en tant qu’ancêtre commun est la principale action mise en œuvre. Alimenter les théories de l’origine commune nippo-coréenne à travers cette divinité est ainsi le but de ces initiatives. En Mandchourie enfin, l’accent est mis sur l’enchâssement des divinités impériales Meiji et Jinmu. Il s’agit de fait de placer Puyi, l’empereur du Mandchoukouo, au sein d’une généalogie légitime du pouvoir japonais. Loin d’être monolithiques, les politiques d’assujettissements s’adaptent donc aux espaces concernés et montrent la diversité des usages des sanctuaires.

Conclusion

Souvent séparés en deux types d’édifices, populaires et étatiques, les premiers n’acquérant leur dimension impérialiste que sous les politiques d’assimilation des années 1930, les sanctuaires d’outre-mer sont d’emblée marqués par une nature complexe, à la croisée de la religiosité quotidienne, des convictions des élites shintō, et des ambitions expansionnistes. Ces trois versants composent les trois dimensions des sanctuaires bâtis au sein de l’empire japonais; ils reflètent en outre la position complexe du shintō au sein de l’histoire de l’archipel, et plus particulièrement dans cette période impériale marquée par son établissement en tant que culte d’État.

Edouard L’Hérisson est docteur en études japonaises (Inalco) et post-doctorant à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE/UMR 8043). Ses recherches portent sur la propagation du shintō au sein de l’empire japonais et sur l’expansion des nouveaux mouvements religieux japonais à l’étranger.

Références bibliographiques

L’Hérisson Edouard, «Trajectoires shintō et construction de la Mandchourie japonaise: spatialisation religieuse, expansion de l’empire et structuration du shintō moderne», thèse de doctorat, Inalco, 2020 (https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-03179790).

Nakajima Michio, “Shinto Deities that Crossed the Sea: Japan’s ‘Overseas Shrines’, 1868 to 1945”, Japanese Journal of Religious Studies, vol. 37, n° 1, 2010, p. 21-46.

Suga Kōji, “A Concept of “Overseas Shinto Shrines” – A Pantheistic Attempt by Ogasawara Shōzō and Its Limitations”, Japanese Journal of Religious Studies, vol. 37, n° 1, 2010, p. 47-74.

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le sanctuaire de Hokkaidō aujourd’hui.
juin 2021
Édouard L’Hérisson
Post-doctorant à l’Institut français de recherche sur l’Asie de l’Est (IFRAE/UMR 8043)