L’islam polaire en Russie : la communauté musulmane à l’épreuve de l’Arctique

Note: ce mois-ci, nous diffusons un texte qui témoigne de la porosité entre les aires culturelles puisqu’il porte sur une zone géographique située en partie en Asie et en partie en Europe. Il concerne une population dont la religion la rattache à la thématique du monde musulman plus souvent abordée en lien avec le Moyen-Orient dans le dispositif institutionnel français. Cet article souligne donc la pluralité des approches d’aires géographiques particulières en ce qu’elles participent de plusieurs prismes d’analyse complémentaires.

Déjà au Xème siècle, le célèbre voyageur Ibn Fadlân, envoyé comme ambassadeur par le calife abbasside al-Muqtadir chez les Bulgares de la Volga (actuel Tatarstan), avait été témoin de l’influence du milieu en zone boréale sur la communauté musulmane naissante de Russie. En effet, comment effectuer les prières du crépuscule et de la nuit lorsque la nuit ne dure qu’un instant, lorsque les nuits blanches d’été requièrent des arrangements? (Référence 1)

Aujourd’hui en Russie, la communauté musulmane (qui représente environ 13% de la population en Russie comprenant les Musulmans de Russie (Tatars, Bachkirs, Caucasiens du Nord, etc.) ainsi que les migrants originaires des anciennes républiques soviétiques musulmanes) s’étend sur des latitudes bien plus polaires encore puisque des villes comme Mourmansk, Novij-Ourengoj, Salekhard, Norilsk, Magadan qui sont toutes situées au-delà du cercle polaire arctique voient se construire des mosquées, des maisons de prières depuis les années 1990. Par ailleurs, le développement du marché halal participe à la fabrication d’une nouvelle culture arctique musulmane et se présente comme une puissante ressource religieuse.

Comment est née cette communauté musulmane en Russie arctique? Comment s’accommode-t-elle de conditions de vie souvent extrêmes?

La fin de l’URSS en décembre 1991 a provoqué des ruptures multiformes et des bouleversements inédits dans les républiques anciennement soviétiques devenues indépendantes qui vont façonner chacune leur identité propre. Les transformations socioéconomiques et politiques ont eu des conséquences majeures sur les migrations des populations originaires d’Asie centrale, du Caucase du Sud (et du Nord). Ces populations pour la plupart musulmanes sunnites hanéfites (Asie centrale), sunnites chaféites (Caucase Nord) et chiites (Azerbaïdjan), mais aussi très imprégnées d’un islam soufisé (Naqchbandiyya, Yassawiyya, Qadiriyya), se sont retrouvées confrontées à l’incapacité des nouveaux Etats de faire face aux immenses défis socio-économiques et aux besoins majeurs d’une jeunesse sans débouchés. Le délitement des filets de sécurité sociale, dont l’Etat soviétique était le garant, a participé à pousser les populations en âge de travailler à partir chercher du travail en Russie (référence 2). Cette ancienne «métropole» constitue alors pour beaucoup une sorte de référent où la langue russe et la compréhension de modes de fonctionnement pérennes permettent une alternative au vide des années 1990. Rappelons qu’en Russie entre 1992 jusqu’en 2013, la croissance démographique est négative, le taux de fécondité très bas et cette situation engendre un besoin de main d’œuvre important surtout dans le contexte de la reprise économique qui a lieu en Russie dans les années 2000 et qui va se traduire entre autres par un véritable boom de la construction. C’est dans cette logique que les migrations de travail de populations musulmanes vont s’accélérer. Ces migrations ne sont pas nouvelles car à l’époque soviétique les mobilités professionnelles existaient déjà, elles étaient organisées dans des cadres précis et selon des trajectoires suivant des politiques d’industrialisation, de construction de grands projets, l’armée, les études, etc.

