L'image contrastée du Tahiti colonial : entre artistes anglophones et francophones

Durant l'ère coloniale, qui va du milieu du XIXe siècle au milieu du XXe siècle, les écrivains, plus encore que les peintres, puis les photographes et les cinéastes, sont les vecteurs de la représentation de cet ailleurs que sont les «îles», et la plus renommée d'entre elles, Tahiti.

Lointaines, inaccessibles, elles font rêver une Europe qui s'éveille à la culture de masse, celle qui passe alors principalement par l'écrit, que ce soit le récit de voyage, le roman - ou un mélange des deux genres - souvent publiés en «feuilleton», avant que l'emporte la projection cinématographique, le «salon» de peinture restant réservé à l'élite sociale. Ces médias sont le support de l'accès au global alors que la culture locale s'enferme, jusqu'à s'y perdre, dans la tradition orale familiale. Le roman, le récit - ou reportage - de voyage, impriment durablement les mentalités, alors que les plus populaires d'entre eux sont montés en pièces de théâtre puis en films qu'un public, devenu majoritairement urbanisé et alphabétisé, plébiscite.

Ainsi, l'imaginaire occidental de l'ailleurs s'ancre sur le vécu et les souvenirs de quelques voyageurs, qui le traduisent en images, en spectacles, en écrits. L'exotisme s'exprime par procuration, même si, à l'occasion d'une exposition coloniale, il devient pour un temps acclimatation et reconstitution «délocalisée». Nous tenterons de reconstituer cette image esthétisée de Tahiti par l'analyse des œuvres des artistes venus à Tahiti. Invariablement, le même scénario semble se reproduire. Ils arrivent en Polynésie avec des représentations a priori qu'ils confrontent à la réalité perçue et vécue, au cours d'une expérience in situ de durée variable, avant que leur production, souvent finalisée après leur retour en Europe ou en Amérique, n'éveille l'imagination de leur public.

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Poster of the movie 'Tabou' by F. W. Murnau and R. Flaherty (1931)

Affiche du film 'Tabou' de Murnau et Flaherty (1931)

L'esthétisation de l'imaginaire occidental

Nous avons recensé, sur la période coloniale, le passage à Tahiti de 60 écrivains, peintres, cinéastes, compositeurs ou photographes. Ce contingent modeste présente un équilibre affirmé entre les écrivains anglophones (6 Américains et 4 Anglais) et francophones (9 Français et 2 Belges). Pour les peintres, le déséquilibre est net entre les Français (11 peintres, dont Gauguin et Matisse) et les Anglo-saxons (5), et il est inverse dans la production cinématographique (5 cinéastes américains pour 2 français). Hors de ces deux domaines linguistiques, on ne trouve que quelques rares individualités (Russe, Tchèque…).

Deux remarques s'imposent sur le corpus produit. Il n'inclut pas de production «indigène». Le filtre de la maîtrise de l'écriture, de la peinture, de la technique photographique et cinématographique font que les Européens et les Américains se posent en intercesseurs qui connaissent bien mieux les attentes de leur public que, bien souvent, leur sujet local. Quelque fois, leur séjour est financé, directement ou indirectement, par leur pays. Ainsi, Gauguin vient sur une mission administrative, Loti en tant qu'aspirant de la marine. London passe en 1907 en Polynésie grâce à un contrat d'exclusivité avec le Cosmopolitan et le Harper's Weekly. Stevenson est financé par le Sun de New York. Tous se servent comme source d'inspiration, parfois jusqu'à la contre façon - et ce afin de consolider une expérience de terrain trop fragile -, des récits des navigateurs du XVIIIe siècle et des compilations des missionnaires du début du XIXe siècle. Si, parfois, ils imitent les théoriciens politiques et scientifiques de l'époque (Deschanel, Reclus...), notons que, à leur différence - et à l'exception notable de Darwin ou du géographe Aubert de la Rüe -, ils confrontent au terrain leurs a priori. Démarche empirique qui se rattache au mouvement d'objectivation de cette période, qui marque autant le roman expérimental que la peinture et le cinéma naturalistes et symbolistes. La durée moyenne des séjours est courte, inférieure à un an et demi pour l'ensemble des 60 personnalités retenues. À l'exception notable de James Norman Hall, rares sont les écrivains qui vivent à Tahiti, alors que les peintres apparaissent mieux établis (la durée moyenne de leurs séjours est de 11 ans) et que les cinéastes ne font que passer (la durée moyenne de leurs séjours est de 4 mois), car ils se contentent souvent de scénariser et filmer une œuvre littéraire produite par les précédents. Enfin, il y a les rares artistes qui s'installent durablement dans la colonie, parfois jusqu'à leur mort, et que l'on retrouve alors pris entre deux groupes sociaux. D'une part, la société coloniale dans laquelle ils vivent et qu'ils jugent sans grand intérêt artistique, elle ne suscite à vrai dire qu'un roman, La grande plantation de t'Serstevens (1952). D'autre part, la société indigène, où rares sont ceux qui restent en «immersion». L' «indigénisation» des esthètes ne paraît jamais acquise. Elle est dénoncée par la «bonne société coloniale» blanche, qui parle d' «encanaquement» dès lors que l'on prend ostensiblement une épouse indigène. Soulignons à ce propos le caractère presque uniquement masculin du contingent des auteurs, à l'exception tardive d'Elsa Triolet. Tahiti n'aura pas eu l'équivalent d'Alexandra David Néel pour la conter.

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Cover of 'In the South Seas' (1896), by R. L. Stevenson (the man on the right on the photo)

Couverture de 'In the South Seas' (1896),
de R. L. Stevenson (l'homme sur la droite sur la photo)

Il faut faire un parallèle entre des durées de séjour modestes, sauf en peinture, et le genre littéraire dominant. L'approche littéraire caractéristique, lorsqu'elle va au delà des impressions de voyage, se cantonne au récit romancé, dont l'exemple le plus remarquable reste Le mariage de Loti. À partir de la fin du XIXe siècle se multiplient les angles d'approche, avec le roman naturaliste ethnographique illustré par les Immémoriaux de Segalen, ou le roman de mœurs colonial avec La grande plantation de t'Serstevens, et l'impressionnisme pictural avec Gauguin. La production cinématographique s'intéresse aussi à Tahiti sur deux plans : celui de l'exotisme (A Tale of old Tahiti de Mélies (1913) ou Tabou de Murnau et Flaherty (1928)), qui se veulent des tableaux de la Polynésie ancienne ; et celui du film d'aventure, dont le thème unique sera l'acte de piraterie de la Bounty traité par Lloyd en 1936, puis par la MGM en 1960, à partir du roman de Hall et Nordhoff Mutiny on the Bounty paru à Boston en 1932.

Par-delà toutes les variétés formelles, le leitmotiv qui sous-tend toute œuvre et l'inspire, est le thème récurrent du «Paradis perdu», bien sûr décliné de différentes manières. Tahiti ne présenterait plus qu'une ombre du passé paradisiaque détruit par la colonisation. Triste constat que les artistes «initiés» se proposent invariablement, en allant au fond de l'âme tahitienne ou dans les îles les plus reculées, de transcender. Retrouver des parcelles de ce paradis préservé au contact des autochtones ayant survécus à la déchéance «coloniale», loin de la capitale coloniale - «Papeete est incontestablement triste» (Adams, Lettres, p. 251) - aux marges de la «civilisation», devient le principal objectif «documentaire» de ceux qui se livrent à une recherche d'authenticité. Ce positionnement «périphérique», voire à la marge, fait figure de mode d'observation préférentiel au fur et à mesure que croît l' «artificielle» capitale, concentrant les colons alors que les autochtones - ceux prémunis de la colonisation - seraient dans les districts et les îles. Aussi, invariablement, chaque artiste connaît sa phase initiatique. Elle consiste à se faire inviter par un chef de district (comme Adams et Stevenson par exemple), où l'on séjourne plusieurs semaines. A partir des années 1920, la plus grande fréquence des arrivées touristiques ayant quelque peu tari les capacités «naturelles» à l'hospitalité des habitants, on loue un fare ou une chambre chez l'habitant, en suivant l'exemple de Gauguin, (ce que font Matisse, Fletcher ou Simenon, qui, lui, reste cependant très citadin). À défaut, on va vivre sur son bateau (comme Gerbault).

Le voyage de l'artiste prend ainsi bien des aspects d'une initiation un peu ésotérique. Écrivains et peintres ont la certitude d'observer un peuple en voie de disparition et d'être les ultimes témoins de ses traditions en péril. Aussi, c'est à une sorte de «parcours du tendre», où l'on passe par le merveilleux de la découverte à la déception dans son amour pour ce paradis, qu'ils s'adonnent. Ce parcours, tel qu'il est retranscrit ensuite dans les écrits, s'éloigne rarement de l'exotisme somme toute superficiel du récit de voyage, déclinant les étapes de l'arrivée, de l'acclimatation, avant son improbable immersion. Finalement, on décline inlassablement - preuve, s'il en est, que l'approche reste exogène - la trame chronologique des descriptions antérieures que les navigateurs-découvreurs avaient fait de Tahiti.

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Cover of 'Le mariage de Loti' (1882)

Couverture du 'Mariage de Loti' de Pierre Loti (1882)

L'analyse nationaliste du colonialisme

Deux «écoles» d'explication de la situation décrite s'expriment en fonction de l'appartenance nationale de l'artiste, critère qui semble fondamental en cette période d'impérialisme : celle des artistes écrivains anglo-saxons et celle des artistes francophones. Les Anglo-saxons (Melville, Stevenson, Adams, London, Andrews, O'Brian et Fletcher) ne cessent de conspuer le colonialisme en ce qu'il recèle de purement français, dénonçant systématiquement ce qu'il aurait en propre de mesquin et de ridicule, de «contre nature». Ainsi Stevenson, qui postule à propos de l'anglais «qu'on peut d'ores et déjà considérer comme la langue du Pacifique», observe que «les enfants (de Tahiti) ont beaucoup de difficultés ou de répugnance à apprendre le français » (Stevenson, p. 21-22). Adams est gêné par le métissage qui caractérise la colonie française «qui s'étale partout. Cela donne un teint écœurant brun-blanc, ou blanc sale, qui évoque faiblesse, maladie et une combinaison de qualités les moins respectables héritées des deux côtés » (Adams, Lettres, p. 250).