Après la fin de l’URSS, ces migrations vont prendre une autre forme, elles vont pour beaucoup s’encastrer dans des trajectoires existantes, puis évoluer, se transformer en fonction des contextes, de l’évolution des rapports entre les nationalités dans le paysage économique et politique. Un exemple saillant est l’apparition d’une véritable «aristocratie» économique dans la diaspora azérie qui a su articuler son accès aux diverses ressources (économiques et politiques) et ses liens avec de puissants réseaux locaux. L’exploitation des richesses du sous-sol (hydrocarbures, minerais, etc.) dans les villes très industrialisées de l’Arctique russe s’accélère à partir de 2003 ce qui va créer des emplois en partie investis par les jeunes hommes originaires du Caucase et d’Asie centrale, ayant des formations d’ingénieurs, de mineurs, de géologues, et souvent aussi sans aucune formation (référence 3). L’Arctique russe (2,5 millions d’habitants en 2015) redevient alors un Klondike avec un effet attractif important. Les villes de l’Arctique russes sont les villes les plus peuplées de l’Arctique mondial: Mourmansk compte 305000 habitants, Norilsk 176000, Novij Ourengoj 116000 habitants. Les villes arctiques ont été pour la plupart développées autour des richesses du sous-sol dont l’extraction et la mise en valeur sont tristement associées au goulag dont la fonction économique n’est plus à démontrer (référence 4). La présence de populations musulmanes de plus en plus nombreuses et visibles (la proportion de Musulmans est estimée entre 5% et jusqu’à plus de 20% de la population dans les villes industrielles arctiques) va se concrétiser par la revitalisation du religieux dans l’espace public du Nord. Les mosquées se construisent, des imams de différentes nationalités (ouzbèque, tadjique, kirghize, daghestanaise, etc.) sont nommés par les autorités religieuses. Souvent ce sont d’anciens migrants qui ont acquis la citoyenneté russe et surtout une légitimité sociale et religieuse (soit à travers une formation acquise dans une université islamique en Russie ou ailleurs, soit par le biais d’une attestation d’une Direction spirituelle). Il faut rappeler ici que les autorités spirituelles sont très divisées en Russie: il y a trois directions spirituelles et plus de 80 sous-directions, des centaines d’associations). Ces autorités sont en concurrence pour le contrôle des communautés locales, régionales de croyants dans un contexte islamique et politique complexe. Dans cette logique concurrentielle, l’idée de former une Oumma arctique a été évoquée dans la région de Yamal, détentrice d’une part conséquente des ressources en hydrocarbures et où la proportion de migrants musulmans est forte.


Photographie François Jacob, ville de Norilsk, ville du nickel, 1 mai 2017

Dans les villes industrielles de Russie arctique, souvent créées dans les années 1930 dans le cadre de l’exploitation des richesses par les prisonniers du Goulag, le climat est hostile, la nature autour également. Le besoin de spiritualité répond à ces conditions de vie, à l’isolement de ces villes situées en dehors du «continent» (materik), au milieu de nulle part, isolées durant de longs mois l’hiver, et dans lesquelles le travail s’organise autour de l’extraction très polluante des minerais (cuivre, charbon, nickel, palladium, etc.) à Norilsk, Vorkuta, dans la péninsule de Yamale, et des hydrocarbures, des emplois dans les usines de poissons, les conserveries, de différents types de services (dans les ports comme à Mourmansk et Doudinka par exemple).


Photographie Sophie Hohmann, 20 juillet 2018, Mosquée de la ville de Salekhard, district autonome de Yamalo-nenets


Photographie Vitas Beneta, 31 octobre 2018, usine de cuivre de Norilsk, Hauts fourneaux, pause durant l’opération de fonte en fusion