À l'opposé, les auteurs français, peu favorables a priori au milieu colonial, lui reconnaissent cependant une qualité, celle d'avoir combiné le «bon goût français», pour la recherche des plaisirs, à la réceptivité extraordinaire des Maohi pour ce genre d'activités. Parfois, selon certains auteurs, les enthousiasmes de la littérature «coloniale» ne sont pas stériles dans la mesure où ils auraient suscité l'intérêt et la venue d'artistes. C'est l'analyse qu'en fait Segalen dans son Essai sur l'Exotisme (p. 52).

Nous conclurons ce bref tour d'horizon par le constat que l'île de Tahiti décrite, peinte, filmée, mise en scène et mise en œuvre durant la période coloniale est largement coupée de sa réalité ethnosociologique. Dans l'impressionnisme ambiant, celui en particulier des impressions de voyage, il y a peu de dialogue avec les autochtones, qui ne sont plus que l'ombre d'eux-mêmes pour Loti, qui anticipe leur prochaine et inéluctable disparition[1]. Aussi, Segalen, exceptionnel auteur d'un roman ethnographique, se sent obligé de mettre en garde les éventuels voyageurs qui s'aventureraient en Polynésie sur la foi de la production esthétique. Il s'agit tout au plus, écrit-il dans son Journal des îles, d'«un joli Éden, à condition de s'accommoder aux joies du pays et de ne pas exiger d'impossibles et défuntes beautés ». Cet avertissement «réaliste» n'empêche nullement que se forge, dans l'imaginaire occidental, une représentation «impérialiste» qui, dès cette époque, participe, par médias interposés, à la colonisation. Certains colons - comme Fletcher - dans leurs mémoires, disent être venus en Polynésie suite à leurs lectures. Le même corpus artistique alimentera la venue des touristes à l'issue de la période coloniale.

Autrement dit, et quoiqu'elle s'en défende et en dénonce le principe, l'œuvre esthétisante est ancrée dans le projet colonial, tant au niveau de ses préjugés que par la superficialité de son approche de la question des populations autochtones. Et ce, sans même qu'il soit nécessaire d'évoquer ses effets induits en matière de renforcement de ladite colonisation, voire même de la continuité postcoloniale du processus à travers le tourisme.

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Cover of 'Mutiny on the Bounty' by Charles Nordhoff and James Norman Hall (1932)

Couverture de 'Mutiny on the Bounty' de Charles Nordhoff et James Norman Hall (1932)"

Bibliographie

Adams H., Lettres des Mers du Sud, Hawaii, Samoa, Tahiti, Fiji, Société des Océanistes, 1974 (1e édition 1891) ; Mémoires d'Arii Taimai, Société des Océanistes, 1964, (1e éd. 1893).

Bachimon P., Tahiti entre mythes et réalités, Éditions du C.T.H.S., 1990 ; «L'image de Tahiti véhiculée par les artistes anglophones et francophones à l'époque coloniale», The Journal of Pacific Studies, 2004, Vol. 27 N°1, August, pp. 23 à 37.

Deschanel P., La politique française en Océanie à propos du canal de Panama, Berger-Levrault, 1884.

Fayaud V., Brosser le mythe et l'histoire d'après les œuvres de Jules-Louis Lejeune, Max Radiguet, Charles Giraud, Pierre Loti : Tahiti et la Polynésie orientale avant Paul Gauguin (1800-1890), 4 vol., thèse d'histoire contemporaine.

Loti, Le mariage de Loti, Ed. du Pacifique, réédition de 1982.

Reclus E., Océan et terres océaniques… T. XIV de La Nouvelle Géographie Universelle, Hachette, 1876-1894.

Segalen V., Essai sur l'exotisme, Fata Morgana, 1986.

Segalen V., Journal desÎles, Mercure de France, 1956.

Stevenson R. L., Dans les mers du Sud, UGE, 1980 (1e éd. 1896, In the South Seas).


[1]Loti dans Le mariage de Loti décrit Tahiti comme une sorte de vacuum, peuplé d'autant de Tupapau (fantomes) que de survivants du choc colonial. En effet, comme tous ses contemporains il pense que le peuple Maorie, qui ne serait déjà plus que l'ombre de lui-même, est condamné à disparaître. L'ouvrage a d'ailleurs le sous titre suivant: «Le palmier croîtra, le corail s'étendra. Mais l'homme périra.» (vieux proverbe de la Polynésie).
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juin 2009
Philippe Bachimon
Professeur à l'Université de Polynésie française