L’islam s’adapte à un environnement polaire à travers notamment la construction des mosquées sur pilotis, avec des architectures souvent faites pour résister à l’érosion causée par les tempêtes de blizzard (purga), et par les froids à moins 50 degrés, parfois plus, qui durent au moins la moitié de l’année. La mosquée de la ville de Norilsk est ainsi la plus polaire au monde, elle déploie un minaret octogonal qui a la faculté de résister aux vents violents. Ces mosquées sont financées la plupart du temps par des entrepreneurs islamiques locaux d’origine tatare, la communauté des croyants participe par la sadaka (charité) à une part du financement. La pratique des musulmans doit elle aussi s’adapter aux nuits et jours polaires, les tensions autour de la question déjà évoquée des prières du crépuscule et de la nuit à cumuler ou non en fonction des théologiens et des écoles de droit musulman restent vivaces. Néanmoins, des solutions sont proposées par les directions spirituelles de s’aligner sur les horaires de la région de Moscou, ou de Tioumen, ou encore de La Mecque…Va-t-on vers la création d’une Oumma arctique (communauté musulmane)en Russie? Cette mention est souvent faite par les associations et sous-directions spirituelles dans les régions arctiques russes cherchant à se consolider autour d’une identité propre. Les migrants originaires d’Asie centrale se réislamisent en Russie et re-construisent leur masculinité dans ce processus de religiosité de plus en plus important et complexe, surtout dans les villes isolées où les vulnérabilités sont exacerbées et servent d’autres desseins.


Photographie Sophie Hohmann, Mosquée Nurd Kamal, Norilsk, 12 juillet 2015

L’Arctique russe: renouveau d’un front pionnier dans les imaginaires locaux?

Le contexte arctique crée des conditions particulières qui ont une influence sur la pratique religieuse. L’isolement et le caractère hautement industriel de ces villes arctiques souvent militarisées, situées en zone stratégique (pogran zona), dernière frontière avant l’Océan, contribuent à accentuer certaines caractéristiques qui façonnent le paysage social dans lequel vivent les musulmans. Les identités se retrouvent en concurrence entre les populations slaves présentes depuis longtemps (Russes, Ukrainiens, Biélorusses), les peuples autochtones animistes même si plutôt minoritaires dans les villes polaires, et les migrants issus des républiques d’Asie centrale et du Caucase du Sud. Cette étude de cas régionale portant sur le développement de l'islam dans un environnement extrême et atypique montre aussi de quelle façon la crise des idéaux post-soviétiques a engendré une sorte de «ré-enchantement» par le religieux à travers un besoin de croire (référence 5) et tout un univers de significations.

Sophie Hohmann
Docteure en sciences sociales (EHESS, Paris), est enseignante au Département Eurasie de l’INALCO, Paris. Depuis 20 ans ses recherches sociologiques portent sur les vulnérabilités sociales et les systèmes d’arrangements. Plus récemment sur les migrations des Suds post-soviétiques (Asie centrale et Caucase) vers la Russie et en particulier les villes industrielles de l’Arctique. Elle étudie les trajectoires socio-historiques des migrants pour mieux questionner leurs stratégies individuelles et collectives, l’évolution des réseaux et le rapport des communautés à l’islam dans les villes de l’Arctique russe. Elle a codirigé un ouvrage Development in Central Asia and the Caucasus, Migration, Democratisation and Inequality in the Post-soviet area (2014) ainsi qu’un numéro spécial des Cahiers d’Asie centrale Santé et migration en Asie centrale (2018).

Mots clés: Arctique russe, Asie centrale, islam polaire, villes industrielles, identités urbaines, migrations économiques

Référence 1: Ibn Fadlân, Voyage chez les Bulgares de la Volga, Beyrouth, Les éditions de la Méditerranée, 1981, pp. 39-41

Référence 2 : Marlene Laruelle, Sophie Hohmann, and Alexandra Burtseva, Trajectory of a City: Murmansk and its Transforming Diversity,” in New Mobilities and Social Changes in Russia's Arctic Regions, ed. Marlene Laruelle (London: Routledge, 2016), 158-175.

Référence 3 : Sophie Hohmann, “Arctic labour migration, vulnerability, and social change in the South Caucasus: The case of Azerbaijanis in the polar cities of Murmansk and Norilsk”, in Oksanian K., & Averre D. (Ed.), Security, Society and the State in the Caucasus, London, Routledge, 2018, pp. 120-144.

Référence 4: Nicolas Werth, « Déplacés spéciaux » et « colons de travail » dans la société stalinienne, Vingtième Siècle, n°54, avril-juin 1997. Dossier : Sur les camps de concentration du 20e siècle. pp. 34-50.

Référence 5 : Danièle Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993.

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Affiche de propagande chinoise représentant
Roger Williames
Professor of history, University of Paris 3 - Sorbonne nouvelle